La harpe.

 

La harpe, comme nous y avons déjà fait allusion, est à l'origine d'une contradiction flagrante portant sur l'image de la musique irlandaise. Emblème national du pays depuis au moins le XIIIe sièclenote1, elle reste un instrument rare en Irlande même, malgré une faveur récente qui doit vraisemblablement beaucoup au travail de Jorj Cochevelou et à la médiatisation de son fils Alan, plus connu sous le nom de Alan Stivell qui en entreprit l'apprentissage à la fin des années cinquante sous la férule de Denise Mégevandnote2.

Les raisons de la relative discrétion de la harpe en Irlande sont multiples : instrument soliste par excellence, la harpe utilisée en accompagnement glisse aisément vers la médiocrité ; bien qu'elle soit difficile à transporter, les musiciens n'envisageraient guère de jouer sur un autre instrument que le leur, à l'inverse des pianistes ; ajoutons à cela la très grande difficulté à garder l'instrument accordé et l'on comprendra les problèmes auxquels sont confrontés les harpeurs. C'est cependant une dernière raison, plus ancienne, qui détermine pour l'essentiel le caractère de la harpe : dès l'Antiquité, ses attributs nobles l'éloignèrent des couches les plus populaires de l'Irlande, et cette caractéristique s'est depuis lors établie de manière persistante. La harpe reste donc aujourd'hui un instrument non-populaire, ce qui explique sans doute sa discrétion, ainsi que son absence totale des pubsnote3.

Nous l'avons dit, la harpe antique à laquelle font allusion certains manuscrits était très différente de ce qui est aujourd'hui appelé 'Harpe Irlandaise' ou 'Celtique'. Joan Rimmer explique ainsi l'apparition d'instruments à cordes dans l'Irlande pré-chrétienne plusieurs siècles avant l'apparition de la harpe en Europe du nord :

Quelques lyres semblent provenir des peuples barbares d'Asie. On peut supposer, à défaut d'en retrouver la trace précise, que la dispersion de certaines formes se produisit de la Mer Noire vers l'Atlantique, et avec celles-ci nous nous rapprochons des peuples proto-celtiques, puis des véritables Celtes, et enfin des immigrants celtiques en Irlande, dont la langue, la société et les usages musicaux, d'une certaine façon uniques, perdurèrent bien après la disparition des anciennes lyres au profit des harpes.note4

La question initiale qui se pose à l'examen des différentes sources accessibles concerne la terminologie. La première occurrence du terme 'harpe' (du Vieux Norrois 'harpa', désignant apparemment l'ensemble des instruments à cordes) intervient vers l'an 600 dans un poème de l'évêque de Poitiers, Venance Fortunat, louant le duc franc Lupus :
Romanusque lyra,  

Plaudat tibi barbarus harpa, 

Graecus Achilliaca,  

Crotta Britanna canat 

Les Romains te louent de leur lyre,  

Les barbares de leur harpe, 

Les Grecs de leur lyre achiléenne,  

Les Bretons de leur crotta.note5 

 

Les manuscrits médiévaux, en latin, utilisent cependant dans la majorité des cas le terme trompeur de 'Cithara' pour désigner les lyres et les harpesnote6, ce qui provoquera des confusions y compris dans la langue anglaise entre ces deux derniers termes, dans certains cas jusqu'au début du XVIe sièclenote7. En gaélique, le terme cruit est utilisé dans les manuscrits les plus anciens pour désigner un instrument à cordes, le sens évoluant au fil des siècles pour signifier en Irlandais moderne une petite harpe bardique. Il semble qu'une racine indo-européenne *ker ayant pour signification 'courbé' soit à l'origine du terme 'cruit', et que l'un de ses dérivés, *kereb, soit à l'origine du terme 'harpe'.

Les particularités de la harpe irlandaise médiévale sont au nombre de cinq : une construction robustenote8, une caisse de résonance d'une seule pièce taillée dans un tronc de saule évidé, une colonne en forme de 'T' extrêmement solide, une base permettant de la poser à terre, 30 à 36 cordes de métal (peut-être du cuivre, ou un alliage de cuivre) rivées à la caisse de résonance, en bas, et fixées autour de chevilles accordables enfoncées sur la gauche d'une console renforcée par des plaques de métal, en haut. Elle était généralement appuyée sur l'épaule gauche, jouée avec des ongles longs, les cordes graves par la main droite et les aiguës par la main gauche.

L'existence d'une forme sophistiquée de harpe en Irlande au IXe siècle nous est confirmée, avant les quelques exemplaires retrouvés au cours de fouilles, par l'iconographie relativement variée, quoique peu fiable sur le plan technique. Elles apparaissent tout d'abord dans les manuscrits, le plus souvent dans les mains de David, sans doute parce que les intervalles de notes joués sur l'instrument représentaient, tout comme lui, l'harmonie et l'ordre. Parmi les plus beaux exemples, la harpe représentée par un moine du monastère de St Gall dans le manuscrit de la fin du IXe siècle qui porte son nom (le psautier de Folchard) est de forme triangulaire, et donc sans colonne. Celle-ci ne fit son apparition que dans le courant du IXe siècle et, dans ce cas comme dans beaucoup d'autres, les moines ne suivaient pas de très près l'évolution des instruments, continuant à dessiner d'anciennes formes alors que de nouvelles étaient déjà apparues. Une splendide représentation de David, jouant de la harpe et inspiré par un oiseau, figure également sur une plaque du reliquaire de St Mogue (ou Breac Maedhóc, Drumlan, Co. Cavan) datant du IXe siècle, bien que la plaque elle-même n'ait été ajoutée qu'au XIe siècle. On trouvera également gravées sur les croix de pierres de certains monastères un nombre important de harpes, mais la datation semble plus hasardeuse, ce qui pousse à envisager comme époque de production de ces croix une période allant du VIIIe au XIIe siècle. Tous les instruments gravés sont joués (et non plus de simples motifs ornementaux) mais aucun ne peut être considéré comme une harpe dans l'acception contemporaine du terme, le troisième côté n'étant pas fermé : les plus importants exemples de ce type sont les croix de Killamery, de Carndonagh, de Durrow, la croix de Muiredeach à Monasterboice, la croix des Ecritures à Clonmacnoise, et les croix de Kells. Notons également quelques exemplaires des IXe ou Xe siècles sur les croix de Ullard et de Castledermot, les vagues contours permettant encore de distinguer une forme quadrangulaire relativement rare. Dans le même registre des curiosités, une scène sculptée sur la croix ouest de Kells, où figure un harpeur participant au Miracle des Pains, permet à Joan Rimmer d'évoquer l'omniprésence de la harpe :

On suppose généralement qu'il s'agit de David, bien que l'invraisemblance de son visage soit admise. Il paraît beaucoup plus probable qu'il ne s'agissait pas à l'origine de David mais de ce joueur de lyre sans lequel aucune fête ne pouvait se dérouler, comme l'auraient reconnu Alcée et Achille, ou tout Roi Irlandais des temps anciens.note9

Nous noterons donc, à côté de l'essence noble et magique de l'instrument, déjà mentionnée, un caractère festif et une importance primordiale dans la vie quotidienne des chefs de clans médiévaux.

A partir du XIIe siècle, les citations concernant la musique en Irlande deviennent plus précises et sont pour la plupart élogieuses. La principale (et la plus citée d'entre elles) est celle du moine gallois Giraldus Cambrensis ou Giraud de Cambrie qui, quoique extrêmement critique à l'égard de l'Irlande par ailleurs, écrit :

Je ne trouve chez ces gens de ferveur louable qu'en ce qui concerne les instruments de musique, qu'ils jouent incomparablement mieux que toute autre nation de ma connaissance. Leur style n'est pas, comme dans le cas des instruments britanniques auxquels nous sommes accoutumés, mesuré et solennel, mais vif et enjoué ; le son n'en est pas moins doux et plaisant.

Il est admirable que, malgré un doigté si alerte, le rythme soit préservé et que, par une discipline rigoureuse, la mélodie soit entièrement préservée, tant dans l'ornementation des rythmes que dans l'extraordinaire complexité des polyphonies ; avec une rapidité d'exécution si aisée, une telle 'égalité inégale', une telle 'harmonie inharmonieuse'. Que les cordes produisent une quarte ou une quinte [le musicien] commence cependant invariablement par un Si bémol et termine de même, de telle manière que l'ensemble se conclût dans une atmosphère générale plaisante. Ils introduisent et abandonnent les motifs rythmiques si subtilement, ils jouent les sons aigus des plus petites cordes au-dessus des sons tenus des cordes plus graves si aisément, ils prennent un plaisir si personnel et caressent [les cordes] avec tant de sensualité que l'essentiel de leur art semble être de le cacher, considérant peut-être que 'Ce qui est caché est bonifié - l'art révélé s'avilit'.

Ainsi, ce qui cause ravissement intime et ineffable aux personnes d'appréciation subtile et de fin discernement, ne ravit pas mais accable ceux qui, tout en regardant ne voient pas, tout en écoutant ne comprennent pas ; à l'auditoire peu disposé, la délicatesse semble lassante et ne produit que sonorités confuses et désordonnées.

Il nous faut remarquer que l'Ecosse et le Pays de Galles, ce dernier par volonté d'expansion, la première par affinité et contacts, dépendent tous deux de l'enseignement dans leur imitation et leur rivalité musicales avec l'Irlande. Celle-ci n'apprécie que deux instruments dont elle fait usage, la cithara et le tympanum. l'Ecosse en utilise trois, la cithara, le tympanum, et le chorus. Le Pays de Galles utilise la cithara, le tibiae et le chorus. Ils emploient également des cordes de cuivre, et non de cuir. Il est cependant admis par beaucoup d'entre nous que l'Ecosse se fait aujourd'hui l'égale de l'Irlande, sa maîtresse, la devançant et la surpassant même en talent musical. Nombreux sont ceux qui se tournent déjà vers elle en espérant y trouver la source de cet art.note10
 
 

Le mot cithara, employé ici, est le terme latin utilisé pour la harpe ; quant au tympanum, les experts ne sont pas tous d'accord : certains penchent pour un instrument à cordes, d'autres pour une percussion, les troisièmes pour une combinaison des deux. Il va sans dire que cet extrait a été abondamment cité et utilisé par les chercheurs au XIXe siècle et au début du XXe pour justifier leur démarche idéologique identitaire.

On trouvera également, parmi les citations les plus courantes, l'explication du poète anglais Edmund Spenser (ca. 1552-1599), ou celle de John Good (1566), celle d'un agent anglais nommé Thomas Smith ou celle extraite des Clanrickard Memoirs (1722) sur l'accompagnement musical des récitants de poèmes à la cour (les recaire). Citons également quelques vers du poète et historien Geoffrey Keating (1560-1635), ainsi qu'une vision moins enthousiaste de la musique des harpeurs, celle de Richard Stanyhurst, dont le De Rebus in Hibernia Gestis fut publié en 1584 à Anvers. Mais on retiendra plus particulièrement les remarques de Vincenzo Galilei (ca. 1520-1591), père du célèbre savant mais également luthiste et compositeur. Dans un essai resté célèbre, Dialogo della Musica Antica e della Musica Moderna (1581), ce dernier propose une synthèse entre la musique et la poésie qui aboutira à la création du premier opéra à Florence en 1600. C'est dans ces mêmes pages que l'on retrouvera cette longue citation sur l'introduction de la harpe en Italie, que nous donnons également intégralement :

Parmi les instruments aujourd'hui joués en Italie se trouve tout d'abord la Harpe, qui n'est en réalité que l'antique Cithare pourvue de nombreuses cordes. La forme est en réalité différente dans chaque cas, mais uniquement en raison des différentes façons de cette époque, et en raison du nombre plus important de cordes et de leur grosseur. On compte, de la note la plus basse à la note la plus haute, plus de trois octaves.

Cet instrument des plus antiques arriva jusqu'à nous (comme l'a fait remarquer Dante) par l'Irlande, où sa facture est excellente et abondante. Les habitants de cette île en jouent souvent et depuis fort longtemps, et c'est également l'emblème du royaume, présent et sculpté sur les édifices publics et sur la monnaie. On peut ainsi en déduire qu'elle provient du Prophète, le Roi David. Les harpes utilisées par les Irlandais sont un peu plus grandes que les harpes ordinaires. Elles sont généralement pourvues de cordes en cuivre, certaines cordes parmi les plus hautes étant en acier, comme dans le cas du clavecin. Les musiciens jouent avec des ongles relativement longs à chaque main, les coupant avec soin comme les pointes des stylets qui frappent les cordes de l'épinette. On en dénombre cinquante-quatre, cinquante-six, voire soixante. Cependant, chez les Hébreux, nous savons que la cithare, ou Psaltérion du Prophète, en possédait dix.

Il y a quelques mois (grâce aux bons offices d'un gentilhomme irlandais particulièrement aimable), j'ai examiné avec attention le cordage de l'une de ces harpes. Il s'agit à mon avis de la même qui fut, avec deux fois plus de cordes, introduite en Italie il y a quelques années, bien que certains (allant à l'encontre de la réflexion la plus évidente) affirment qu'ils l'ont inventée eux-mêmes, tâchant de persuader les personnes mal informées qu'eux seuls savent en jouer et savent l'accorder.note11

Il semble aujourd'hui acquis que les harpes, peu courantes en Italie et au sud de l'Europe aux XIIe et XIIIe siècles comme en atteste cet extrait, y arrivèrent grâce aux navigateurs phéniciens après avoir transité par le bassin méditerranéen puis par l'Europe du nord, dont l'Irlande.

Nous finirons cet examen des différentes sources bibliographiques et iconographiques des harpes d'Irlande par les principales illustrations dont nous avons connaissance. L'ouvrage de John Derrick, Images of Ireland, fut publié en 1581 mais sa conception remonte, comme en atteste le titre complet, à 1578. On remarquera, parmi les quelques représentations musicales, celle d'un harpeur accompagnant un récitant durant un banquet ; cette image n'est pas d'un grand secours sur le plan technique, et tend uniquement à prouver que Derrick connaissait mal l'instrument : celui-ci est dépourvu de caisse de résonance et les cordes sont fixées directement sur la colonne ! Les illustrations du pédagogue luthérien Michael Praetorius dans son Syntagma Musicum (1619), quoique imprécises et erronées sur certains points, sont plus détaillées. Elles offrent par exemple le croquis d'une 'Harpe Irlandaise', accompagné de quelques lignes de description sur les modes utilisés. Un dernier point historique est encore mal élucidé. Joan Rimmer considère que le terme cláirseach, qui désigne aujourd'hui les harpes celtiques les plus hautes, fut d'abord utilisé en Ecosse au XVe siècle avant de l'être en Irlande au début du XVIe siècle. Breandán Breathnach explique pour sa part, sans citer sa référence, que le terme est cité dans un poème du XIVe sièclenote12.

Les différentes formes de harpes irlandaises en usage à partir du XIIIe siècle sont aujourd'hui classées en trois catégories chronologiques. Trois exemples survivent du premier type, datant des XIVe, XVe et du début du XVIe siècle, dont la célèbre harpe de Trinity College (dite 'de Brian Boru' et qui date en fait du XIVe siècle). La harpe de la Reine Marie et la harpe Lamont datent toutes deux du XVe siècle et sont originaires d'Ecosse, mais sont organologiquement rangées parmi les 'Harpes Irlandaises'. Il est possible que certaines harpes de ce type aient été en usage dès le XIIIe siècle, mais aucune preuve tangible ne peut confirmer cette hypothèse dans l'état actuel des connaissances. Sa taille (environ 70 cm de haut) lui vaut l'appellation de " Petite Harpe Irlandaise à Tête Basse ".

Quatre exemplaires complets et deux jeux de fragments subsistent de harpes en usage de la fin du XVIe à la fin du XVIIe siècle, bien qu'aucun d'entre eux ne date du début de cette période : ce sont les harpes de Otway, de O'Fogerty, de Fitzgerald-Kildare et de Hempson (dite 'de Downhill'), ainsi que les fragments de Ballinderry et de Dalway. Nommée " Grande Harpe Irlandaise à Tête Basse ". Il s'agit simplement de modèles agrandis de la première catégorie comportant plus de cordes, et dont les caisses de résonance se font plus profondes et plus étroites près des cordes aiguës.

La dernière catégorie, la plus récente, comprend les harpes en usage au XVIIIe siècle telles que celles de Turlough O'Carolan ou de Arthur O'Neill : elles comportent une colonne plus rectiligne, davantage de cordes et dépassent le mètre en hauteur ; ce sont les " Harpes Irlandaises à Tête Haute ".

Lorsque les dix derniers harpeurs se rencontrèrent à Belfast en 1792, seul l'un d'entre eux (Denis Hempson) jouait encore avec les ongles, selon la technique en vigueur pendant des siècles chez les cruitire et leurs descendants, les harpeurs itinérants. Denis Hempson mourut en 1807 à l'âge de 112 ans. Le dernier représentant de ce style, Arthur O'Neill, est également celui sur qui nous possédons le plus d'informations grâce à ses mémoires, qu'il rédigea vers 1809 avec l'aide de Thomas Hughes, engagé pour la circonstance par Edward Bunting. Il mourut, selon les sources, entre 1816 et 1818note13.

Il semble que la très grande estime dans laquelle l'instrument était tenu provienne de sa sonorité tout à fait particulière puisque, comme nous l'avons dit, ses cordes de métal étaient jouées avec les ongles ou avec un médiator de corne. La harpe disparut graduellement au cours du XVIIIe siècle et connut une longue période d'éclipse, assez curieusement parallèle à un intérêt patriotique pour cette musique : trois concours furent ainsi organisés à Granard au cours des années 1780, qui conduisirent au célèbre rassemblement de Belfast en 1792. George Petrie nota pourtant plus tard que :

les efforts (...) visant à en perpétuer l'existence en Irlande en tentant de transmettre les techniques des harpeurs à de pauvres enfants aveugles, fut une action de bienfaisance autant qu'une entreprise patriotique, mais c'était une illusionnote14.

S'inspirant des derniers modèles de harpe de concert à pédale tels que ceux conçus en 1811 par Sébastien Erard, John Egan et son neveu Francis Hewson la firent renaître au début du XIXe siècle sous deux formes différentes pour satisfaire la demande de particuliers ou de clubs revivalistes. Le premier type, de construction plus légère et plus fine, ne rencontra pas un grand succès, le son produit étant selon Joan Rimmer " particulièrement déplaisant, proche de celui d'un vieux piano fatigué, et le son en est exagérément long si on ne l'assourdit pas "note15. Le deuxième type construit à partir de 1819 est une 'harpe portable' de 92 cm de haut. Les deux particularités en sont des cordes de boyau et un mécanisme permettant le chromatisme actionné à la main et séparément sur chaque note, contrairement à la harpe à pédale où une note sera altérée sur toutes les octaves. C'est cet instrument qui est aujourd'hui appelé 'Harpe Celtique' dans le monde entier.
 
 

Si l'on se tourne à présent vers les musiciens qui firent sa renommée, on ne manquera pas de remarquer une mutation très particulière : sur les dix harpeurs présents au grand rassemblement de Belfast en 1792 figuraient neuf hommes et une seule femme, Rose Mooney, qui obtint la troisième place. Il faut sans aucun doute voir là, outre le caractère masculin des métiers ambulants, l'influence lointaine mais persistante de la fonction religieuse dans la tripartition fonctionnelle dont nous avons parlé. En voici un exemple frappant extrait des Clanrickard Memoirs, publiés en 1722 mais relatant un fait sans doute plus ancien :

L'action et la déclamation du poème, en présence de (...) la principale personne auquel il s'adressait, furent conduits avec grande cérémonie dans une union de musiques vocale et instrumentale. Le poète lui-même ne prit pas la parole, mais dirigea et veilla à ce que chacun procède comme convenu. Les Bardes, auxquels il avait préalablement confié sa composition, l'avaient parfaitement mémorisée et la récitaient maintenant méthodiquement, suivant même le rythme d'une harpe jouée à cette occasion ; aucun autre instrument n'est autorisé dans ces circonstances que celui-ci, étant masculin, plus doux et plus ample que tout autre.note16

L'instrument ne s'est donc féminisé qu'à partir du XIXe siècle et il faut sans doute voir là l'influence d'une vision aristocratique et classique où la musique était en grande partie réservée au passe-temps des femmes et des jeunes filles de bonnes familles. Cette transformation influença par la suite la harpe celtique qui devint elle aussi un instrument féminin lors du regain d'intérêt qu'elle suscita à la fin du siècle dernier, puis à l'heure de sa renaissance, vers le milieu du XXe siècle. Une telle affirmation surprendra les coutumiers d'une occurrence aujourd'hui si familière, la belle harpiste en robe longue, que l'on rencontrera plus particulièrement en Irlande dans quelque banquet pseudo-médiéval pour touristes, comme celui de Bunratty.

La période contemporaine reflète ainsi naturellement cet état de fait, avec l'exception notoire des Chieftains qui se sont adjoint depuis 1972 les services d'un harpiste classique nommé Derek Bell, de Belfast. Nous y ajouterons également Paul Dooley, ainsi que le jeune Eoghan O'Brien au sein du groupe Déanta, également d'Irlande du Nord. Mais les femmes, avec Máire Brennan, Gráinne Yeats, Janet Harbison, Máire Ní Chathasaigh, Kathleen Loughnane ou Emer Kenny restent de loin les plus nombreuses.

En Ecosse, Alison Kinnaird, Mary MacMaster et Patsy Seddon (qui forment le duo Sileas) comptent également parmi les principaux adeptes de la harpe celtique, ainsi qu'Alan Stivellnote17, les frères Quefféléant, Marianig Larc'hantec, Job Fulup, Dominig Bouchaud, Kristen Noguès ou Myrdhin en Bretagne, Katrien Delavier en Flandre, Loreena McKennit au Canada, Robin Williamson et Deborah Henson-Conant aux Etats-Unis. La harpe celtique est également utilisée dans le répertoire baroque et a même séduit quelques compositeurs classiques récents. Dans le répertoire spécifiquement irlandais, la harpe a adopté toutes les musiques de danses (jigs, reels, hornpipes), ce qui constitue également un profond bouleversement dans l'esprit même de la musique de harpe. Nous laisserons ici le soin à Mícheál Ó Súilleabháin de résumer les multiples évolutions de la harpe irlandaise au cours des siècles :

Les évolutions qui affectèrent la harpe indiquent un processus significatif : d'une occupation itinérante à une occupation sédentaire, d'un milieu rural à un milieu urbain, des illettrés aux lettrés, de cordes en métal à des cordes en boyau, d'une technique utilisant les ongles à une autre utilisant le gras du doigt, d'une main gauche sur les aigus à une main droite sur les aigus, de l'épaule droite à l'épaule gauche.note18

L'une des principales évolutions regrettées par les musicologues est son utilisation comme instrument d'accompagnement, au même titre que la guitare, et non plus comme instrument soliste auquel son rang aristocratique devrait la réserver. Ayant largement dépassé le cadre strictement irlandais, la harpe celtique doit en grande partie son renouveau mondial au travail de reconstruction effectué par Jorj Cochevelou dans les années cinquante, comme nous l'avons déjà expliqué, mais également à l'intérêt porté par certains musiciens classiques. Elle est aujourd'hui fabriquée dans le monde entier : Smith & Morley à Londres, Leroux et Camac en Bretagne, Martin à Paris et même Jujiya à Tokyo. Elle n'est plus, en Irlande, que le symbole d'une époque révolue parfois considérée comme l'Age d'Or, bien que quelques festivals lui soient encore consacrés chaque année, comme celui de Nobber, Co. Meath, en l'honneur de Turlough O'Carolan.
 
 

Footnote1

W. H. Grattan Flood ferait remonter cette adoption comme emblême aux règnes de Jean Sans Terre et de Edouard 1er, soit à la fin du XIIe ou au début du XIIIe siècle ; op.cit., 1904, p. 67.

Footnote2

On retrouvera une trace de cette époque dans la réédition récente d'enregistrements datant de 1959 à 1961 dans le CD Telenn Geltiek - Harpe Celtique, Alan Stivell-Cochevelou, Disques Dreyfus-Sony Musique France, FDM 36200-2, 1994.

Footnote3

Si vous rencontrez un jour des harpistes jouant en session dans un pub, parlez-leur: ce sont sûrement des Françaises, voire des Bretonnes...

Footnote4

" Certain lyres seem to have originated among barbarian peoples in Asia. The dispersal of some forms can be assumed, if not minutely traced, from the Black Sea to the Atlantic, and with them we come closer to the proto-Celtic peoples, to the historic Celts, and to the Celtic immigrants into Ireland whose language, society and in many ways unique musical usages continued long after the old lyres were displaced by the harp ". RIMMER Joan, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 8-9.

Footnote5

Traduction d'après RIMMER Joan, ibid., p. 22.

Footnote6

Rappelons que, selon l'acception contemporaine, la harpe est plus solide car fermée sur le devant par une colonne (angl. 'column' ou 'forepillar'), tandis que la lyre est soit arquée, soit angulaire.

Footnote7

Voir quelques exemples dans l'article 'harp' du NEW GROVE DICTIONARY OF MUSIC, Stanley Sadie éd., Londres, Macmillan, 1980 (1ère éd. 1845), p. 191a.

Footnote8

Les mêmes adjectifs étant utilisés dans leurs paragraphes sur les caractéristiques de la Harpe par Joan RIMMER, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p.1 et par Breandán Breathnach, op.cit., 1977, (1ère éd. 1971), p. 65, nous nous permettrons de faire de même.

Footnote9

" This has generally been assumed to be David, though the incongruity of his figure has been admitted. It seems much more likely that it was not intended to be David but that lyre-player without whom, as Homer's Alkinous and Achilles and every early Irish King would have agreed, no feast was complete ". RIMMER Joan, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 20.

Footnote10

" I find among these people commendable diligence only on musical instruments, on which they are incomparably more skilled than any nation I have seen. Their style is not, as on the British instruments to which we are accustomed, deliberate and solemn but quick and lively ; nevertheless the sound is smooth and pleasant.

It is remarkable that, with such rapid fingerwork, the musical rhythm is maintained and that, by unfailingly disciplined art, the integrity of the tune is fully preserved throughout the ornate rhythms and the profusely intricate polyphony - and with such smooth rapidity, such 'unequal equality', such 'discordant concord'. Whether the strings strike together a fourth or a fifth, [the player] nevertheless always starts from B flat and return to the same, so that everything is rounded off in a pleasant general sonority. They introduce and leave rhythmic motifs so subtly, they play the tinkling sounds on the thinner strings above the sustained sound of the thicker strings so freely, they take such secret delight and caress [the strings] so sensuously, that the greatest part of their art seems to lie in veiling it, as if 'That which is concealed is bettered - art revealed is art shamed'.

Thus it happens that those things that bring private and ineffable delight to people of subtle appreciation and sharp discernment, burden rather than delight the ears of those who, in spite of looking do not see and in spite of hearing do not understand ; to unwilling listeners, fastidious things appear tedious and have a confused and disordered sound.

One must note that both Scotland and Wales, the latter by virtue of extension, the former by affinity and intercourse, depend on teaching to imitate and rival Ireland in musical practice. Ireland uses and delights in two instruments only, the cithara and the tympanum. Scotland uses three, the cithara, the tympanum, and the chorus. Wales uses the cithara, tibiae and chorus. Also, they use strings made of brass, not of leather. However, in the opinion of many, Scotland today not only equals Ireland, her mistress, but also by far outdoes and surpasses her in musical skill. Hence many people already look there as though to the source of the art. "

GIRALDUS CAMBRENSIS, Topographica Hiberniae, in Complete Works, dirs. J.S. Brewer, J.F. Dimrock et G.F. Warner, Londres, 1861-1891, Vol. V, cité par RIMMER Joan, op. cit, 1977 (1ère éd. 1969), pp. 41-42.

Footnote11

" Among the stringed instrument now played in Italy there is first of all the Harp, which is none other than the ancient Cithara with many strings. The form indeed is different in each case, but only because of the different workmanship of those days, and from the greater number of strings and their thickness. It contains from the lowest note to the highest note more than three octaves.

This most ancient instrument was brought to us (as Dante commented) from Ireland, where it is excellently made and in great quantities. The people of that island play it a great deal and have done so for many centuries, also it is the special emblem of the realm, where it is depicted and sculptured on public buildings and on coins. From which, it may be deduced to be descended from the Prophet, King David. The harps in use among that people are somewhat bigger than ordinary ones. They have generally strings of brass, with a few of steel in the top register, like the Harpsichord. The players keep the fingernails of both hands rather long, shaping them carefully like the quills of the jacks which strike the strings of the Spinet. The number of these is fifty-four, fifty-six or even sixty. Nevertheless among the Hebrews, we learn that the Cithara, or Psaltery of the Prophet, had the number of ten.

A few months ago (through the offices of a most courteous Irish gentleman) I carefully examined the stringing of that kind of harp. I find it to be the same as that which, with double the number of strings, was introduced in Italy a few years ago, although some (against all good reasoning) say that they themselves have invented it, trying to persuade the uninformed that they alone know how to play it and understand how to tune it. "

GALILEI Vincenzo, Dialogo della Musica Antica e della Musica Moderna, Florence, 1581, in STRUNK William Olivier, Source Readings in Music History, New York, 5 vol., 1950, cité par RIMMER Joan, op. cit, 1977 (1ère éd. 1969), pp. 41-42.

Footnote12

Voir RIMMER Joan, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 44-5 et BREATHNACH Breandán, op.cit., 1977 (1ère éd. 1971), p. 65. Les deux ouvrages ont été révisés, mais les auteurs sont restés sur leurs positions. Pour l'anecdote, le terme cláirseach signifie également 'cloporte' et 'gros objet plat'.

Footnote13

Voir ses mémoires dans O'SULLIVAN Donal, op.cit., 1958, pp. 143-183.

Footnote14

" the efforts (...) to perpetuate the existence in Ireland, by trying to give the harper's skill to a number of poor blind boys, was at once a benevolent and a patriotic one : but it was a delusion ". Cité par RIMMER Joan, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 66.

Footnote15

" peculiarly unattractive, rather like that of an ancient and decrepit piano, and the sound is excessively long lasting unless damped ". RIMMER Joan, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 67.

Footnote16

" The Action and Pronunciation of the Poem, in presence of the (...) principal person it related to, was perform'd with a great deal of Ceremony in a consort of vocal and instrumental Musick. The poet himself said nothing, but directed and took care that everyone did his part right. The Bards having first had the composition for him, got it well by heart, and now pronounc'd it orderly, keeping even pace with a harp, touch'd upon that occasion ; no other instrument being allow'd for the said purpose than this alone, as being masculine, much sweeter, and fuller than any other ". Cité par BREATHNACH Breandán, op.cit., 1977, p.20. Le texte est également cité par RIMMER Joan, op.cit., 1977 (1ère éd. 1969), p. 39, mais la fin de la dernière phrase, essentielle à notre propos, est tronquée.

Footnote17

Alan Stivell utilise aujourd'hui, quoique de façon très exceptionnelle, la harpe fabriquée par son père en 1953, et contribue de manière très intéressante à l'élaboration de nouvelles harpes électro-acoustiques.

Footnote18

" The changes which came over the harp testify to a significant process : from itinerant to settled, rural to urban, male to female, non-literate to literate, wire strings to gut strings, fingernail technique to fingertip technique, left-hand treble to right-hand treble, right shoulder to left shoulder ". Ó SÚILLEABHÁIN Mícheál, op.cit., 1994, p. 338.