Le XXe siècle : divers

 

Nous finirons ce tour d'horizon des instruments utilisés en Irlande de nos jours par l'étude de quelques instruments généralement moins directement associés à la musique traditionnelle irlandaise.
 
 

Depuis le début du XXe siècle, il est communément fait usage du piano en musique traditionnelle irlandaise, le plus souvent en accompagnement rythmique. S'il est particulièrement utilisé par les Céilí Bands depuis les années dix-neuf cent vingt, il semble que ce soit les joueurs de fiddle qui, à l'origine, souhaitèrent se voir accompagner ainsi sur les premiers enregistrements effectués aux Etats-Unis, bien que dans de nombreux cas leur avis ait été de peu d'importance. On en retrouvera de ce fait la trace sur les 78 tours de Michael Coleman, de James Morrison ou de Paddy Killoran dans les années mille neuf cent vingt. Le mode d'accompagnement proprement dit était généralement peu original et principalement fondé sur le 'pumping style' (on dit d'ailleurs en français d'un musicien de bar qu'il 'fait la pompe'). Les critiques à l'égard du piano sont depuis quelques décennies fort virulentes, à la suite de Seán Ó Riada qui expliquait dès le début des années soixante que l'utilisation du piano était

(...) une balafre, une plaie sur le visage de la musique irlandaise, qui révèle l'ignorance de ceux qui l'autorisent ou l'encouragent. Il est aisé de comprendre pourquoi. Il est évident que nous souffrons dans ce pays d'un complexe national d'infériorité. Nous avons élaboré, pour nous en débarrasser, un certain nombre de procédés qui sont censés faire croire aux autres que nous sommes meilleurs que nous le sommes en réalité - mais nous ne trompons que nous-mêmes. Le piano est l'un de ces 'trucs'. C'est devenu un symbole de respectabilité. La maison qui en possède un toise celle qui n'en a pas, même si personne n'en joue jamais.note1
Le reste du paragraphe est de la même virulence que ce passage.

Il apparaît ainsi très clairement que l'intérêt premier du piano n'est pas musical, mais bel et bien social ; instrument éminemment bourgeois, il confère à la musique une certaine respectabilité et pallie ce fameux complexe d'infériorité dont souffrent les Irlandais au dire de tous les sociologues. A l'image de la harpe, le piano, instrument de salon lourd et difficilement déplaçable, avait acquis un caractère aristocratique qui faisait alors défaut à la musique traditionnelle irlandaise après la disparition définitive des harpeurs de cour : en l'introduisant, les musiciens du début du siècle cherchaient sans doute inconsciemment à remplacer la harpe et à redorer le blason bien terni d'une musique pluriséculaire aux origines en partie aristocratiques.

Depuis quelques années, un nouveau style de jeu est apparu qui fait une plus grande place à la légèreté et à la simplicité d'accompagnement ; Charlie Lennon en est l'un de premiers exemples, bien qu'il soit à l'origine un fiddler émérite, ce qui n'est pas étranger à ce renouveau stylistique plus respectueux du jeu de l'instrumentiste. En outre, des musiciens particulièrement doués utilisent également le piano comme instrument soliste, le plus célèbre d'entre eux étant l'un des successeurs de Seán Ó Riada à l'université de Cork, Mícheál Ó Súilleabháin, aujourd'hui responsable du département de musique de l'Université de Limerick.
 
 

Mais Seán Ó Riada ne se contenta pas de déplorer l'usage du piano, il proposa et préconisa au sein de son groupe Ceoltóirí Chualann l'utilisation du clavecin, expliquant que sa sonorité métallique rappelait celle de la harpe bardique. A vrai dire, cette innovation ne rencontra pas un grand succès, mais il détestait tant la harpe à cordes en boyau qu'il préféra utiliser le clavecin (dont il savait jouer), en l'absence provisoire de harpe à cordes métalliques. Cette décision fut l'une des plus controversées qu'il ait eu à prendre, bien qu'il ait pris soin de ne pas tenter d'imiter le son de ces dernières au clavecin.

Il utilisait le clavecin en grande partie comme un piano, avec de larges accords et une fréquente utilisation des modulations (...). La couleur duale de l'instrument convient parfaitement à la musique traditionnelle, mais c'est un son nouveau, un nouvel instrument traditionnel à part entière, et il ne peut réellement être considéré comme une alternative à la harpe.note2
C'est à Seán Ó Riada que revenait le rôle de claveciniste dans son groupe expérimental Ceoltóirí Chualann dans les années soixante, et le disque " O'Riada's Farewell "note3, entièrement joué au clavecin et publié peu après sa mort, est une illustration d'un style qu'il souhaitait sans doute voir développé. Force sera pourtant de constater qu'il n'a guère été suivi, si ce n'est par Tríona Ní Dhomhnaill (ex-Skara Brae, Bothy Band et Relativity) qui utilise plus précisément un cousin du clavecin, l'épinette, ainsi que quelques claviers électroniques et synthétiseurs pouvant simuler ce son métallique. Mícheál Ó Súilleabháin fit également quelques recherches dans ces directions, mais utilise le clavecin de façon moins constante.
 
 
 
 

La Guitare dite 'folk' (c'est-à-dire à cordes en métal) fit son entrée en force dans le monde de la musique traditionnelle dans les années dix-neuf cent soixante et doit sans doute beaucoup à l'influence de musiciens tels que Bob Dylan, et donc en dernier ressort à Woody Guthrie, à Hughie Leadbelly et aux musiciens itinérants des Etats-Unis. Plus épaisse que la guitare classique, elle se distingue également par des cordes en acier et un manche moins large. Les guitares de ce type forment cependant plusieurs catégories qu'il ne nous appartiendra pas ici de détailler. Nous nous intéresserons en revanche aux différentes manières d'utiliser la guitare à cordes métalliques. Sous l'influence des musiciens de jazz, elle fut tout d'abord employée comme instrument rythmique : on sait que l'influence de Django Reinhardt et de son Hot Club de France (1934-1939), puis celle de Charlie Christian au sein du Benny Goodman Orchestra (1939-1940), furent prépondérantes, même si la discographie n'apparaît guère riche en matière de guitare rythmique. Mais peu de gens savent que la première utilisation connue de guitare en musique traditionnelle irlandaise figure sur les enregistrements de Michael Coleman datant de novembre 1934 et sont le fait d'un certain Michael 'Whitey' Andrewsnote4. Ce choix, effectué par Michael Coleman lui-même, ne fut cependant guère suivi dans le monde de la musique traditionnelle irlandaise où le piano semblait sans doute plus approprié.

Suivant l'exemple des autres instruments, la guitare a récemment trouvé une nouvelle utilisation comme instrument soliste en musique irlandaise sous l'influence d'excellents musiciens tels que Paul Brady ou Arty McGlynn en Irlande, Dan Ar Braz en Bretagne, Don Baker et David Evans aux Etats-Unis, et quelques autres ; elle reste cependant globalement absente des compétitions solo du Comhaltas Ceoltóirí Éireann, essentiellement en raison d'une interdiction l'ayant longtemps éloignée des cercles 'officiels' de la musique traditionnelle en Irlande ; on la rencontrera toujours dans les soirées entre amis et autres sessions.

Généralement accordée comme la guitare classique en Mi-La-Ré-Sol-Si-Mi, on trouve de plus en plus souvent des musiciens utilisant un accord issu des milieux folk-rock des années soixante-dix, le Ré-La-Ré-Sol-La-Ré, généralement appelé DADGAD, du nom des notes de musique en Anglais. Son avantage est essentiellement de fournir un bourdon qui convient particulièrement bien à la musique irlandaise, ainsi qu'à d'autres musiques traditionnelles.

Enfin, si la guitare classique (à cordes en nylon) ne s'est pas implantée en musique traditionnelle irlandaise, nous ne pouvons passer sous silence l'irlando-australien Steve Cooney qui en fait une utilisation rythmique prodigieuse en accompagnement de l'accordéoniste Phil Begley, dans leur village de Dingle.
 
 

Le Banjo est un instrument d'origine africaine qui fit son apparition au XVIIe siècle dans le Nouveau Monde sous le terme de banza, puis banjar (ou banjer) et y devint populaire à partir de 1840. Cette popularité ne cessa de croître et devint considérable vers 1890, date à partir de laquelle nous savons que les musiciens irlandais aux Etats-Unis étaient nombreux. Par la suite, ce banjo comportant cinq cordes (c'est-à-dire le banjo en Sol des Appalaches) fut supplanté par le banjo ténor à quatre cordes, au manche plus court, que l'on trouve en Irlande depuis les années dix-neuf cent vingt, en particulier dans les Céilí bands. C'est toujours ce dernier qui à la faveur des musiciens irlandais.

Il existe dans l'esprit des musiciens irlandais d'aujourd'hui une distinction formelle très nette entre ces deux types de banjo : le second des deux jouit d'un statut plus envié que le premier, de nouveau utilisé par les musiciens de Blue-Grass depuis la deuxième guerre mondiale (sous l'influence de Pete Seeger) et généralement considéré comme 'plus américain'. Il fit cependant une entrée remarquée en Irlande grâce au succès des Clancy Brothers & Tommy Makem aux Etats-Unis à partir de 1961, date à partir de laquelle la victoire de John F. Kennedy aux élections présidentielles rendit tout élément irlandais digne d'intérêt : Ed Sullivan s'empressa ainsi d'inviter dans sa célèbre émission ce nouveau phénomène irlandais dont l'autre influence prépondérante fut de relancer la production des pulls d'Aran. L'utilisation du banjo jusqu'à cette époque était cependant essentiellement rythmique ; Il fallut encore attendre quelques années et des musiciens tel que Barney MacKenna (des Dubliners), pour assister au développement d'un style soliste et pour voir le banjo associé quasi systématiquement à la mélodie 'The Mason's Apron' grâce à la formidable virtuosité du barbu susnommé. Mick Moloney, résidant aujourd'hui aux Etats-Unis, et plus récemment Seamus Egan ou Gerry O'Connor perpétuent à présent l'utilisation du banjo dans la musique traditionnelle irlandaise.

Ici encore, l'influence des Etats-Unis apparaît manifeste : il semble que les tout premiers enregistrements de musique irlandaise soient le fait de musiciens de jazz américains. Et l'habitude prise dans les années soixante de jouer dans les pubs avantagea sans aucun doute cet instrument au timbre caractéristique et qui peut se faire entendre dans le pub le plus bruyant. Enfin, les musiciens irlandais comprirent rapidement que tout instrument, quelle que soit son origine, peut être accordé selon ce que l'on souhaite en faire, indépendamment de toute théorie ; les quatre cordes du banjo furent alors accordées comme celles du violon (Sol-Ré-La-Mi), engageant de ce fait un processus qui se répéta par la suite pour d'autres instruments.
 
 

La Mandoline, petit instrument doté de quatre choeurs de deux cordes, est une version courte de la mandole, instrument ancien et récemment remis au goût du jour (vide infra); elle connut d'abord une forte popularité en Italie où elle apparut à la fin du XVIe siècle sous le nom de 'mandore' et où l'on en distingue deux sortes : la mandoline à dos plat (dite " milanaise ", la plus courante à l'heure actuelle en Irlande) et la mandoline à dos rond (dite " napolitaine "). Il apparaît difficile aujourd'hui de dater l'arrivée de la mandoline en Irlande, mais il semble établi que son adoption par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann pour ses compétitions du Fleadh Cheoil annuel ait facilité son développement. Elle doit également sa popularité à un volume sonore important, quoique moins important que celui du banjo, et à son accord identique au violon. Courante en session, il faut pourtant constater que, contrairement aux instrument reconnus, peu de musiciens célèbres l'utilisent comme instrument principal : elle n'apparaît pas comme instrument prédominant dans la production discographique récente ; Mick Moloney (natif de Limerick et universitaire aux Etats-Unis) en a néanmoins fait l'un de ses instruments de prédilection, à côté du banjo.
 
 

L'introduction du Bouzouki (et de ses cousins : Cistre, Mandole, Mandoloncelle) apparaît d'ores et déjà comme l'un des éléments les plus intéressants des vingt dernières années en matière de musique traditionnelle irlandaise, et atteste sans équivoque de sa capacité à intégrer des données nouvelles, et donc de sa faculté de renouvellement. Il nous faut cependant dès à présent indiquer que le terme de 'bouzouki' désigne en Irlande un instrument bien différent de son ancêtre grec importé au cours des années soixante. Il est probable que l'usage courant du terme pour désigner une série d'instruments très divers est dû à son introduction avant le 'cistre' et autres 'mandole'. Accoutumés au mot de 'bouzouki', les musiciens prirent sans doute rapidement l'habitude d'appeler ainsi tout instrument à cordes doublées accompagnant la musique irlandaise.

Tous les termes employés dans cette étude semblent plus ou moins interchangeables d'un musicien à l'autre, et la précision est rarement de mise, hormis chez les luthiers..
 
 

Le groupe Sweeney's Men, qui fit ses débuts en 1966 et se sépara définitivement en 1969, était composé de Andy Irvine, Johnny Moynihan et Terry Woods (remplaçant le membre d'origine Joe Dolan après 1967) ; c'est dans cette formation que l'on vit apparaître pour la première fois un bouzouki, joué par Johnny Moynihan. Les dernières recherches indiquent que cet instrument (muni de trois choeurs de deux cordes) était en fait un cadeau de l'un de ses amis, Tony French, revenant de vacances en Grèce. Il semble également que Johnny Moynihan acquit en 1966 un modèle conçu et réalisé en 1963 par le luthier londonien John Bailey comportant cette fois-ci quatre choeurs de deux cordes et, pour la première fois, un dos platnote5. Mais c'est surtout Andy Irvine qui, aux yeux d'un grand nombre de musiciens irlandais, assura la pérennité de l'utilisation du bouzouki lorsque, après ses longs séjours dans les Balkans à la fin des années soixante, il rentra en Irlande pour fonder les légendaires Planxty avec quelques amis. Membre du même groupe, Donal Lunny fut très rapidement convaincu de l'intérêt de cet instrument et développa l'idée d'un bouzouki électrique au sein des descendants de Planxty : Moving Hearts. Il fut un temps question d'un instrument tout à fait similaire appelé 'Blarge'note6 commandé en 1979 par le même Donal Lunny aux luthiers dublinois Andrew Robinson et Anthony O'Brien : muni de cinq choeurs de deux cordes, il s'agissait cette fois d'un instrument plus proche de la guitare électrique 'solid body' (au corps plein) inventée par Les Paul que d'un instrument purement acoustique.

Il faut également, pour être complet, signaler que Alec Finn utilise au sein du groupe De Dannan, depuis ses débuts en 1973, un bouzouki grec à trois choeurs de deux cordes, bien qu'il ne manque jamais de rappeler dans ses interviews qu'il souhaitait obtenir un luth mais qu'un ami lui ramena un bouzouki.

On comprendra rapidement qu'un tel état de fait favorisait la création par des luthiers d'instruments sur mesure, et qu'il n'y eut jamais d'importation massive de bouzoukis grecs de fabrication industriellenote7. D'autres sources de soucis, ayant accru la demande auprès de luthiers, tenaient à la fragilité des bouzoukis grecs et à la propension trop courante des manches à se tordre après quelque temps. Ceci expliquera également les difficultés actuelles de nomenclature, car tout luthier pouvait alors choisir le nom qui lui convenait le mieux pour décrire son instrument. Il est ainsi notoire que le terme de cistre (en anglais cittern) fut remis à la mode par le luthier anglais Stefan Sobell qui cherchait dans les années dix-neuf cent soixante-dix un mot pour désigner ce qu'il fabriquait, sorte de bouzouki à dos plat. Cet élément organologique, loin de n'être qu'un détail, apparaît comme l'un des éléments clés permettant de distinguer un instrument de la famille du luth (à dos arrondi, comme le bouzouki grec, l'oud arabe ou le saz turc) d'un instrument de la famille du cistre (à dos plat, ou très légèrement bombé)note8. Il est vraisemblable que cette modification fut rendue nécessaire par la présentation scénique de groupes tels que The Bothy Band qui, contrairement aux musiciens traditionnels (solistes ou membres de céilí bands) jusqu'ici, se produisaient debout, imposant ainsi une nouvelle tenue des instruments. C'est ainsi que, popularisé par Andy Irvine et Donal Lunny, le bouzouki devint l'instrument d'accompagnement par excellence, autorisant le simple jeu en accord, mais permettant également le contrepoint, voire le jeu en soliste grâce à la sonorisation électrique de l'instrument.

Le bouzouki apparaît aujourd'hui comme un instrument complet et qui, en outre, n'eut pas dès le départ l'image par trop négative de la guitare. Très rapidement, les meilleurs musiciens surent en faire un instrument polyvalent, imaginatif et ne souffrant pas des pires défauts de la guitare : suffisamment puissant pour être utilisé en solo durant une session, il peut également jouer le rôle d'instrument d'accompagnement rythmique, sans que sa présence couvre excessivement l'instrument du soliste.

Son adoption dans les milieux amateurs fut apparemment facilitée par plusieurs facteurs : d'une part, sa petite cousine la mandoline s'était déjà frayé un chemin en musique irlandaise. Accordé comme elle en Sol-Ré-La-Mi ou Sol-Ré-La-Ré (bien qu'en musique traditionnelle grecque il soit le plus souvent accordé en Do-Fa-La-Ré et plus récemment en Ré-Sol-Si-Mi), le bouzouki fut facilement adopté par des musiciens sachant jouer du banjo ténor ou du fiddlenote9. En outre, les musiciens dotés de mains épaisses trouvaient là un instrument plus à leur mesure que la petite mandoline. On considère parfois également que de nombreux guitaristes des années soixante découvrirent dans le bouzouki un instrument d'accompagnement dont la sonorité était moins omniprésente que celle de la guitare dans un contexte de scène ou d'enregistrement, monopolisant moins l'espace sonore. Plus encore, ils trouvèrent là un instrument dénué de toute 'tradition' préétablie, ceci permettant à chacun de s'approprier une musique sans pour autant passer par l'apprentissage long et fastidieux d'un instrument comme le fiddle, le uilleann pipes ou la harpe. Certains considéreront bien entendu que cette paresse est à l'origine de la décadence actuelle de la musique traditionnelle irlandaise, ce à quoi il sera aisé de répondre que, somme toute, la paresse est bel et bien l'un des principaux moteurs du progrès, de l'automobile au réfrigérateur en passant par l'ordinateur. L'enthousiasme général des années soixante-dix en matière de musique traditionnelle irlandaise fit sans doute beaucoup pour l'acceptation du bouzouki par les esprits les plus chagrins. L'adoption de l'instrument ne s'accompagna d'ailleurs pas de celle du style grec et un style irlandais se développa de ce fait rapidement, à tel point que dans certains cas l'expression 'bouzouki irlandais' s'applique d'avantage à une technique de jeu qu'à l'instrument proprement dit ; on trouve aujourd'hui cassettes et livres sous le titre " The Irish Bouzouki "note10.

Remarquons enfin que le bouzouki n'a pas transité par le reste de l'Europe continentale avant d'arriver en Irlande, et que son introduction est un bel exemple positif des échanges culturels directs qui existent dorénavant entre pays ou régions du monde. On pourra également constater, à la suite de ces échanges d'instruments, une nette propension des musiciens irlandais à interpréter de la musique bulgare et macédonienne, le point d'orgue étant en 1992 l'album " East Wind " de Andy Irvine et Davy Spillanenote11.

L'introduction du bouzouki en Irlande, ainsi que son adaptation, apparaît comme l'une des preuves les plus éclatantes de la vitalité de sa musique aujourd'hui. Son apparition coïncide en outre, et comme le font remarquer de nombreux musiciens, avec le renouveau de la musique traditionnelle en Irlande et son accession au rang de produit commercial digne d'intérêt à l'échelle planétaire.

Finissons ce chapitre avec le terme anglais de mandocello (traduction française " mandoloncelle ") qui semble avoir été utilisé pour la première fois par la compagnie Gibson pour les grandes mandolines qu'elle fabriquait dans les années vingt pour les orchestres de mandolines. Elles seraient donc destinées à un accord Do-Sol-Ré-La, soit une octave sous l'accord de la viole, mais elles peuvent également être accordées en Sol-Do-La-Mi. Elles sont, à vrai dire, bien peu courantes en sessions, mais on en rencontre parfois la mention sur quelque pochette de disque.
 
 
 
 

Le Low Whistle est également un instrument très récemment introduit en musique traditionnelle irlandaise : il s'agit d'une sorte de variante basse du tin whistle. Son histoire est celle d'un uilleann piper et joueur de tin whistle, Finbar Furey (des Furey Brothers) qui possédait au début des années dix-neuf cent soixante une flûte indienne en bois dont il appréciait particulièrement le son profond et chaleureux. A la suite d'un accident elle fut endommagée et un luthier anglais du nom de Bernard Overton lui proposa d'en fabriquer une en métal qui produirait le même son ; Il fut satisfait du résultat, et l'instrument existe toujours sous la même marque, ainsi que sous la marque " Walton's ", célèbre magasin de Dublin depuis le début du XXe siècle. Davy Spillane (ex-Moving Hearts) fut son principal utilisateur dans les années quatre-vingt, popularisant un instrument au doigté délicat dont le son hante aujourd'hui les compositions les plus lentes et les plus romantiques.

Par coïncidence, ou pour des raisons encore difficiles à cerner, il semble que le low whistle soit joué par des uilleann pipers du style legato (vide supra, le uilleann pipes) tels que Davy Spillane, Paddy Keenan ou Finbar Furey ; on imagine en effet mal le uilleann piper Liam O'Flynn (un 'Gentleman-Piper') en jouer.
 
 
 
 

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l'Harmonica (anglais mouth organ, blues harp ou harmonica) se rencontre parfois en sessions. Le fait est rare, mais la raison de cette présence en Irlande est extrêmement simple : lorsqu'en 1951 le Comhaltas Ceoltóirí Éireann s'efforça de relancer l'intérêt pour la musique irlandaise, l'un des principaux axes de relance de la musique traditionnelle irlandaise fut de la rendre accessible à tous, essentiellement en privilégiant les instruments les plus simples : à côté du tin whistle, l'harmonica trouva une place modeste mais sûre. Quelques musiciens s'en sont fait une spécialité, tels les frères John, Pip et Phil Murphy, ainsi que Eddie Clarke, et des disques paraissent parfois.
 
 
 
 

Autre instrument percussif, moins courant que le bodhrán, Les Bones (à moins que l'on n'opte pour une traduction directe du terme en français : les " os ") sont, à l'origine, deux côtes de mouton que l'on entrechoque et qui produisent un claquement rythmique difficilement descriptible qui n'est pas sans rappeler celui des castagnettes. Elles sont aujourd'hui remplacées par des plaques en bois, voire en plastique. Quelques musiciens plus imaginatifs les ont avantageusement remplacées par de simples Cuillères et parviennent à en tirer des rythmes assez extraordinaires ; pourtant, qui n'a jamais eu à subir une soirée entière dominée par ces ustensiles métalliques bruyants ne peut comprendre pourquoi elles font fuir les musiciens.
 
 

Signalons également l'arrivée depuis les années dix-neuf cent quatre-vingt d'un instrument traditionnel australien popularisé par Steve Cooney et quelques autres : le Doodgeridoo (orthographe variable). Il s'agit d'un tube en bois d'environ deux mètres de long ouvert aux deux extrémités, dans lequel on souffle de manière continue pour obtenir un bourdon et que l'on peut frapper d'un bâton pour marquer un rythme. De nombreux musiciens traditionnels préférant l'innovation à la pureté musicale l'ont introduit dans leurs arrangements, où il remplace avantageusement le synthétiseur et son bourdon trop artificielnote12. Pour l'anecdote, signalons que lors d'un concert dont nous fûmes témoin à la fin des années quatre-vingt, Steve Cooney remplaça sans le moindre problème son doodgeridoo oublié à son domicile de Dingle par un tube en plastique acheté chez un simple plombier sur le lieu du concert.
 
 
 
 

Après avoir ainsi fait le tour de la quasi-totalité des instruments joués en Irlande au cours des vingt derniers siècles, quelques remarques sur le sens de l'évolution paraissent nécessaires. Il ne fait, au premier chef, aucun doute que les diverses influences entre pays ont toujours existé d'une part, et, d'autre part, que l'Irlande a autant emprunté à l'Europe qu'elle a pu lui apporter. Ainsi, la harpe classique telle que nous la connaissons doit énormément à l'Irlande et en particulier à ses musiciens du XVIe siècle ; en ce qui concerne les cornemuses, il est patent que le uilleann pipes en est la variante la plus complexe au monde, en raison de son système de régulateurs, tout à fait unique.

Il est pourtant tout aussi naturel de considérer comme 'irlandais' des instruments comme le fiddle, le tin-whistle ou la flûte traversière en bois. Ajoutons également à ceux-ci : l'accordéon, autre influence européenne ; le banjo et la guitare, influences américaines ; le piano, influence à caractère plus social que géographique . Enfin, l'arrivée du bouzouki au cours des années 1970, démontre que la musique traditionnelle irlandaise est encore en mesure d'adopter et d'adapter des instruments venus d'horizons divers. Tous ces signes pointent sans hésitation vers une véritable tradition d'adaptation, que nous pourrions être tentés de définir comme une tradition non-stagnante ou comme une tradition dynamique.

Car tous ces éléments sont sans conteste le fruit d'une élaboration non-irlandaise : c'est donc, plus encore que les instruments, la musique et la mélodie sur lesquels elles sont jouées qui pourront nous éclairer sur ce qui peut être considéré comme de la musique traditionnelle irlandaise.
 
 

Footnote1

" (...) a scar, a blight on the face of Irish music and displays ignorance on the part of those who allow or encourage it. The reason for it is easy to see. It is a truism to say that we suffer in this country from a national inferiority complex. To combat it we have developed a number of tricks which we hope will fool others into thinking we are better than we are - while we are fooling only ourselves. The piano is such a 'trick'. It has become a symbol of respectability. The house that has a piano looks down the house that hasn't, even if the piano is never played ". Ó RIADA Seán, op.cit., 1982, p. 58.

Footnote2

" He used the harpsichord largely as he would have used the piano, with full chords and plentiful use of modulations (..). The two tone colour of the instrument suits traditional music very well, but it is a new sound, a new traditional instrument in its own right, and cannot be regarded as a real alternative to the harp ". YEATS Gráinne, "The Rediscovery of Carolan", in HARRIS Bernard & FREYER Grattan (dirs). Integrating Tradition : the Achievements of Seán Ó Riada, Terrybaun Co. Sligo, Irish Humanities Centre & Keohanes, p 85.

Footnote3

" O'Riada's Farewell ", Claddagh CC12, 1972.

Footnote4

BRADSHAW Harry, Michael Coleman 1891 - 1945, Dublin, Viva Voce, 1991, pp. 92 & 93 (il s'agit du livret accompagnant les enregistrements de Michaem Coleman : Viva Voce 004). Michael 'Whitey' Andrews figure également sur certains enregistrements d'un autre fiddler, Paddy Killoran, mais les dates ne sont pas définies avec précisions : voir Shanachie Records 33003, 1977.

Footnote5

Voir la citation de Johnny Moynihan et, pour toute cette section, diverses explications dans NÍ FHÍOGHAILE Nollaíg, The Adoption and Adaptation of the Greek Bouzouki in the Irish Music, M. Mus. d'Ethnomusicologie, Université de Londres, septembre 1990, p. 13.

Footnote6

Le nom peut apparaître comme une contraction de 'bouzouki large' mais il aurait en fait été inventé par Séamus Heaney pour désigner les personnes bruyantes, indiscrètes et exubérantes. Le poète semble d'ailleurs particulièrement apprécié des musiciens irlandais : à titre d'exemple, le uilleann piper Liam O'Flynn le remercie pour la suggestion du titre de l'album sur plusieurs de ses pochettes, dont le dernier en date " The Given Note ", Tara 3034, 1995.

Footnote7

Signalons en outre qu'il n'existe pas de bouzoukis fabriqués industriellement en Grèce, car tous proviennent de petits artisans-luthiers. Aujourd'hui encore, les musiciens irlandais jouant du bouzouki original l'ont pour la plupart acheté ou fait acheter à Athènes, en particulier (bien sûr) sur le marché de Plaka.

Footnote8

Rappelons que le cistre est à l'origine un instrument à cordes métalliques en usage en Europe occidentale depuis le XIIIe siècle au moins, et particulièrement populaire au Portugal depuis le XVIIIe siècle, ou il est utilisé pour accompagner le fado sous le nom de chitarra, c'est-à-dire de 'guitare', d'où le nom français de 'guitare portugaise'. Les instruments de Stefan Sobell n'ont qu'une lointaine ressemblance avec l'instrument médiéval mais la sonorité du mot anglais lui plut suffisamment pour prévaloir sur la stricte conformité à l'original.

Footnote9

Outre les deux accords les plus courants cités ici, on rencontrera également Sol-Ré-La-Ré, Ré-La-Ré-La, La-Ré-La-Ré ou Ré-La-Ré-Sol, mais toujours une octave plus bas que le fiddle.

Footnote10

Ó CALLANÁIN Niall & WALSH Tommy, The Irish Bouzouki, Dublin, Walton's, 1989, 48 p.

Footnote11

Tara records, CD 3027, 1992.

Footnote12

Steve Cooney figure par exemple sur le premier album de Déanta (1990, SCD 1019) ou sur l'album de Liam O'Flynn (1995, Tara CD 3034).