"Naissance d’une industrie musicale en Irlande"

Erick Falc’her-Poyroux - Toulouse février 2002

 

Au début des années 1990, des magazines musicaux comme Hot Press, auparavant plus intéressés par le rock-pop, commencèrent à publier des articles sur la musique irlandaise et sur son importance tant sur le plan culturel que sur le plan économique. C'est à cette époque que se développa en Irlande l’idée d’une campagne visant à intensifier l’aide et le soutien de l’Etat à toutes les musiques, nouveaux vecteurs économiques. Cette campagne, initiée par ce même magazine Hot Press en 1993 et simplement intitulée Jobs in Music, pressentait déjà ce que pourrait être une véritable industrie musicale, dans un contexte mondial porteur :

" There is absolutely no doubt that additional wealth, and jobs, can be created in the music industry in Ireland (...). At the risk of being repetitious, music is one of this country’s greatest natural resources. South Africa has its diamonds, the Middle-East its oil, France its food - we have our music. (...) Irish bands, songwriters and artists have proven that they - that we - are very good at this thing. Without any kind of government strategy an enormous amount has been achieved. Much more can be  ".[1]

La limite entre musique traditionnelle et musique pop devint à cette époque extrêmement floue[2].

 

Vue de l'extérieur, l'histoire de l'industrie musicale en Irlande pourrait donc commencer en 1993. Mais en examinant les choses de plus près on s'aperçoit que cette phase n'était que l'aboutissement d'un long processus amorcé près de 40 ans plus tôt.

Les tout premiers enregistrements de musique traditionnelle irlandaise n’ont pas été effectués en Irlande, mais aux Etats-Unis et en Angleterre, car le premier studio dublinois ne vit le jour qu’en 1937. L’essor de l’industrie phonographique américaine vit ensuite les (futures) grandes compagnies conquérir l’énorme marché des immigrants, qu’ils soient Italiens, Polonais ou Irlandais. C'est donc des Etats-Unis que viendra en premier lieu la légitimation avec le succès des Clancy Brothers, dans le sillage de l'élection à la Présidence des Etats-Unis de John F. Kennedy en novembre 1960. La consécration les emmena à l'émission nationale du Ed Sullivan Show en 1961 et au Carnegie Hall en 1962, et ils furent invités à la Maison Blanche en 1963 : ils y chantèrent d'ailleurs ironiquement We Want No Irish Here. Il faut également insister sur le travail précurseur effectué au tournant des années 1950 et 1960 par la famille McPeake (de Belfast) qui fit une tournée de deux mois aux Etats-Unis en 1965 et fut également invitée à la Maison Blanche pour jouer devant le président Johnson.

A côté de la musique chantée des Clancy Brothers, les Chieftains proposaient une musique instrumentale sous la houlette d'un musicien de formation classique, Seán Ó Riada. On peut globalement considérer deux périodes dans leur carrière professionnelle, qui s’étend sur une quarantaine d’années : la première laisse une place prépondérante aux tournées internationales et la seconde est davantage consacrée aux enregistrements.

De 1962 à 1975, les Chieftains restèrent un groupe amateur et se contentèrent de concerts ponctuels en Irlande ou en Europe. Ils ne passèrent à la vitesse supérieure qu'à partir de leur première tournée aux Etats-Unis en 1974 en embauchant un imprésario américain. Et à la fin de l'année 1975 ils furent même sacrés groupe de l'année par le magazine anglais Melody Maker, devant les Rolling Stones et Led Zeppelin ! La tournée de promotion qui suivit dura dix-huit mois sans interruption sur les scènes britanniques, américaines, européennes, australiennes et néo-zélandaises.

Cette vision stratégique aujourd'hui naturelle chez tous les musiciens professionnels irlandais était à l'époque très novatrice. Le marché irlandais étant notoirement trop petit pour faire vivre décemment les musiciens irlandais, ceux qui n'optaient pas pour l’émigration devaient tirer parti de leur accès privilégié à certains pays, en particulier les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Cette tendance à l’exportation de la musique et de la danse irlandaises est le résultat d’un fait économique incontournable :

La marge d’action des petits Etats européens et de leurs industries audiovisuelles respectives est effectivement restreinte. (...) Au niveau structurel, le marché des productions nationales est limité, ce qui constitue un obstacle à la rentabilisation et à la survie des petites industries audiovisuelles.[3]

 

Les Chieftains mirent également à profit le sens aigu d'homme d'affaires de Paddy Moloney, leur leader et joueur de uilleann pipes : ils jouèrent le 29 septembre 1979 au Phoenix Park de Dublin pour une messe en plein air célébrée par le Pape Jean Paul II à laquelle assistaient plus d'un million de fidèles, et relayée dans le monde entier. Ils furent également invités à jouer en première partie d'un concert des Rolling Stones près de Dublin en 1983 devant 83 000 personnes. Les tournées assuraient l'essentiel de leurs revenus car les ventes discographiques étaient encore loin des chiffres d'aujourd'hui : les Chieftains n'avaient pas vendu plus de 250 000 disques en 1976, malgré la parution de 4 albums. Le premier d'entre eux, enregistré en 1962, s'était vendu à quelques centaines d'exemplaires seulement, chiffre considéré comme très encourageant à l'époque. Les disques de musique instrumentale étaient en outre extrêmement rares au début des années 60, et il fallut attendre six ans pour voir arriver dans les bacs leur deuxième album. Il leur fallut également 13 ans d'existence avant de signer des contrats avec des maison de disques internationales : après des débuts chez Claddagh, la maison de disque irlandaise, la reconnaissance vint des disques Polydor et Island en 1975.

La dernière partie de la carrière des Chieftains, qui dure depuis maintenant 20 ans, est une succession de projets autour de deux axes : les musiques de film et le métissage musical.

Là encore, l'aspect commercial est omniprésent, avec un savant dosage permettant l'équilibre entre des albums irlandais et des albums exotiques, en grande partie grâce aux talents d'homme d'affaires de Paddy Moloney.

Les années 1975-1990 furent essentiellement l'occasion de rencontres discographiques et d'ouvertures, y compris commerciales : avec la Chine en avril 1983, la musique bretonne en 1986, avec le grand flûtiste classique, l'Irlandais James Galway également en 1986 (après que les Chieftains aient signé pour le label classique Victor Red Seal BMG-RCA). Enfin, en 1988, un partenariat s'avéra parfois laborieux avec le nord-irlandais Van Morrison, ex-Them.

Une autre facette, et une autre ouverture fut celle des musique de films composées par Paddy Moloney[4], qui enregistra également avec Mike Oldfield, Paul McCartney, Mick Jagger, etc. (cf infra).

De ce point de vue, les années 90 arrivèrent logiquement comme les "années récompenses"[5] :

Les premiers Grammy Awards (l'équivalent musical des Oscars) leur furent attribués en 1993. L’ascension se poursuivit en janvier 1995, avec The Long Black Veil, enregistré avec les Rolling Stones, Sting, Sinéad O'Connor, Van Morrison, Mark Knopfler, Ry Cooder, Marianne Faithfull et Tom Jones. Enfin, en 1996 l'album Santiago, avec Carlos Nuñez, leur valut un cinquième Grammy Award pour le Meilleur album de Musique du Monde.

Toutes ces récompenses provoquèrent évidemment des grincements de dents chez les puristes, mais pour les Chieftains (et pour la population irlandaise dans son ensemble), les disques d'or et les Grammy Awards valent tous les Prix Nobel de Littérature.

La carrière des Chieftains mêle les vies de 10 musiciens à plus de 40 albums, des créations pour le théâtre et le cinéma, des œuvres symphoniques, des albums en solo, des métissages musicaux, des récompenses internationales prestigieuses, un concert devant plus d'un million de personnes, etc. Ces quarante ans de carrière représentent également, par-delà la dimension musicale, une image fidèle de l'évolution de la société irlandaise depuis le début des années soixante : l'évolution d'un pays jeune vers une nouvelle confiance, l'émergence d'une génération plus citadine, débarrassée d'un certain complexe d'infériorité.

Cette attitude presque conquérante de personnalités artistiques comme les Chieftains est peut-être pour beaucoup dans les changements de comportement, en particulier sur le plan économique, l'un des points forts de l'Irlande contemporaine. C'est dans ce contexte que la musique commença à être perçue comme un atout économique.

Si l'on s'arrête quelques instants sur une période charnière, les années 1980, on note que celles-ci furent marquées par un mouvement de convergence et par un bouillonnement interne, peu perceptible à l'extérieur. L'un des exemples marquants de cette évolution musicale en rapport avec l'économie est le groupe Moving Hearts, groupe trad-rock-jazz organisé en coopérative. L'utopie fut malheureusement de courte durée : confronté à de graves difficultés financières le groupe se sépara en 1984, en laissant de lourdes dettes...[6]

 

Un autre groupe, les Pogues, plus connu en Europe, peut également être considéré comme l'un des postes avancés de la vague irlandaise des années 80, bien qu’ils soient davantage le fruit d'un métissage culturel d'origine britannique. En revanche, ces deux formations (Moving Hearts et les Pogues) marquent également un rapprochement musical et stratégique avec la musique Rock (de la part des maisons de disques et des organisateurs de tournées).

Du côté de la musique rock, l'Irlande compta, à partir de la fin des années 1970, de nombreuses formations punk, en particulier au Nord, ce que l'on peut entre autres considérer comme une interprétation musicale du contexte : les Undertones (1974-1983), Stiff Little Fingers (1978-1983, reformé en 1988) ou That Petrol Emotion (1984-1990). Même si certains de ses groupes dépassèrent le cadre étroit de la célébrité régionale, c'est à Dublin que le mouvement punk-new wave donna ses premiers signes de maturité internationale :

Thin Lizzy fit son entrée dans les hit-parades en 1973 avec une version de la chanson traditionnelle Whisky in the Jar, qui atteignit la sixième place en Grande-Bretagne.

Les Boomtown Rats (1975-1985) décrochèrent en 1978 leur premier N°1, "Rat Trap" et s'affirmèrent de manière internationale dans une veine beaucoup moins punk avec leur 45t "I don't like Mondays" (1979) qui eut le même succès en Europe, et leur valut une petite place dans les hit-parades américains. On retiendra essentiellement la personnalité de son leader, Bob Geldof, à l'origine du projet Live Aid pour l'Ethiopie en 1986.

Nul ne contestera cependant la première place à U2 dans le panthéon du rock irlandais : leur influence fut cruciale durant les années 1980, comme l'explique Dave Heffernan, producteur de la série télévisée sur l'histoire du rock irlandais "From a Whisper to a Scream" : "Il a fallu attendre U2 pour que les gens comprennent qu'ils pourraient faire une carrière ou gagner leur vie en Irlande sans être obligés de partir" : ils ont vendu à ce jour plus de 80 millions de disques dans le monde.

A la fin des années 1980, les groupes irlandais à stature internationale étaient légion : Enya (ancienne membre de Clannad), Hot House Flowers (1987-91), Sinéad O’Connor, ou les Cranberries à Limerick. Dublin demeurait pourtant la "ville aux mille groupes" célébrée par le film d'Alan Parker "The Commitments" (1991) où l'on peut apercevoir plusieurs membres de ce qui allait devenir les Corrs. Citons pour être complet le Boy's Band le plus célèbre de la planète, qui est également irlandais : les membres de Boyzone ont tous été recrutés par le manager Louis Walsh sur une formule de marketing ouvertement annoncée à la fin de l'année 1993, entre autres par des petites annonces et des articles dans le magazine Hot Press.

On a donc assisté dans un premier temps à un mouvement musical de l'intérieur vers l'extérieur, complété par un autre mouvement, de musiciens extérieurs intéressés par le bouillonnement irlandais.

Durant ces mêmes années 1980, les musiciens de rock les plus connus se prirent de passion pour la musique irlandaise, et en particulier pour le uilleann pipes : Paddy Moloney fut invité en 1975 sur l'album de Mike Oldfield “Ommadawn”[7], puis sur “Five Miles Out” (1982). Il joua également avec Paul McCartney (face B du 45t “Ebony and Ivory”, 1982), et Mick Jagger (“ Primitive Cool ”, 1987). Liam O’Flynn figure sur l’excellent “Hounds of Love” (1985) de Kate Bush (et participe régulièrement aux compositions symphonique de Shaun Davey). Davy Spillane, s'est imposé peu à peu comme le Jimi Hendrix du uilleann pipes, participant entre autres à l’album “North & South” (1988) de Gerry Rafferty, et à beaucoup d'autres par la suite. On l'aura compris : c'est surtout le uilleann pipes qui bénéficia de cette recherche musicale. Celui s’octroya donc peu à peu la place convoitée de nouveau symbole de l’Irlande et de cette confiance retrouvée, évoquant le pays dans des publicités touristiques ou illustrant en Irlande des publicités pour le beurre ou le courant électrique. Il fut également utilisé dans des films américains à gros budgets comme "Titanic" (1997) et "Braveheart" (1995), l'action ce dernier étant pourtant censé se dérouler en Ecosse !

La harpe dite "celtique" a semblé durant ces années plus en retrait, mais a connu malgré tout une reconnaissance dans différents styles de musique avec des harpistes comme la Canadienne Loreena McKennit ou l'Américaine Deborah Henson-Conant. Ayant largement dépassé le cadre strictement irlandais, elle était aujourd'hui fabriquée dans le monde entier. Le plus important fabricant durant les années 80 et le début des années 90 était la firme Jujiya, à Tokyo, le plus important aujourd'hui est le Français Camac, installé près de Nantes.

Les années 80 représentent donc l'époque où les Irlandais, minés par une économie globalement au creux de la vague, commencent à réagir. Il est important de souligner que les musiciens furent les premiers à réagir en dépassant la sphère strictement musicale. En décembre 1984, le dublinois Bob Geldof, leader des Boomtown Rats, se mit en tête d'aider les victimes de la famine en Ethiopie : deux 45t virent le jour, en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis ("Do they know it's Christmas?" en 1984 et "We are the world" en 1985), et le concert du Band Aid fut organisé à Londres et Philadelphie le 13 juillet 1986 et retransmis dans le monde entier... sauf en France. Bob Geldof fut d'ailleurs anobli par la Reine cette même année et proposé pour le prix Nobel de la Paix quelque temps plus tard. Il reste, si l'on place à part l'ex-Beatle George Harrison et son concert pour le Bangladesh en 1971, le premier musicien à avoir mis la musique au service d'un but caritatif.

Dans cette effervescence musico-caritative, d'autres projets virent le jour en cascade dans le monde entier (comme le concert du Farm-Aid aux Etats-Unis pour venir en aide aux agriculteurs en difficulté) : en Irlande une vaste campagne contre le chômage nommée Self-Aid fut lancée. Un 45t fut enregistré ("We can make it work", c'est à dire "on peut y arriver") et un grand concert organisé le 17 mai 1986 à Dublin, marque un tournant dans l'histoire de la musique irlandaise, et dans l'histoire de l'Irlande[8].

 

Bien que l’influence des infrastructures sur l’évolution de la musique traditionnelle irlandaise ne puisse être considérée comme primordiale, elle n’en reste pas moins l’un des principaux facteurs de développement des trente dernières années. Les studios irlandais furent longtemps en retard sur leurs homologues européens et américains. En 1986, le Industrial Development Act proposa 11 axes de développement industriel dont, pour l'industrie musicale, les studios d'enregistrement. Grâce à l'appui des organismes gouvernementaux comme Forbairt (pour le commerce extérieur) et le IDA (Ireland Industrial Development Authority, chargé d'attirer les entreprises étrangères), relayés depuis 1998 par Enterprise Ireland, les studios se forgèrent à partir de cette période une solide réputation internationale, en particulier le Windmill Lane Studio, situés dans le quartier de Temple Bar au centre de Dublin. Là encore, ce quartier doit en grande partie son dynamisme à la musique et la présence de U2 dans ce studio.

Après cette période de convergence, et la nécessaire union dans la difficulté, les années 1990 amenèrent des divergences. Pendant longtemps, les limites imposées au marché musical irlandais furent vécues comme insurmontables, en particulier la limitation géographique du marché, et l'insuffisance des infrastructures. Durant les années 1990, on assiste à un retournement de situation où ces limites se transforment en atout grâce à une volonté des musiciens et des pouvoirs publics.

Pour le grand public, l'explosion de la musique venue d'Irlande sur la scène internationale passe immanquablement par l'Eurovision : durant les années 90, l'Irlande remporte si souvent la première place que certains finissent par se lasser (87, 92, 93, 94, 96) : en 1999, des journaux irlandais vont même jusqu'à accuser RTE de promouvoir délibérément une chanson "pathetic" pour ne pas gagner de nouveau, car le pays vainqueur organise systématiquement le concours de l'année suivante. L'une des grandes chances au travers de l'Eurovision, fut cependant d'offrir à l'Irlande une vitrine de son dynamisme, en particulier grâce à Riverdance en 1994.

La première étape de cette explosion fut d'abord la présence d'artistes irlandais dans le monde, car à la fin des années 1990, des groupes comme Patrick Street ne jouaient quasiment plus en Irlande, sauf l'été. Il en va de même pour les deux groupes les plus en vue à la fin des années 90, Altan et Dervish. Après quelques tournées en Europe (Allemagne, Belgique, Scandinavie...), Altan devint en 1996 le premier groupe irlandais traditionnel à signer un contrat avec un grand label mondial, Virgin Records. Avec les disques d'or et de platine, les tournées devinrent encore plus nombreuses : le Japon, l'Australie, la Nouvelle Zélande ou Hong-Kong figurent désormais à leur menu annuel et les tournées aux Etats-Unis du printemps et de l'automne sont devenus des rituels auxquels on ne peut déroger.

Le cas de Dervish est encore plus probant : après un premier album en 1992, ils se lancèrent en 1996 dans une succession de tournées pour promouvoir leurs albums, jouant dans des festivals aux dimensions beaucoup plus impressionnantes. Ils s'envolèrent également pour Hong Kong, la Chine et la Malaisie. Un rapide tour d'horizon de leurs concerts pour l'année 2001 fait état d'environ 70 dates, dont 14 en Irlande (20%), 19 aux Etats-Unis (27,1%) et 32 en dans le reste de l'Europe (45.7%)[9].

Il en va de même pour les Chieftains, dont la principale activité en 2002 est aux Etats-Unis , avec 28 dates entre le 12 janvier le 17 mars, comme tous les ans.

Si la première étape d'une conquête économique est d'aller vers le consommateur, la deuxième (complémentaire) est d'attirer ses mêmes "clients", alors appelés "touristes". Au chapitre de l'économie officielle, un rapport pour le ministre de Arts, de la Culture et du Gaeltacht de 1995 indiquait que les dépenses de touristes ayant assisté à des festivals de musique irlandaise en 1993 correspond à 2600 emplois à temps plein. Nul doute que, parmi les activités préférées de ces visiteurs, les sessions figurent à la meilleure place : ce même rapport indiquait à ce propos que 2,9 millions de touristes ont assisté à un concert de musique dans un pub (contre 0,5 ayant fréquenté une discothèque)[10].

Enfin, une étude réalisée à Dingle en 1994 indique que plus de 80% des visiteurs ont considéré comme leur divertissement préféré le fait d'assister à une session ou d'y participer.

On aborde ici un autre aspect de la musique irlandaise : l'économie parallèle. Les sessions semblent représenter l’une des plus importantes sources de revenu pour les propriétaires de bars (les publicans) principalement dans les zones touristiques, mais également pour les musiciens. On peut estimer que chaque musicien payé (deux ou trois par session organisée) reçoit en moyenne l’équivalent de 60€. A raison de cinq sessions par semaine durant l'été, un musicien apprécié peut se constituer chaque mois un pécule relativement important dont le percepteur n'entendra jamais parler. La plupart des musiciens des régions touristiques considèrent à juste titre la musique traditionnelle comme une importante source de revenus.

Face à ce bouillonnement, les premières polémiques sur le passé et l'avenir de la musique traditionnelle irlandaise germèrent à partir des années 1990. Trois d'entre elles retiennent particulièrement l'attention et se veulent ici la simple illustration des tensions à l'œuvre en Irlande, témoignage de l'évolution soudaine du pays.

L'un des débats les plus importants au début des années 1990 a porté sur la question des droits d'auteurs, abordée par l'Angleterre au cours du XVIIIe siècle. Il fallut attendre 1886 pour que la convention de Berne fixe des règles internationales, et le début du XXe siècle pour que la musique soit enfin prise en compte. L'Irlande, cependant, ne dispose de son propre organisme de gestion des droits, la Irish Music Rights Organisation (IMRO), que depuis 1989.

Les rapports entre ce type d'organismes et les musiciens traditionnels n'ont jamais été faciles car l'orientation vers une culture économiquement individualisée encourage certes l’invention culturelle, mais laisse peu de place à un système social basé sur la propriété collective de la musique, c'est à dire l'identification collective.

A l’inverse de ce qui se produit dans les univers rock-pop, classique ou jazz, les musiciens traditionnels ont en effet une tendance très marquée à citer leurs sources lorsqu’ils interprètent une chanson ou une mélodie sur scène ou sur disque.

Depuis 1999 cependant, et le vote d'un nouveau Copyright Act conforme aux conventions internationales, les musiques récemment composées en Irlande sont protégées par IMRO pendant 70 ans après la mort du compositeur[11].

Les arrangements musicaux sont également devenus sources de revenus[12].

 

Outre une courte scène du film "Titanic" (1997), l'un des éléments ayant le plus fait pour la musique irlandaise depuis le milieu des années 1990 est sans aucun doute le spectacle Riverdance. Celui-ci est à l'origine fondé sur l’intermède chorégraphique et musical proposé au public lors de l’émission télévisée du Concours Eurovision de la Chanson, le 30 avril 1994 à Dublin. Devant le succès remporté par ces 7 minutes de spectacle, il fut décidé de développer l’idée autour de la personnalité de Michael Flatley, chorégraphe et principal danseur, et de la musique de Bill Whelan. Le succès remporté à partir de 1995, tant en Irlande qu'aux Etats-Unis ou en Europe (excepté en France), fut phénoménal. Mais la critique le fut tout autant et les puristes hurlèrent au scandale, se déclarant choqués par cette récupération mercantile de leur musique déguisé à la mode hollywoodienne[13].

D'autres critiques condamnèrent l'alignement de danseurs et danseuses, alors que ce type de danse irlandaise avait jusqu'à présent été un art de solistes.

Le spectacle ne prétendait pourtant pas présenter de la musique et de la danse traditionnelles irlandaises, mais sa réussite est sans aucun doute due à l'utilisation de ces ingrédients dans un contexte revigoré. Pour la vaste majorité des Irlandais, cette nouvelle chorégraphie symbolisait avant tout le retour de la séduction dans la danse irlandaise. L'énergie était indéniable et l'impact saisissant. Un très grand nombre d'adolescents dans le monde se précipitèrent dans les cours de danse irlandaise. La danse irlandaise, considérée jusqu'à cette époque comme assoupie parce que figée dans l'esprit du début du XXe siècle, se réveillait.

L'abondance de festivals de musique celtique témoigne depuis environ 10 ans de sa popularité actuelle, que les magazines internationaux s’empressent de relayer, comme Time Magazine en 1996 : "Pourquoi la musique celtique ? Et pourquoi maintenant ? “Les amateurs de musique de plus de trente ans veulent élargir leurs horizons, mais ils ne veulent pas écouter les trucs qu’ils ont entendus quand ils étaient plus jeunes” explique Val Azzoli, président associé des disques Atlantic, qui a récemment créé un sous-label nommé Celtic Heartbeat pour présenter les stars naissantes de l’Irlande".[14]

Dans tous les cas, le but est donc d'attirer l'attention afin de vendre d'avantage de disques ou de billets de concerts.

Le problème terminologique est donc le premier aspect de la question : Parmi les nombreux termes utilisés pour définir ces musiques, notons, par exemple : folklorique, traditionnelle, populaire, nationale, ethnique, acoustique, typique, métissée, pittoresque, authentique, folk, roots, world music, musique du monde, sono mondiale, musique vivante, voire dans certains cas new age ou unplugged.

Confronté à cette question, la Penguin Encyclopedia of Popular Music apportait en 1990 la réponse suivante : “il semble toujours y avoir un renouveau de la musique populaire ; en fait, la musique populaire ne disparaît jamais : elle a simplement besoin d’une nouvelle définition à peu près tous les dix ans[15].

 

L'expression "musique celtique" représente donc une solution simple pour regrouper de façon sommaire (pour les médias et le grand public) des réalités musicales issues de régions voisines et culturellement proches. Peu d’éléments concrets unissent véritablement ces musiques, même si les oreilles non accoutumées tendent généralement à confondre allègrement musique bretonne et musique irlandaise. Dans ce sens, la musique celtique n’est qu’un concept médiatique efficace, tout comme le fut la mode des musiques d’Amérique du Sud dans les années soixante-dix, transformée en produit commercial.

Cependant, le sentiment d’appartenance à une même communauté est très fort, et une telle perception peut être aussi valable que la réalité, car le terme celtique est largement accepté par tous ceux qu'il est censé désigner. Cette volonté est encore plus tangible depuis la création du Festival Interceltique de Lorient en 1971, dont l'expansion constante a fait dire à son nouveau président en août 2001 : "comme une entreprise s'attaque à l'export lorsqu'elle maîtrise son marché domestique, nous allons offrir à d'autres notre savoir-faire" : le festival s'exporte désormais aux Etats-Unis, au Japon, en Australie, et même... à Paris. On voit donc ici que l'on déborde du cadre de l'île pour atteindre la récupération de cette musique à l'extérieur. Mais , après tout, un festival de musiques celtiques à Paris ou à Varsovie n'est pas plus insolite qu’un festival de jazz à Vienne, qu’un festival de Musique Classique occidentale à Tokyo, ou qu'un festival de Rhythm'n'blues à Dublin.

Troisième aspect de la question, une tendance encore plus extrême consiste à considérer la musique celtique comme une affirmation identitaire. En se basant sur la théorie musicale des gammes non-tempérées utilisées, dans de nombreuses musique traditionnelles européennes, certains feraient de la musique irlandaise une musique européenne et blanche restée pure depuis des millénaires. D'autres théories souhaiteraient la rattacher à l'Orient et à l'Asie, en se basant sur l'analyse des techniques de chant : il est cependant simple de répondre que le chant non-accompagné tend toujours à devenir plus ornementé, d'où d'évidentes affinités. Quoi qu'on en pense, le terme "celtique" est en train de changer de sens dans plusieurs directions, et dans l'attente d'une meilleure solution l'expression "musique celtique" reste parfois pratique dans certains cas.

 

Le mouvement puissant impulsé en Irlande par la musique depuis une quarantaine d'années, reflet des évolutions considérables de la société irlandaise. Le plus bel exemple conscient de cette maturité acquise au fil des années nous est fourni par la pochette d'un disque enregistré en 1995 par le duo Lá Lugh, dont le texte N°5, explique les variations sur un thème classique :

" While reworking an old song ‘Níl sé ’na lá’ or ‘It is not yet day’, the sentiments of this song came to mind. The song thus evolved to ‘Tá sé ’na lá’, ...... It is the day, the time for many changes ” [16].

 

D'un point de vue plus concret, le marché de la musique venue d'Irlande est aujourd'hui évalué à près de 200 millions d'euros par an (1,3 Mds FF), et emploi environ dix mille personnes, directement ou indirectement. Par-delà ces chiffres, cette reconquête à la fois économique et culturelle se trouve parfaitement résumée, de manière un peu ironique et avec un brin de triomphalisme, par le grand flûtiste classique James Galway : "les gens pensent que les Britanniques ont colonisé la planète, mais en réalité les Irlandais l'ont fait bien mieux, et de manière pacifique".


[1] Niall CRUMLISH, « Industry Special : Irish Music - The Blueprint », Hot Press, Vol. 17, N° 16, 25 août 1993, p. 43.

[2] Citons, par exemple, la chanteuse Mary Black et son passage du groupe traditionnel De Dannan à la variété de l'album "A Woman's Heart", en 1992. Autre exemple frappant : en mars 1995, le Trophée de l'Industrie Musicale Irlandaise pour le meilleur album folk-traditionnel fut remis à la jeune accordéoniste traditionnelle Sharon Shannon pour son album "Out the gap". Cette récompense fit cependant sourire certains musiciens car l'album comprenait de la musique cajun, reggae et finlandaise.

[3] Jean-Claude BURGELMAN & Caroline PAUWELS, “ La Politique Audiovisuelle et l’Identité Culturelle des Petits Etats Européens ”, MédiasPouvoirs, N°20, 3e trimestre 1990, p. 107.

[4] Barry Lyndon en 1975, Le Taxi Mauve de Yves Boisset en 1977, le film Tristan et Isolde en 1991, la série historique franco-irlandaise The Year of the French en 1982, le film canadien The Grey Fox en 1983, le documentaire Ballad of the Irish Horse en 1985, le dessin animé Tailor of Gloucester en 1988, le film américain Treasure Island en 1989.

[5] Meilleur album folk - traditionnel (An Irish Evening, 1991, avec Roger Daltrey, ancien membre des Who,), et le meilleur album folk contemporain (Another Country), album de musique traditionnelle irlandaise matinée de Country and Western, enregistré à Nashville avec Chet Atkins, Emmylou Harris, Willie Nelson, Kris Kristofferson, Bela Fleck ou Ricky Skaggs.

[6] Son fondateur en 1980, Donal Lunny, ancien membre de Planxty et du Bothy Band, est aujourd'hui considéré dans l'industrie musicale comme l'un des gourous des studios.

[7] Ce titre est d’ailleurs une tentative de transcription phonétique du substantif gaélique amadán, ‘fou’.

[8] Le plus grand concert jamais organisé en Irlande fut retransmis devant une audience record. Trente groupes, presque tous irlandais, se relayèrent pendant plus de quatorze heures : U2, Clannad, les Chieftains, Moving Hearts, Christy Moore, les Boomtown Rats (reformés pour l'occasion), Thin Lizzy, Van Morrison, Chris Rea, les Pogues, Chris de Burgh, Elvis Costello, etc.

[9]  En Europe, 11 concerts furent donnés en Allemagne (15,7%), 9 en Espagne (12,8%), et 12 dans le reste de l'Europe : Hollande 2, Luxembourg 1, suisse 2, Italie 2, Belgique 1, Grèce 1, Suède 2, GB 1. On notera que la France n'a accueilli aucun de leurs concerts. Enfin, 5 concerts (7,2%) se déroulèrent dans le reste du monde : 3 en Israël, 2 au Brésil. Ces informations proviennent du site web du groupe Dervish : www.dervish.ie.

[10] Access all areas, Irish Music, an international industry, commission FORTE, rapport pour le Ministère des Arts, de la Culture et du Gaeltacht, Dublin, 1995, p. 4.

[11] On a cru quelque temps que cette position pourrait pousser de nombreux musiciens à déclarer leurs compositions, mais les albums récents de musique irlandaise semble poursuivre dans la voie habituelle, où les compositions nouvelles restent anonymes, même si l'auteur en est connu dans les milieux avertis.

[12] ainsi voit-on fleurir sur les pochettes de disques la mention trad. arr. suivi du nom des musiciens.

[13] Jean Butler et Michael Flatley, les deux danseurs vedettes lors de la création du spectacle, étaient américains.

[14] “ Why Celtic music ? And why now ? ‘Record listeners over 30 want to broaden their horizons, but they don’t want to listen to the same stuff they heard when they were growing up,’ explains Atlantic Records co-chairman Val Azzoli, (...) who recently created a sublabel named Celtic Heartbeat to showcase Ireland’s rising stars ”. Michael WALSH, “ Emerald Magic ” Time Magazine, 11 mars 1996, p. 55.

[15] “ Folk music revival always seems to be happening ; in fact folk music never goes away : it just requires a new definition every decade or so ”. Donal CLARKE (dir.), The Penguin Encyclopedia of Popular Music, Londres, Penguin Books, 1990 (1ère éd. 1989, Viking), p. 423a.

[16] “Brighid’s Kiss”, Gerry O’Connor et Eithne Ní Uallacháin, LUGCD961.