L'Identité Musicale Irlandaise

Conclusion

 

 
 “ Il n’y a pas lieu de s’incliner devant les anciens à cause de leur antiquité, c’est nous plutôt qui devons être appelés les Anciens . Le monde est plus vieux maintenant qu’autrefois et nous avons une plus grande expérience des choses. ”Descartes  

Au terme de notre parcours historique et culturel, nul ne pourra plus réduire la musique irlandaise à sa présence dans les pubs, bien que cette vision touristique, quoique réductrice, résume adéquatement le chemin parcouru : de son caractère sacré ou récréatif originel, la musique s’est faite produit de divertissement puis de consommation, tout d’abord en Irlande puis à l’extérieur du pays. Et si certains esprits parfois chagrins n’y voient que perte de l’âme, nul ne pourra nier que, sans cette adaptation, elle aurait disparu corps et biens avec bon nombre de ses consoeurs européennes. La musique en Irlande est donc en passe de réussir un véritable tour de force : offrir au monde une parcelle de sa culture tout en conservant une fonction au sein de sa société. Cette dualité est d’autant plus pertinente que, dans le même temps, cette offrande est réintégrée par l’Irlande comme validation de son identité par la communauté internationale.L’analyse des différentes valeurs de la musique traditionnelle irlandaise, de ses fonctions et de sa propagation, de son évolution et de ses querelles intestines, nous a ainsi révélé une culture particulièrement riche mais, également, une société en proie à la grande crainte du XXe siècle : l’anéantissement des cultures dépourvues d’accès aux grands médias internationaux, et la réduction d’une mosaïque mondiale à une pensée culturelle unique ; ou bien encore, pour parler en termes contemporains, à un “ culturellement correct ” fatal.

Une globalisation de la culture ?

 En effet, si la mondialisation de l’économie se dessine dès la généralisation des échanges réguliers entre peuples, l’apparition plus récente d’un droit international et son influence sur les modes de pensée de chaque pays pourrait, dans une certaine mesure, laisser planer la menace d’une uniformisation de la culture et d’une mondialisation de l'identité : “ que faire concrètement contre le développement d’une culture universelle qui n’est l’expression que d’une seule force ? Voilà la question[1].C’est ce que pressentait dès 1964 le canadien Marshall McLuhan en présentant ses théories sur l’effet des mass-médias[2], bien que sa vision ait largement occulté le caractère éminemment occidental de cette influence sur l’ensemble de la planète. Le développement des médias au cours du XXe siècle nous est néanmoins apparu évident au cours de cette étude, présageant pour certains de la disparition des cultures minoritaires, moins aptes à résister à l’omniprésence de quelques pays en position dominante.Parallèlement, l’essor d’une culture urbaine révèle un grand nombre de problèmes communs à tous les pays, y compris ceux en voie de développement. Il n’est sans doute pas fortuit que les gouvernements concernés se penchent depuis quelques décennies sur les similitudes existant entre leurs mégalopoles respectives au travers de grands “ Sommets des Villes ” où ils tentent de mettre en commun leurs recherches et leurs solutions[3].Si le scénario évoqué par les esprits les plus négatifs se réalisait effectivement, nous assisterions à une colonisation économique puis intellectuelle, se substituant à la colonisation armée si chère aux pays ‘civilisés’ depuis le XVIe siècle. Mais la domination d’une culture sur les autres ne manquerait pas de briser l’équilibre entre les peuples, leur niant tout droit à la différence, donc à l’identité.L’homme restant le produit de la nature, malgré tous ses efforts pour la dominer, il semble que ce scénario alarmiste ne soit que pure conjecture, l’homme créant toujours par nécessité une différence culturelle propre à lui indiquer sa place dans l’univers : “ tout mouvement d’uniformisation s’accompagne d’un mouvement égal de différenciation ” [4].Cela n’exclut certes pas le danger réel représenté par la volonté de domination économique d’un seul groupe sur la culture mondiale, en raison de sa domination médiatique, mais il est fondamentalement dans la nature humaine de produire de la différence culturelle : si le nombre de phrases réalisables à partir des vingt-six lettres de l’alphabet est quasi illimité, pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’ensemble des phénomènes culturels du monde ?Il n’y a pas, il ne peut y avoir, une civilisation mondiale au sens absolu que l’on donne souvent à ce terme, puisque la civilisation implique la coexistence de cultures offrant entre elles le maximum de diversité, et consiste même en cette coexistence. La civilisation mondiale ne saurait être autre chose que la coalition, à l’échelle mondiale, de cultures préservant chacune son originalité.[5]Le problème se pose bien entendu dans les mêmes termes en ce qui concerne des petits pays comme l’Irlande. A cette échelle, la solution idéale pourrait alors résider dans le développement d’une biculture, comparable au bilinguisme, l’une servant à rassembler la communauté, l’autre permettant l’ouverture vers le reste du monde. Si l’Irlande ne semble guère sur la voie de la réussite sur le plan linguistique, elle peut en revanche offrir un exemple concret et vivant sur les plans musicaux et sportifs. Les Irlandais ne voient en effet aucune contradiction à aimer conjointement le football gaélique et le rugby ou le football association, sports autrefois considérés comme ‘étrangers’. Il en est simplement de même pour la musique, ainsi que pour toute autre donnée culturelle[6]. Certains musiciens irlandais connus ont intégré cette double dimension et se réapproprient à leur manière diverses musiques : chinoise ou country & western pour les Chieftains ; gospel, classique, rock ou yiddish pour De Dannan, bulgare pour Planxty, cajun ou portugaise pour Sharon Shannon, etc.

Spécificité irlandaise

 La musique traditionnelle tient en Irlande, comme nous espérons l’avoir démontré, une place beaucoup plus importante que dans la majorité des pays du monde. Nous avons également pris conscience de l’accélération du processus de diffusion des informations sur l’ensemble de la planète. C’est en grande partie grâce à ce développement que la musique traditionnelle irlandaise a pu survivre, se frayant un chemin jusqu’aux Etats-Unis avant de revenir, triomphante, en Irlande. Certes, un certain nombre de traits autrefois caractéristiques semblent se faire plus discrets aujourd’hui, sans que leur disparition puisse être considérée comme une certitude, puisqu’ils pourraient réapparaître à la faveur d’une nouvelle mode, comme cela se produit depuis des siècles.Pourtant, cette évolution et cette intégration des valeurs du XXe siècle traduit une crise profonde de la société, discernable tant à l’échelle mondiale qu’à l’échelle irlandaise. L’occident, après avoir sanctifié le progrès et l’avenir, se tourne aujourd’hui vers le seul horizon disponible, le passé et sa cohorte imaginaire. En remettant en cause le concept trop angoissant de progrès, les citoyens du monde occidental n’ont plus d’yeux que pour les certitudes et l’apparente stabilité d’une certaine idée de la tradition, alors considérée comme immuable. Ce terme de ‘tradition’ se trouve alors contraint de désigner, non plus un processus, mais un produit, négligeant ainsi l’une des deux faces de tout fait culturel. Ce rejet de la notion de processus est pourtant foncièrement incompatible avec le concept de présent, équilibre nécessaire entre nos connaissances et nos aspirations : considérer la tradition uniquement comme un produit, c’est se refuser tout droit à l’identité, car se nier le droit d’évoluer, c’est se condamner à disparaître.En Irlande, cette recherche du passé traduit, plus encore qu’ailleurs, une quête identitaire où la musique semble jouer les figures de proue. L’identité contemporaine, irlandaise ou non, ne pouvant se défaire de la forte influence de l’urbanisation, la musique trouve son équilibre présent dans une adaptation urbaine d’une musique rurale, et le résultat semble fonctionner à merveille en Irlande. Cette extraordinaire évolution, et les nombreuses discordes qui en découlent en Irlande, témoignent ainsi conjointement des bouleversements sociaux actuellement à l’oeuvre, et de la rapidité d’évolution de la société irlandaise. Une page sera bientôt tournée, et la musique traditionnelle irlandaise aura vraisemblablement joué un grand rôle dans ce processus.Ces conflits internes, portant en apparence sur la musique traditionnelle irlandaise, pourraient paraître regrettables dans un pays si jeune. Ils sont néanmoins révélateurs du bouillonnement intense que connaît la société irlandaise à l’heure actuelle. Il est en effet essentiel de considérer ces affrontements comme autant de témoins des évolutions culturelles absolument nécessaires à la survie du groupe. Et les exemples de controverses ne manquent pas au sein des mondes musicaux irlandais, bretons ou écossais, pour ne considérer que cette famille musicale. Que l’on songe seulement à la révolution que représentèrent en leur temps les Chieftains et Alan Stivell ; que l’on rapproche un instant ces exemples passés aux évolutions proposées aujourd’hui par Davy Spillane en Irlande, par Ar Re Yaouank en Bretagne ou par Martyn Bennett en Ecosse, et l’on comprendra mieux ce que signifie le terme d’évolution. On l’aura compris, les affrontements et désaccords entre “ anciens ” et “ modernes ”, “ puristes ” et “ innovateurs ” au sein du monde de la musique traditionnelle irlandaise sont la meilleure preuve de sa vitalité. Dans ces conditions, tenter d’apporter une conclusion à un sujet aussi mouvant et vigoureux que la tradition serait une ineptie ; nous nous contenterons donc, sur ce plan, de constater que les révolutionnaires d’aujourd’hui seront toujours les conservateurs de demain, ce qui, après tout, n’est pas une mauvaise définition d’une société et de ses inéluctables évolutions. La musique représentant l’un des reflets fidèles de cette société irlandaise, elle nous permettra de conclure cette étude sur les points les plus récents de sa métamorphose.

Une nouvelle psyché irlandaise

 Une étude plus complète de la musique irlandaise pourrait sans doute approfondir les aspects musicologiques, psychologiques ou linguistiques que nous avons en grande partie écartés, mais les nombreuses données nouvelles sur la société irlandaise qui ressortent de notre étude démontrent l’intérêt de l’étude du fait musical. Nous nous sommes, pour notre part, limité aux seules démarches culturelles, sociologiques et économiques, au travers desquelles nous avons souhaité entrevoir l’évolution de l’identité irlandaise.

- Economique.

 La musique traditionnelle irlandaise présente, en résumé, deux facettes : une musique à usage interne, c’est-à-dire dotée de fonctions en usage dans la société irlandaise (sessions, soirées de danses, etc.) et une autre, à usage externe, c’est-à-dire exportable, et dont la fonction apparaît à certains comme essentiellement commerciale.Pourtant, l’intérêt économique de la musique traditionnelle irlandaise n’est pas, comme nous l’avons vu, un phénomène récent : les maisons de disques américaines s’en préoccupaient déjà au début du siècle. Aujourd’hui la multiplication des labels discographique créés par des Irlandais atteste de l’intérêt de ce secteur sur le plan économique. Le tourisme est une autre activité liant les deux visages de la culture, car nombre de festivals ont pour objectif essentiel la survie économique d’une région, le plus souvent rurale, et de ses habitants.L’un des grands phénomènes des dernières décennies réside donc dans une commercialisation massive des musiques traditionnelles, dotant celles-ci de propriétaires (ou d’auteurs au sens économique du terme), faisant de telle ou telle musique le bien d’un seul individu. Cette contradiction flagrante ne manque pas de provoquer de virulentes critiques :Un certain nombre de commentateurs qui aiment parler de ce qu’ils appellent le ‘mouvement traditionnel’ ont inventé toute une série de clichés qui abusent de la musique ; elle doit ‘aller quelque part’ ; doit ‘être adaptée aux années quatre-vingt’ ; ‘se développer’. (...) Ce qu’ils demandent en réalité c’est que la musique traditionnelle s’adapte au marché. ‘Développement’ et tradition sont bien entendu antinomiques.[7]Mais la commercialisation de cette musique, quoi que l’on puisse en penser par ailleurs, ne participe-t-elle pas d’une adaptation au milieu ? Car si le ‘développement’ de la musique traditionnelle peut effectivement signifier qu’un but lui est artificiellement fixé, le terme ‘d’adaptation’, en revanche, ne démontrera pas autre chose que sa vitalité. Ici encore, la musique irlandaise s’est adaptée à de nouvelles conditions, alliant une valeur externe dont le monde entier est dépositaire, à une valeur propre et interne à la société irlandaise.Ce conflit portant sur la valeur commerciale de la musique traditionnelle n’est pas un fait interne à la société irlandaise, mais le résultat de son ouverture sur l’extérieur : c’est donc la preuve, mais également la conséquence de l’ouverture de l’Irlande sur le reste du monde depuis les années soixante. Il provient à n’en pas douter de la formidable notoriété de la musique traditionnelle irlandaise et de sa commercialisation. Certains Irlandais voyant leur musique franchir les frontières du pays peuvent parfois se sentir dépossédés d’une richesse culturelle qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. C’est également ce que durent ressentir certains musiciens de blues, de jazz ou de flamenco par le passé (bien que les médias de l’époque n’aient sans doute pas autant qu’aujourd’hui renvoyé l’image de ce succès à la source). C’est peut-être ce que ressentent aujourd’hui certains musiciens de New York, devant la réappropriation de leur rap par un grand nombre de jeunes citadins dans le monde, de Marseille à Moscou. Lorsque la musique issue d’une culture sort de son univers, elle n’est plus la propriété psychologique de la communauté qui l’a créée[8].Jusqu’à une période récente, les évolutions proposées par les jeunes générations restaient limitées au cadre irlandais et toutes les altérations étaient dotées d’un sens interne : le concept de groupe musical et l’électricité étaient déjà bien intégrés dans la société irlandaise des années soixante. Aujourd’hui partiellement privée de son cadre, la musique irlandaise est en proie à une crise due à sa propagation sur toute la surface du globe et à son absorption par de nombreuses cultures extérieures. Elle n’y est, bien sûr, plus du tout dotée du même sens. Mais il conviendra peut-être d’accepter bientôt que les musiques dites celtiques, et parmi elles la musique irlandaise, sont en passe de s’intégrer au patrimoine culturel international.Il serait alors regrettable que les Irlandais, Bretons, Ecossais ou Gallois s’attribuent la propriété exclusive des termes ‘musiques celtiques’, imitant en cela les musiciens classiques qui ont une fâcheuse tendance à s’approprier le terme de ‘musique’, comme en attestent les très nombreux ouvrages intitulés “ Histoire de la Musique ” ou “ Encyclopédie de la Musique ” et qui traitent en réalité exclusivement de la musique savante occidentale.La production musicale irlandaise, s’équilibrant entre une fonction interne et une fonction externe, exprime ainsi l’essence même de la tradition, alliant une force centrifuge à une force centripète ou, pour mieux dire, une tradition de conservation à une tradition d’intégration. Cette dualité nous apparaît ainsi parfaitement représentative d’une identité musicale irlandaise réussie et exemplaire.

- Socio-culturelle

 Le concept d’identité culturelle est souvent associé à l’image d’un nationalisme exacerbé : une telle vision témoigne en réalité de la même opposition erronée entre tradition et modernité. Rechercher son identité ne signifie pas être en quête d’une pureté originelle, pas plus que vivre la tradition ne signifie vivre au passé et dans le passé. L’identité sait également s’accommoder de bouleversements qu’elle accepte et qu’elle accompagne. L’affirmation de l’identité culturelle d’un pays est une nécessité, tout comme la définition d’une identité individuelle est un facteur indispensable contribuant à l’insertion dans un groupe social.Ainsi, nul ne pourrait imaginer comprendre l’Irlande sans comprendre sa musique, qu’elle soit traditionnelle, classique, rock, jazz ou de toute autre forme. Concurremment à d’autres formes d’expressions culturelles, celles-ci définissent le groupe, lui offrent un sentiment identitaire, permettent à des pays comme l’Irlande d’entrer dans le monde des nations et des cultures et d’y tenir leur place en pleine conscience de leur existence et de leur valeur.Les Irlandais, et l’idée n’a rien d’original, souffrirent longtemps d’un complexe d’infériorité culturelle vis-à-vis des “ grandes nations ” que furent l’Angleterre, la France, etc. Victimes d’un retard économique indéniable, considérant la langue irlandaise comme anachronique, il leur fallut attendre le grand renouveau littéraire de la fin du XIXe siècle pour se sentir enfin admis dans le concert culturel européen. Aujourd’hui, ce concert est devenu mondial, la musique a rejoint la littérature et, dans le coeur des Irlandais de cette fin de XXe siècle, les Disques d’Or valent tous les Prix Nobels. L’Histoire de la musique traditionnelle irlandaise nous a d’ailleurs enseigné que, dans le cas de la musique comme dans celui de la littérature, il fallut surmonter, outre l’obstacle d’un oubli et d’une déconsidération, celui de l’utilisation à des fins idéologiques : “ avant qu’un mouvement littéraire ne se développe au sens strictement littéraire du terme, les écrivains irlandais durent débarrasser la littérature de ses impuretés politiques[9].L’affirmation de l’identité irlandaise est donc, de ce point de vue, une double victoire et témoigne également d’une attitude nouvelle à l'égard du passé, fruit de l’expérience acquise au cours de quelques décennies d’indépendance. Trois attitudes distinctes peuvent ainsi être discernées. Une première tendance, essentiellement occidentale mais très peu présente en Irlande, rejette le passé de manière globale, considérant tout regard en arrière comme stérile. A l’inverse, une seconde attitude, fortement ancrée en Irlande depuis le renouveau gaélique du siècle dernier, tend à accorder au passé une valeur quasi religieuse, figeant le pays dans un respect démesuré pour les ancêtres. La troisième tendance, à l’oeuvre en Irlande depuis les années soixante et globalement désignée sous le terme de ‘révisionnisme irlandais’, tente d’établir un équilibre entre ces deux extrêmes.On l’aura compris, cette dernière conception tend actuellement à effacer progressivement la seconde, qui fut pourtant un passage obligé durant lequel l’Irlande put prendre conscience de son existence propre, établissant son identité essentiellement en antithèse de celle de l’Angleterre[10].Mais le principal enseignement que l’on pourra tirer de l’évolution de la musique traditionnelle irlandaise tient aux divisions face à sa commercialisation, reflet d’une fragmentation de la société irlandaise se prenant à douter de son unité réelle. Une certaine frange de la société irlandaise continue de se rêver une identité unique et indivisible. L’accession, somme toute récente, à l’indépendance la pousse à considérer comme essentielle à sa survie la préservation d’une attitude unie face à un pays voisin encore trop présent dans son esprit et dans son économie. Mais, comme celle de toutes les autres nations, son identité est multiple, et les nombreuses acceptions des termes “ musique traditionnelle irlandaise ” en fournissent, entre autres, la preuve. Les affrontements entre partisans des différents camps en matière de musique irlandaise ne se conçoivent que si l’on accepte la valeur polysémique des termes ‘musique traditionnelle irlandaise’. Il n’y a donc pas d’identité musicale unique, de même qu’il n’y a pas d’identité culturelle unique en Irlande.Nous avions pressenti dans notre introduction les multiples implications sociales, culturelles, politiques ou économiques de la musique traditionnelle en Irlande. Elle nous est apparue tout au long de ces pages comme l’un des éléments les plus évidents du bouillonnement culturel que connaît actuellement l’Irlande, puisant sa force dans des racines profondes, mais en quête permanente de nouveaux horizons : pour les irlandais eux-mêmes bien entendu, mais également pour les étrangers (touristes, acteurs politiques ou économiques). Et cette reconnaissance mondiale constitue un véritable miroir enfin tendu à une nation jeune en quête d’identité.En effet, nous avons constaté que les concepts de tradition et de modernité pouvaient se rejoindre, de même que se rejoignent le passé et le futur en un point médian appelé présent. L’équilibre parfait se trouve de fait dans ce juste milieu, instant fugace et fugitif par excellence. L’Irlande, dans sa recherche d’identité à su trouver dans sa musique traditionnelle l’une des meilleures expressions de cet équilibre, et celle-ci apparaît donc naturellement comme l’un des éléments les plus pertinents et les plus révélateurs de l’identité irlandaise contemporaine, l’affirmant sans revendication excessive aux yeux du monde, de la manière la plus complète qui soit grâce à ses multiples implications sociales, culturelles, économiques et politiques.Considéré il y a peu de temps encore comme conservateur, voire arriéré, ce pays se transforme à l’heure actuelle de façon stupéfiante. Les mentalités y évoluent et les lois y changent. Le développement phénoménal de la musique irlandaise depuis les années soixante-dix peut être considéré comme le signe avant-coureur de ce phénomène qui ne fera que s’amplifier, et Il ne serait pas si étonnant que ce pays jeune et méconnu trace une voie inédite et fasse figure d’exemple pour les autres pays occidentaux au cours des décennies à venir.
[1] Michel SERRES, interview, Le Courrier de l’Unesco, op. cit., décembre 1993, p. 7.[2] Voir Marshal McLUHAN, Pour comprendre les média, op. cit., 1968, 409 p.[3] Le premier d’entre eux s’est déroulé à Vancouver en 1976, le plus récent à Istanbul en 1996.[4] Selim ABOU, L’Identité Culturelle, op. cit., 1986, p. 39.[5] Claude LEVI-STRAUSS, Race et Histoire, Denoël, 1987 (1ère éd. 1952), p. 77.[6] Reprocherait-on à un Français d’apprécier autant les Spaghettis Bolognaise que le Boeuf Bourguignon ?[7] “ A lot of commentators who like to talk about what they call the ‘traditional movement’ have invented a whole set of clichés that make demands on the music ; it has to be ‘going somewhere’ ; be ‘relevant to the eighties’ ; ‘develop’. (...) What they’re effectively asking is that traditional music adapt itself to the market place. ‘Development’ and tradition are of course paradoxical ”. Julian VIGNOLES, “ What is Irish Popular Music ”, The Crane Bag - Media & Popular Culture, Vol. 8, N° 2, 1984, p. 71.[8] A titre d’exemple, Larry Sanger, sur son excellent site Internet consacré aux styles de fiddle du Donegal (http://www.geocities.com/Athens/6464/), explique : “ Je ne suis pas très bien placé pour parler au nom des fiddlers du Donegal, puisque j’habite à Anchorage, dans l’Alaska, et que je n’ai à priori pas la moindre goutte de sang irlandais dans mes veines ; je ne joue du fiddle que depuis l’été 1995, et je ne suis jamais allé dans le Donegal ! Alors pourquoi donc vouloir apprendre le style du Donegal ? Parce que je le préfère à tous les styles que je connais, c’est tout. (...) ” [I am not very well qualified to speak for Donegal fiddlers, living in Anchorage, Alaska as I do, and possibly not having a single drop of Irish blood in my veins -- and having played fiddle only since summer, 1995 -- and never even having been to Donegal! So why on Earth am I trying to learn Donegal fiddling? Because I like it better than any other kind of fiddling I've heard, that's why. (...)][9] Seán O'FAOLAIN, Les Irlandais, op. cit., 1994 (1ère éd. 1947, Pelican), pp. 133-134.[10] L’exemple le plus frappant de ce point de vue est bien évidemment l’officielle neutralité irlandaise durant la guerre. Le jeune Etat Libre d’Irlande apprit tout d’abord à dire non pour s’affirmer, fournissant des efforts conscients pour faire le contraire de ce que faisait la Grande-Bretagne, tout en reproduisant inconsciemment le même fonctionnement social par ailleurs : certains ne manqueraient pas de voir là l’archétype d’une relation parent-enfant.
 

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