HISTOIRE DE LA MUSIQUE IRLANDAISE

Deuxième partie

 
 
 

Nature et fonction

 

Il existera bien entendu plusieurs façons de répertorier la musique, suivant le contexte qui nous préoccupera ou l'époque étudiée. Dans tous les cas, ces divisions devront être considérées comme arbitraires car, outre le peu d'intérêt qu'elles ont aux yeux de tous les acteurs quotidiens de ce fait social, elles n'auront pour principale caractéristique que d'offrir le point de départ nécessaire à toute étude de ce genre. Nous avons ici choisi, de manière peut-être surprenante, de remonter le cours de l'Histoire afin d'appréhender les différentes facettes des types de mélodies aujourd'hui les plus connus de tous, mais qui ne constituent pourtant que la partie émergée de l'iceberg de la musique traditionnelle irlandaise. Puis nous reviendrons, à travers les liens qui unissent la danse et la musique, sur les formes qui les ont précédées. Ces différentes étapes nous permettront sans doute, dans un troisième temps, d'émettre quelques opinions sur ce qui peut être aujourd'hui considéré comme de la musique traditionnelle irlandaise.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

- 1 - La création musicale

 

L'une des méthodes pertinentes consisterait à distinguer les différentes fonctions de la musique. Il apparaîtrait ainsi qu'une première fonction d'intériorisation, comprenant essentiellement les musiques religieuses, sans doute à l'origine du chant, répondrait à une deuxième fonction d'extériorisation comprenant les musiques de fêtes, de festivals et de rencontres. Une musique de recueillement intérieur compléterait alors naturellement une musique de fête : la première serait une musique personnelle et inclurait, outre les chants s'adressant à Dieu, tous les chants à caractère funéraire, tandis que la seconde, incluant les activités de groupe, aurait avant tout une valeur sociale. Il serait possible d'intégrer dans cette section les chants de travail ou de quelque activité que ce soit. C'est, bien entendu, cette dernière catégorie qui sera, dans tous les pays, la plus développée par le peuple.

Mais il apparaîtra rapidement que, dans l'optique où nous nous plaçons pour cette étude, c'est-à-dire celle de la musique du plus grand nombre, la première catégorie ici définie présente un intérêt moindre, sans qu'elle en soit pourtant totalement dépourvue. Nous respecterons donc une autre vision, issue d'une représentation irlandaise acquise au fil des recherches effectuées par divers érudits et aujourd'hui considérée comme représentative du corps de la musique irlandaise : la musique chantée et la musique instrumentale en sont les deux faces. Nous pourrons également, à l'intérieur de ces deux catégories, en étudier différents aspects et différentes fonctions.
 
 
 
 

- a - La musique chantée

 

Comme nous l'avons fait remarquer dans notre chapitre sur les instruments et la voix, l'essence de la musique traditionnelle irlandaise tient aux nombreuses et diverses ornementations ; il faudra nécessairement voir là l'influence originelle du chant soliste, dont nous avons vu l'importance primordiale.

Une première classification distinguera plusieurs catégories à l'intérieur du vaste corps de la musique chantée : les chants religieux, les chants de travail ou d'activité, les chants à danser, les chants militants ou de guerre. L'intérêt d'un tel classement résidera ici principalement dans l'étude de l'origine de chaque chant, ainsi que dans son évolution.

Il est communément admis que, en Irlande comme ailleurs, les chants religieux sont les plus anciens ; cependant force sera de constater qu'ils sont fort peu nombreux pour des raisons liées à la répression du catholicisme. Trois catégories peuvent être établies : la poésie religieuse du XVIIIe siècle due à des poètes connus, et chantée sur des airs populaires ; les textes anonymes chantés sur des airs préexistants ; les chansons populaires dont le texte et la musique furent collectés conjointement. L'une des principales caractéristiques de ces chants est leur association à la Vierge Marie, ce qui leur confère tantôt la qualité de berceuse, tantôt celle de lamentation, mais dans les deux cas, le rôle maternel est prépondérant. On retrouve également ici une distinction sociale déjà mentionnée entre les chants à caractère communautaire d'une part, et les chants plus intimes d'autre part. Nóirín Ní Riain, chanteuse reconnue et appréciée du grand public, mais également chercheuse, est sans nul doute la plus grande spécialiste des chansons à caractère religieux, dont on pourra retrouver des exemples sur ses albums enregistrés en compagnie des moines de l'abbaye de Glenstalnote1.

Mentionnés dans le paragraphe précédent, les berceuses et les chants funèbres peuvent également l'être pour ce qui concerne les chants à caractère féminin, relativement rares dans l'ensemble du corps chanté de la musique traditionnelle irlandaise. Une telle pénurie fut relevée par Carmel Ó Boyle qui jugea nécessaire de publier un recueil uniquement composé de chansons écrites par des femmes pour des femmes, notant avec regret qu' " autrefois, on n'encourageait pas les irlandaises à chanter, mais plutôt à écouter "note2. Cette absence de choix ne semble pas constituer un problème majeur pour les chanteuses actuelles, et il n'est pas rare d'entendre l'une d'entre elles louer allègrement la beauté d'une femme, voire la blancheur d'un sein, sans que personne s'en offusque dans un pays pourtant très catholique.

Les chants funèbres, (les caoineadhnte, d'où l'anglais keen), en gaélique pour la plupart, semblent nombreux mais sont de moins en moins souvent chantés ; en outre, ces chants sont très peu enregistrés, les chanteurs (et chanteuses) potentiels jugeant sans doute inconvenant ou indécent d'enregistrer un chant d'une telle nature. Les berceuses, quant à elles, faisaient (et font encore) partie des activités quotidiennes des femmes (entre autres). Ce genre semble sous-représenté dans le corps des chansons irlandaises en gaélique, bien que les Irlandais apprennent encore certaines d'entre elles, non plus de leurs parents, mais de leurs instituteurs et institutrices lors des cours de gaélique à l'école primaire.

Contrairement aux trésors légués par la tradition écossaise (ces extraordinaires waulking songs, chants de foulage du tweed), nous n'avons que peu d'exemples irlandais de chansons de travail centrées sur les activités quotidiennes, que ce soit pour les hommes (il n'existe à notre connaissance aucun chant de marins en gaélique) ou pour les femmes (bien peu d'exemples de chants de tissage ou de filage). On retrouvera cependant quelques chants liés à la garde des troupeaux qui, débarrassés des obligations rythmiques des chants de travail habituels, présentent généralement des mélodies beaucoup plus travaillées et ornementées, car plus lentes. En revanche, nous ne connaissons pas de chants de moisson ou de travaux des champs.

Les chants d'amour constituent la majeure partie du corps chanté survivant en cette fin de XXe siècle. Notons cependant qu'ils furent dans leur majorité composés aux XVIIe et XVIIIe siècle en anglais, alors que disparaissait une autre catégorie en gaélique, largement inspirée par l'amour courtois cher aux troubadours provençaux du haut Moyen Age et sans doute introduite en Irlande grâce aux influences normandes. Cette catégorie connaîtra son apogée poétique dans les aislingí (ou 'visions') du XVIIIe siècle et perpétuera l'identification de l'Irlande à une femme dans l'imagerie que nous connaissons encore aujourd'hui, de Cáitlín Ní hUallacháin à la tSeanbhean Bhocht en passant par Cáit Ní Dhuibhir, Síle Ní Gabhra et Róisín Dubh. L'existence de ces aislingí au caractère nationaliste et composés en gaélique, explique peut-être la relative rareté de véritables chants en gaélique à caractère patriotique. Ce n'est que plus tard que des chansons de ce type commencent à circuler en Irlande, mais en anglais. Elles sont aujourd'hui relativement communes, sans doute en raison des nombreux textes écrits sur des mélodies préexistantes à propos des nombreux soulèvements survenus en Irlande, de 1798 à 1916. La plus grande partie date, comme nous l'avons mentionné précédemment, du milieu du XIXe siècle, avec la parution de textes et de musiques dans le journal The Nationnote3, mais également du début du XXe siècle, à la suite du soulèvement de Pâques 1916.

En ce qui concerne le passage de la langue gaélique à la langue anglaise, nous avons déjà expliqué l'importance de ce qu'il est convenu d'appeler la Grande Famine du milieu du XIXe siècle. De nombreux chants en gaélique disparurent à cette époque où la langue se voyait rejetée pour des raisons économiques, mais surtout sociales. Elle céda peu à peu la place à la langue administrativement et économiquement prépondérante. Il ne semble pas que les chansons qui existaient en gaélique à cette époque aient été traduites en anglais, mais plus vraisemblablement qu'une nouvelle catégorie ait émergé, sur un ton parfois humoristique. Il n'y eut donc pas à proprement parler de bouleversement linguistique dans l'optique qui nous occupe, et les exemples de chansons mêlant les deux langues (macaronic songs, voir page 52) sont encore très courants, telle la chanson appelée A Stór Mo Chroí ('Trésor de mon Coeur'), dont seul le refrain est en gaélique. En ce qui concerne la chanson en gaélique de nos jours, la plupart des chanteurs sont de vieilles personnes résidant dans les gaeltachtaí de l'ouest, et le style adopté (nommé sean-nós, voir page 48, et pages 54 et infra), indique bien cette conscience de produire quelque chose en voie de disparition. Insistons une dernière fois sur le caractère essentiel de l'ornementation dans la musique traditionnelle irlandaise, où une syllabe peut correspondre à plusieurs notes chantées. Les musicologues nomment cette suite de notes un mélisme, du grec '{Special Char 109 in Font "Symbol"}{Special Char 101 in Font "Symbol"}{Special Char 108 in Font "Symbol"}{Special Char 105 in Font "Symbol"}{Special Char 115 in Font "Symbol"}{Special Char 103 in Font "Symbol"}{Special Char 97 in Font "Symbol"}', 'mélodie', d'où l'appellation 'chant mélismatique'. Ce type de chant doit nécessairement se faire sans accompagnement, question centrale du développement actuel de la musique traditionnelle irlandaise : ainsi, le groupe Les Chieftains n'accompagne jamais son chanteur (et joueur de bodhrán), Kevin Conneff, qui ne chante par ailleurs qu'en anglais.

De nos jours, la catégorie comprenant les chants en anglais est la plus importante. Essentiellement répandue dans les villes avant la Grande Famine, la langue gagna peu à peu les campagnes et, en raison de son universalité, n'a jamais été remplacée depuis. On considère depuis quelques années que le sean-nós peut également être chanté en anglais, mais il semble que les chanteurs faisant usage de cette langue utilisent moins d'ornementations.

Le type de chanson le plus rencontré en Irlande aujourd'hui est bien entendu la ballad, chant racontant une histoire et, en Irlande plus qu'ailleurs, ayant quelques connotations militantes pour bon nombre d'entre elles. Nous avons déjà montré à quel point l'influence des militants du XIXe siècle fut grande dans cette orientation qui perdure encore dans les chansons entendues dans les pubs ou sur les disques, des meilleures aux pires.
 
 

- b - La musique instrumentale

La musique classique telle que nous la connaissons aujourd'hui est, elle aussi, issue de la musique à danser et la rejoint encore parfois. Les deux éléments furent longtemps totalement dépendants l'un de l'autre : nul ne pouvait imaginer une danse de cour sans un support musical, aussi ténu soit-il ; et nul n'aurait imaginé non plus des musiciens jouant pour être écoutésnote4. Il fallut attendre le XVIIe siècle pour que cet état de fait change avec l'introduction de la sonate, laissant entrevoir de nouvelles perspectives pour la musique ; par la suite, Brahms, Berlioz ou Liszt se firent les champions de la 'musique-image', la musique classique 'à danser' devenant de ce fait 'à écouter' au travers de l'évocation d'une histoire.

Il ne semble pas malvenu de considérer aujourd'hui que la musique traditionnelle suit un chemin semblable, et plusieurs faits en apportent la preuve : la musique traditionnelle irlandaise est aujourd'hui parfaitement bien intégrée au monde du spectacle et, à cet égard, ne dépareille pas sur une scène de spectacle. Il est rare dans un tel contexte de rencontrer des groupes accompagnés de danseurs et de danseuses. Notons cependant que les Chieftains ont à plusieurs reprises tenté l'expérience et que, d'autre part, l'incroyable succès du spectacle 'River Dance' en 1995 pourrait donner de bonnes idées à beaucoup de musiciens.

Une deuxième raison tient à l'influence des techniques d'enregistrement. Le support enregistré ne constitua longtemps qu'une reproduction infidèle des prestations que proposaient certains musiciens solistes ou en groupes. Les nouvelles technologies d'enregistrement multipistes modifièrent profondément ce point de vue, et le support enregistré constitue, depuis les années soixante, la base de toute prestation pour la plupart des groupes actuels de musique populaire ; le concert n'est plus qu'une reproduction infidèle de leurs enregistrementsnote5. La même remarque pourrait être faite pour la (les ?) musique(s) de jazz, ainsi que pour la musique classique dans une moindre mesure. Toutes ont bénéficié et bénéficient encore des progrès techniques, ainsi les récentes publicités de la firme Deutsche Gramophon vantant les avantages de sa nouvelle technique d'enregistrement, le '4D', pour mieux séduire les mélomanes aussi avides de perfection technique que de beauté musicale.

Ce qui vient d'être dit pour le monde de la musique pop-rock, pour le jazz et pour la musique classique vaut bien entendu pour la musique traditionnelle ; l'Irlande, grâce à la qualité de ses studios, est sans doute l'un des pays où la musique traditionnelle profite le plus de ces nouveautés technologiques. Un grand nombre de musiques enregistrées aujourd'hui par des groupes irlandais considérés comme traditionnels par le grand public, ne pourraient que difficilement être accompagnées par des danseursnote6.

Il serait pourtant partiellement faux d'affirmer que cette évolution ne tient qu'aux nouvelles techniques d'enregistrements. Le uilleann piper Séamus Ennis (1903-1982) avait notoirement horreur que ses prestations ne soient pas attentivement suivies dans le silence le plus respectueux qui soit. On sait également qu'un certain " Piper Gaynor " expliquait au romancier irlandais William Carleton au XIXe siècle :

Ma musique n'est pas pour les pieds ou pour le sol, mais pour l'oreille et pour le coeur ; il y a plein de joueurs de cornemuses pour les pieds, mais c'est pas pour moi.note7
Un autre exemple plus récent concernant cette dichotomie entre musique à danser et musique à écouter figure dans les souvenirs d'un musicien du Donegal, Paddy Tunney :
Ce fut une superbe soirée de musique, avec quelques chansons pour faire bonne mesure, mais c'est surtout la variété des styles des fiddlers qui fut passionnant. Ceux qui venaient d'au-delà du lough jouaient de la musique que l'on avait plaisir à écouter, à notre avis, mais ceux de Mulleek faisaient danser.note8
Un exemple marquant et révélateur de l'évolution actuelle vers une musique instrumentale et de la disparition de certaines formes anciennes chantées est donné par ce que les musiciens irlandais appellent les slow airs, expression que nous nous garderons bien de traduire pour en conserver toute la saveur. Ceux-ci sont en effet des chants, le plus souvent de la catégorie des chants d'amour, devenus au cours du XXe siècle des instrumentaux sous l'influence principale de deux instruments : le fiddle et le uilleann pipes, peut-être les deux instruments les plus proches de la voix humaine car capables de reproduire ces ornements propres à la musique traditionnelle irlandaise.
 
 

En ce qui concerne les types de musique aujourd'hui les plus répandus, la première référence à la jig figure dans un texte de l'archevêque de Dublin, Dr Talbot, datant de 1674 et critiquant sévèrement la vie menée par Peter Walsh et ses disciples :

Appelez-vous souffrance, de voir ces enfants spirituels, les vôtres, revenir à vous les poches pleines d'argent, et vous invitant fastement avec votre délégué à l'enseigne de la Harp and Croun presque tous les soirs, avec force rires, danses, et Danes, et Cronans irlandais ; particulièrement ce célèbre Macquillemone ; qui fut désigné, dans une lettre à Rome, comme Cantio barbara & aggrestis ; et appelé par les soldats de la Garde à Dublin (qui entendent cela tous les soirs à minuit) Frère Walsh et Frère N. chantant des Psaumes ? Appelez-vous souffrance de voir vos dignes Protestataires danser des Giggs et des danses paysannes, pour vous divertir, vous et votre délégué, qui y était tout aussi disposé que n'importe lequel de ses Encaisseurs ? Mais on me dit qu'en vérité vous dansiez avec plus de grâce que tout autre.note9
 

Ajoutons à cela la remarque de Breandán Breathnach concernant la prétendue influence de O'Carolan dans l'introduction de la jig :

Le terme 'jig' provient sans aucun doute de l'italien, et il a été suggéré que la musique elle-même avait une origine italienne, arrivant ici depuis l'Italie grâce aux harpeurs. Cette idée provient du fait que Carolan, qui était fasciné par la musique italienne en vogue à Dublin à son époque, concluait certaines de ses compositions par un thème de seize mesures auquel fut attribué le terme de 'jiga'. Mais la seule similitude entre ces thèmes et la musique de danse réside dans le nombre de mesures, et elles sont si radicalement différentes de par leur structure et leur langage que l'on peut réfuter l'idée que l'une provient de l'autre.note10
 

Il paraît donc certain que la jig en 6/8 telle qu'elle est encore jouée de nos jours provient de la lente agrégation entre un substrat sans aucun doute irlandais, provenant peut-être des anciennes marches de clans, et de quelques influences extérieures qui restent à définir. On peut, à ce propos, rapprocher le terme jig, du terme allemand Geige signifiant un 'violon' ; il a également été fait ci-dessus mention d'une influence italienne dans certains cas, mais elle ne semble pas s'étendre au-delà de la simple influence étymologiquenote11.

Comme nous venons de le faire remarquer, la jig ne fait son apparition qu'en 1674 sous la forme 'Gigg' ; elle est encore mentionnée par l'un des principaux voyageurs du XVIIIe siècle, Arthur Young, qui effectua plusieurs visites en Irlande entre 1776 et 1779. En revanche, celui-ci ne fait aucunement mention du reel ou du hornpipe, ce qui nous pousserait à penser que ceux-ci ne firent leur apparition qu'un peu plus tard, sans doute dans le dernier quart du XVIIIe siècle. De l'avis général, le reel (en 4/4) est une introduction due aux Ecossais, tandis que le hornpipe (en 2/4 et au rythme particulièrement sautillant) était une danse en vogue dans les cours européennes à cette époque et fut vraisemblablement introduit en Irlande via l'Angleterre, puis se développa dans sa forme actuelle vers 1760.

Parmi les mélodies parfois mentionnées par les musiciens eux-mêmes figurent les slow reels. Il n'existe pas, à ce propos, de slow jigs ou de slow hornpipes et il ne nous a guère été possible jusqu'à présent de déterminer si les musiciens entendent par là un simple reel joué de façon lente, ou s'il s'agit d'un type de mélodie spécifique. Aucune étude sérieuse ne figure dans les nombreuses revues consacrées à la musique traditionnelle irlandaise, et aucun musicien irlandais n'a pu apporter jusqu'ici de réponse suffisamment précise ; il semble cependant qu'il n'y ait pas de danse basée sur ces slow reels. Il existe, à l'inverse, un type de mélodie souvent cité par les chercheurs mais qui fait défaut dans la musique réellement entendue en Irlande de nos jours : les descriptive pieces sont, comme leur nom l'indique, des suites relativement longues de mélodies entrecoupées de bruits divers et généralement interprétées au uilleann pipes. La plus célèbre de ces descriptive pieces s'intitule " The Fox Chase " et décrit musicalement la poursuite d'un renard par une meute, sa fuite, son 'chant du cygne' et sa capture. La version de Finbar Furey, uilleann piper utilisant un style propre aux itinerants, rend toute la sauvagerie et le pathétique de cette scène, tandis que Séamus Ennis l'évoque dans un style plus retenunote12. Bien que cette pièce " imitative " ait été publiée pour la première fois vers 1800 dans la toute première collection réalisée par un musicien traditionnel pour les musiciens traditionnels, " O'Farrell's Pocket Companion for the Irish or Union Pipes ", bien peu de musiciens amateurs savent en rendre toute la saveur, ce qui explique sa totale absence des sessions en pub ou domestiques.

Nous n'avons prêté attention jusqu'ici qu'aux mélodies dans leur contexte historique, en considérant qu'il s'agissait, comme c'est effectivement le cas, de la partie émergée de l'iceberg, celle visible par tous et connue de tous aujourd'hui. Il nous faut maintenant nous tourner vers l'origine sociale de ces mélodies, et en particulier vers un élément qui en est absolument indissociable pour beaucoup d'Irlandais, les danses et leur histoire.
 
 

Footnote1

Voir à ce propos NÍ RIAIN Nóirín, "The Female Song in the Irish Tradition", in NÍ CHUILLEANáIN Eiléan (dir.), " Irish Women: Image and Achievement ", Dublin, Arlen House, 1985 pp. 73-84, ainsi que NÍ RIAIN Nóirín, The Music in Traditional Religious Songs in Irish, unpublished MA Thesis, UCC, 1980, Preface, i-iii.

Footnote2

" Irish women were not encouraged in the past to sing, but rather to listen ". Ó BOYLE Carmel, " The Irish Woman's Songbook ", Cork, The Mercier Press, 1986, p. 4.

Footnote3

Voir à ce propos KENNY Desmond, " The Ballads of The Nation ", in Cahiers du Centre d'Etudes Irlandaises, N°3, Rennes, 1978, pp. 31-45.

Footnote4

On prendra garde à ne pas classer les harpeurs des Haut-Rois d'Irlande dans la catégorie des musiciens que l'on écoutait, car leur rôle musical était avant tout d'accompagner sur leurs instruments des récits historiques, des élégies ou des généalogies.

Footnote5

A ce titre, deux éléments doivent être soulignés : tout d'abord la décision prise en 1964 par le musicien classique Glen Gould de ne plus se produire en concert et de dispenser sa passion musicale grâce aux enregistrements ; deux ans plus tard, le 29 août 1966 les Beatles donnent leur dernier concert public au Candlestick Park de San Francisco, avant de se consacrer uniquement aux enregistrements de studio et à la révolution sonore que l'on connaît. En France, Jacques Brel annonça cette même intention le 10 octobre 1966. Ces choix ont eu une importance capitale sur l'histoire de la musique au XXe siècle, qu'il y aura sans doute lieu d'étudier un jour.

Footnote6

Comment, à titre d'exemple, imaginer des danseurs évoluant sur les versions irlandaises de 'Hey Jude' (Les Beatles) ou de 'L'arrivée de La Reine de Saba (à Galway)' (Vivaldi) par le groupe De Dannan ? Que penser d'une chorégraphie traditionnelle sur 'Bonaparte's Retreat' des Chieftains ? Et nous ne parlons pas de musique chinoise jouée par les mêmes Chieftains, de musique bulgare par Planxty, ou de musique yiddish par De Dannan, pour ne citer que trois des principaux groupes de musique traditionnelle issus des années soixante-dix.

Footnote7

" My music isn't for the feet or the floor, but for the ear and the heart ; you'll get plenty of foot pipers, but I'm none o'them ". Cité par O'NEILL, op.cit., 1987 (1ère édition 1913), p. 202.

Footnote8

" It was a mighty night's music and dancing with the odd song thrown in for good measure but the greatest excitement was generated by the contrasting styles of the fiddle players. The fiddlers from beyond the lough played music you would like to listen, we decided, but the Mulleek fiddlers made you dance ". TUNNEY Paddy, The Stone Fiddle, Skerries Co. Dublin, Gilbert Dalton, 1979, p. 54.

Footnote9

Call you suffering, to see these your spiritual Children return home to you with money in their purses, and treat you and your commissary, very splendidly at the sign of the Harp and Croun in Dublin, almost euery night, with good Cheer, dancing, and Danes, or Irish Cronans ; especially that famous Macquillemone ; which was stiled in a letter to Rome, Cantio barbara & aggrestis ; and call'd by the Soldiors of the Guards in Dublin (hearing it euery night at midnight) Friar Walsh, and Friar N. singing Psalmes ? Call you suffering to see your graue Remonstrants dance Giggs and Country dances, to recreat your-self and the Commissary, who was as ready and nimble at it, as any of his Collectors ? But indeed its said, you danc't with a better grace than any of the company ". Cité par BREATHNACH Breandán, op.cit., 1977 (1ère éd. 1971), p. 58.

Footnote10

" The word 'jig' undoubtedly derives from the Italian, and it has been suggested that the music itself may also have an Italian origin, coming here from Italy through the harpers. This idea derives from the fact that Carolan, who was fascinated by the Italian music in vogue in his time in Dublin, concluded some of his compositions with a piece of sixteen bars to which the title jiga was prefixed. But the only similarity between these pieces and the native dance music is in the number of bars, and they differ so radically in structure and idiom that one may dismiss the idea that one derives from the other ". BREATHNACH Breandán, op.cit., 1977 (1ère éd. 1971), p. 57.

Footnote11

Voir également à ce propos BREATHNACH Breandán, " An Italian Origin for the Irish Jig ", in Béaloideas, 39-41, 1971/1973, pp. 69-78.

Footnote12

Voir note 79.