LA LIGUE GAELIQUE ET SON HERITAGE :

UNE "EPURATION CULTURELLE GAELIQUE" ?

Ní tír gan ceol, ní tír gan rince

Le contexte qui nous intéresse dans cette communication est celui de la Ligue Gaélique, association irlandaise fondée en 1892, et de son attitude vis à vis d'une activité liée à la musique (la danse) à un moment crucial de l'histoire culturelle du pays.

1 - CONTEXTE ET HISTORIQUE

Après l’engouement suscité par les collectages individuels des XVIIIe et XIXe siècles, des Irlandais se regroupèrent afin de prolonger ce travail en défendant diverses facettes de la culture irlandaise. Cette vision répondait également à un contexte politique, celui du nationalisme du XIXe siècle, et nous permet de considérer ici l'évolution des publics visés entre 1830 et la naissance de la Ligue.

En Italie, Giuseppe Mazzini (1805-1872), sans doute influencé par le mouvement révolutionnaire français de la fin du XVIIIe siècle, tenta de rechercher une certaine unité des mouvements européens dits nationalistes ; il fonda ainsi le mouvement Jeune Italie (Giovine Italia) en 1831, puis Jeune Allemagne, Jeune Suisse, Jeune Pologne en 1835 dans le cadre général du mouvement Jeune Europe.

C’est à cette cause que quelques Irlandais souhaitèrent se rallier dès 1847 lorsque fut fondé la Ligue Internationale des Peuples. Le refus qu’essuyèrent alors de la part de Mazzini ces futurs Jeunes Irlandais (Young Irelanders) fut fondé sur une méconnaissance assez évidente de l’Irlande. Il considérait tout simplement que celle-ci n’offrait pas suffisamment de différences culturelles avec l’Angleterre pour être admise en tant que nation indépendante :

[La situation de l’Irlande] ne présentait pas de principe vital ou de système législatif distinct, découlant de particularités locales et contrastant radicalement avec les besoins et les désirs de l’Angleterre.[1]

C’est en raison de cette marque de rejet que les nationalistes irlandais, déjà convaincus que l’affirmation d'une différence représentait la seule conception d’avenir pour l’Irlande, se mirent en quête des éléments les plus manifestes et les plus marquants de la personnalité irlandaise, arguant tout d’abord de la position géographique, ou mettant en avant la particularité linguistique de l’île.

Le but était ainsi davantage de donner un visage tangible à la culture irlandaise afin que le monde extérieur sache la reconnaître, que de redonner confiance aux Irlandais en leur propre culture. Ainsi, ce fut tout d’abord la littérature qui attira l’attention, car elle offrait une vision raisonnable et perpétuellement remodelable de la société irlandaise, au gré de l’écriture de chaque auteur :

Affaiblie par la division et incapable d’élaborer une expression logique, la musique se retrouva marginalisée durant le XIXe siècle. Une époque extrême exigeait une réponse claire, et la musique fut éclipsée par la littérature.[2]

Eclipsée, la musique ne fut pourtant jamais exclue de ce mouvement : des festivals de harpe avaient eu lieu à Granard de 1784 à 1786 et à Belfast en juillet 1792, et voici dans quel état d’esprit se situaient alors les organisateurs de ces rencontres de harpeurs de la fin du XVIIIe siècle :

Quelques citoyens de Belfast (..) se proposent d’ouvrir une souscription qu’ils entendent utiliser pour tenter de ranimer et de perpétuer les antiques musique et poésie d’Irlande. Ils désirent ardemment préserver de l’oubli les quelques fragments qui sont parvenus à survivre, monuments du génie et du goût raffiné de nos ancêtres. (...) Si l’on considère combien intimement sont liés l’esprit et le caractère d’un peuple avec sa musique et sa poésie nationales, les patriotes et politiciens irlandais ne considéreront sans doute pas cela comme indigne de leur soutien et de leur protection.[3]

Malgré le relatif échec à court terme de ces manifestations, dû en grande partie à des querelles de personnes, un pas important avait été franchi pour la sauvegarde de la musique traditionnelle irlandaise, essentiellement au travers de l’image de la harpe. On ne saurait oublier que cet instrument fut l’emblème de la Society of United Irishmen, qui vit le jour à Belfast le 14 octobre 1791 grâce à Theobald Wolfe Tone.

Pour sa part, le célèbre Thomas Moore (1779-1852) eut également le grand mérite d’attirer l’attention sur le répertoire musical de l’Irlande : ses 10 volumes de Irish Melodies (1808-1834) utilisant des mélodies collectées par Edward Bunting pour ses poèmes.

Parmi les arguments considérés après la littérature, la musique s’avéra donc un élément facilement exploitable, comme elle l’était déjà dans un grand nombre de pays en Europe.

En 1842, Gavan Duffy, co-fondateur du journal The Nation avec Thomas Davis et John Dillon, demanda à ses lecteurs de composer de nouvelles ballades sur des thèmes musicaux familiers : le journal connut alors une très grande popularité, peut-être grâce à cette rubrique, et les résultats dépassèrent ses espérances, amorçant de ce fait un renouveau, voire une renaissance de la ballade irlandaise.

Les ballades de The Nation constituent une part importante de la chanson nationaliste de l’Irlande contemporaine. Elles font partie du répertoire de tout orchestre de parade, et l’une d’entre elles, “  A Nation Once Again ”, fut presque adoptée comme hymne national. Elles sont enseignées dans les écoles en tant que représentantes éminentes de notre tradition nationaliste chantée, et, encore aujourd’hui, peu de soirées musicales se passent sans que l’une d’entre elles au moins soit chantée.[4]

Ainsi, de 1842 à 1845 furent publiées plus de 800 ballades, toutes écrites en anglais, la plupart aujourd'hui oubliées. L'un des principaux problèmes alors rencontrés fut cependant son orientation vers les classes favorisées et urbaines de l'Irlande. Desmond Kenny met ainsi en évidence cette vision hautaine :

De nombreuses ballades [de The Nation] sont à la forme impérative, comme par exemple “ Attendez votre Heure ” et “ Soyez Patient ” ; ou bien encore une ballade pouvait comporter une morale, telle que “ Aide-toi, le ciel t’aidera ”. Dans ce cas de figure, The Nation s’adresse de façon condescendante au peuple, au lieu de chanter pour lui, et nous percevons le sentiment implicite de supériorité (...). [Les ballades historiques de The Nation furent également écrites dans un but bien défini, et bien souvent la leçon à donner était plus importante que le récit lui-même.][5]

Il est vraisemblable que les classes moyennes et urbaines, ici représentées par Duffy, Davis et Dillon, se sentaient vraisemblablement plus proches culturellement de “l'Ascendency” aristocratique que du petit peuple gaélophone.

Rappelons pour l'intérêt de notre démonstration que la première grande association populaire à but identitaire en Irlande s’appuya, non pas sur des idéaux intellectuels démesurés, mais sur l’une des préoccupations quasi quotidiennes de tout peuple, à forte valeur émotionnelle et culturelle : le sport. La G.A.A. (Gaelic Athletic Association, en gaélique Cumann Lúth-Chleas Gael), fut fondé en 1884 par Maurice Davin, le Dr Croke (archevêque de Cashel) et Michael Cusack, futur membre de la Ligue Gaélique.[6]

La Langue gaélique : naissance de la Ligue

C'est également en s'attachant à développer une culture populaire que fut envisagée la création d'une organisation dont le but ultime serait la défense de la langue : cette nouvelle étape de la reconquête de soi-même (à travers le slogan Ní tír gan teanga, "pas de pays sans langue"), était toutefois beaucoup plus ardue tant le gaélique irlandais était associé à la vie misérable des campagnes de l’Ouest de l’Irlande.

Douglas Hyde affirma alors le 25 novembre 1892 devant la National Literary Society de Dublin qu’il était devenu nécessaire de ‘désangliciser’ l’Irlande, ajoutant même sans sourciller :

Ce que nous ne devons jamais oublier, c’est cela, que l’Irlande d’aujourd’hui est l’héritière de l’Irlande du VIIe siècle (...). Il est exact que des hommes venus du Nord se sont timidement installés aux IXe et X siècles, il est exact que les Normands se sont installés plus largement au cours des siècles suivants, mais aucune de ces invasions n’a interrompu la continuité de la vie sociale sur cette île.[7]

La Ligue Gaélique (Conradh na Gaeilge ou Gaelic League) fut donc fondée, en grande partie à la suite de ce discours, le 31 juillet 1893 sous la houlette de Douglas Hyde[8] et de Eoin McNeill. Les premiers signes de renouveau gaélique furent extrêmement encourageants si l'on en juge par exemple par l'augmentation des prénoms gaéliques donnés aux enfants à cette époque.

Le nombre de sections de la Ligue Gaélique connut immédiatement une forte poussée durant la première décennie (227 sections en 1901, 600 en 1904 et jusqu’à 819 en 1922). Mais dès l’accession à l’indépendance elle subit un rapide déclin avec seulement 139 sections en 1924[9]. Son influence sur la vie culturelle, sociale et politique des années 1897-1922 est donc primordiale.

La Ligue Gaélique devint par la suite une organisation gouvernementale et compte aujourd'hui environ deux cents sections, en Irlande, aux Etats-Unis, en Australie et en Grande-Bretagne.

1897, premier Oireachtas, premier Feis, premier Céilí

L'année 1897 en Irlande est de notre point de vue, un tournant dans l'histoire musicale irlandaise, et cela à trois titres.

1/ Cette année-là fut organisé pour la première fois un festival national strictement gaélophone appelé Oireachtas na Gaeilge (le 'festival du gaélique'), qui existe encore. Des compétitions de danse et de musique furent tenues, mais le chant en gaélique ne fut accepté qu'à partir de 1903, rebaptisé ar an sean-nós, c'est à dire dans l'ancien style.

Cependant la voix de ténor y était de rigueur et les chanteurs traditionnels de l'Ouest de l'Irlande n'y avait certainement pas leur place.

Le festival du Oireachtas connut pourtant une éclipse à partir de 1924, avant d'être remis à l'honneur en 1939. Mais grâce à ce type d'actions, le succès de Ligue Gaélique ne resta pas confiné aux classes favorisées de la population, contrairement à ce qui s’était souvent produit jusqu’à cette période pour les ardents défenseurs de la culture gaélique.

2/ La Gaelic League organisa à Dublin, également en 1897 et grâce à Annie Paterson, un premier feis cheoil ('fête de la musique'), entièrement dédiée à la musique. Le collectage d'air était également l'une des préoccupations essentielles des organisateurs, dont P.W. Joyce, et certains musiciens furent même enregistrés sur cylindres lors du concours de mélodies inédites. De nombreux feiseanna sont depuis lors organisées, les principales étant celles de Dublin ("Feis Cheoil"),  Mullingar ("Feis Lár na hÉireann") et Cork ("Father Matthew Feis").

Bien que la musique traditionnelle irlandaise ait été sa principale raison d'être à l'origine, cette manifestation qui se déroule toujours à Dublin (excepté Belfast en 1898 et 1900) est aujourd'hui en grande partie consacrée à d'autres sortes de musique, en particulier la musique classique.

3/ Il faut également, et surtout, mettre à l’actif de la Ligue Gaélique, en cette même année 1897, un développement qui allait avoir un retentissement considérable dans le monde de la danse. Une visite de son secrétaire londonien (Fionán MacColuim) à une soirée de danses appelée Céilí et organisée par les immigrés écossais en Angleterre fit germer une idée. Il fut décidé d'organiser une soirée similaire pour les Irlandais de Londres, le 30 octobre 1897, au Bloomsbury Hall, près du British Museum, pour marquer la fête celtique de Samhain. Conscient de l'importance de l'événement, la Gaelic League lui donna un grand retentissement en n'acceptant que des danseurs conviés sur invitations et en faisant ouvrir la soirée par un piper, croyant qu'il s'agissait là d'une très ancienne tradition.

Ne sachant pas a priori quelles danses convenaient à la circonstance, les musiciens (parmi lesquels des écossais et des gallois) proposèrent des double jigs, des quadrilles et des valses. Une préoccupation importante ce soir là fut également de donner une bonne image des Irlandais, dont la réputation était ternie tous les 17 mars par leur façon de célébrer bruyamment la St Patrick, avec force boisson, y compris et surtout à Londres. La volonté d'intégration était donc pour ce qui nous concerne une composante essentielle de cette activité culturelle.

On notera tout, en matière de musique comme en matière de théâtre ou de littérature quelques années auparavant, ce mouvement vit le jour à Londres, plutôt qu'à Dublin.

Quant au terme céilí (pluriel céilídhe), qui fut utilisé pour la première fois ce jour-là pour désigner de la danse irlandaise, il s'agit également d'un emprunt aux écossais. Il n'était généralement pas utilisée à cette époque, sauf dans la province d'Ulster, où l'influence linguistique écossaise était la plus nette. Il y a d'ailleurs gardé son sens original de simple visite à des amis, ou de ‘veillée’.

La musique n’était à l'origine qu’un élément parmi d’autres, et c’est donc le caractère social de ces réunions qui importait, plus que la défense d’un patrimoine musical. Ce vocable fut également retenu pour sa consonance similaire à une autre activité organisée par la Gaelic League de Londres, seilgí, les randonnées.

L'emploi contemporain de ce terme de céilí dance ne date cependant que du début de sa période faste, sans doute introduit par Seán Ó Ceallaigh, secrétaire de la Coimisiún Le Rincí Gaelacha (Commission de Danse Irlandaise, créée en 1929) dans un article qu'il publia en 1934.

Toutes ces activités et ces premiers festivals en Irlande organisés par la Ligue Gaélique (le Oireachtas, les feiseanna, les soirées de danse), permirent à de nombreux petits clubs de musiciens disséminés dans tout le pays, les ‘Pipers’ Clubs’, de survivre.

Cette filiation nous permet ainsi de trouver une évidente continuité dans l'action de ces associations, de la fin du XIXe siècle, jusqu'à aujourd'hui.

les Pipers' club - le CCE

Le premier de ces clubs, le Cork Pipers’ Club, fut fondé à Cork par William Phair et Seán Wayland en 1898. Deux ans plus tard les uilleann pipers de Dublin décidèrent à leur tour de se constituer en club, le Cumann na bPíobairí (‘Association des Sonneurs de Cornemuse’), dont l’un des fondateurs se nommait Eamon Ceannt, futur leader de la rébellion de 1916.

Après une phase très discrète dans les années 1930 et 1940, les Pipers’ Clubs ressuscités décidèrent, le 4 février 1951 dans le Midland Hotel de Mullingar, d’organiser une grande fête musicale annuelle rassemblant l’ensemble des musiciens traditionnels irlandais durant le week-end de Pentecôte, en mai de la même année. La fête, intitulée Fleadh, eut également lieu à Mullingar, Co. Westmeath sous la présidence du uilleann piper Leo Rowsome. L’association, alors appelée Cumann Ceoltóroí na hÉireann (‘Association des Musiciens d’Irlande’), se réunit pour la première fois de manière formelle le 14 octobre 1951 dans la demeure appelée Arus Ceantt (en l’honneur de Thomas Ceantt), Thomas Street, Dublin, afin d’élire ses premiers représentants. Elle devint, le 6 janvier 1952 au St Mary’s Hall de Mullingar, Comhaltas Ceoltóirí Éireann (‘Association [ou ‘Confrérie] des Musiciens d’Irlande’), aujourd’hui considérée comme l’un des éléments déterminants du renouveau de la musique irlandaise, bien que ses effets ne se soient pas fait sentir directement avant les années soixante-dix.

Ce rapide survol historique nous a permis d'établir de quelle façon un renouveau musical avait pu arriver à maturité et se développer essentiellement en provenance de zones urbaines, parfois même situées en dehors de l'Irlande. Un retour sur le début du XXe siècle nous permettra de mettre en évidence ce qu'il conviendra de nommer "l'heure des choix" au sein de la Ligue Gaélique.

2 - adaptation et reconstruction : l'HEURE des choix

Les danses les plus répandues dans la population irlandaise étaient donc le set dancing dansées en quadrille par 4 couples (set) ou 2 couple (half-set) sur des airs de jigs, reels et hornpipes, voir des polkas dans le Kerry, des flings, barndances et des mazurkas dans le Donegal[10].

La première partie du XXe siècle avait vu cohabiter les soirées amicales organisées dans des maisons communes ou aux bords des routes et les soirées plus organisées, c’est-à-dire dans la plupart des cas les “céilídhe” patronnés par la Gaelic League.

Devant le succès des premières soirées de danse à Londres et à Dublin, les organisateurs furent confrontés à deux problèmes : d'une part comment rentabiliser l'enseignement des danses irlandaises, et d'autre part comment s'assurer de l'origine irlandaise de ces mêmes danses ?

La réponse à la première interrogation fut l'organisation de cours en groupes : Les danses de céilí, qui sont toutes des danses en chaînes croisées, peuvent accueillir un nombre illimité de participants, contrairement au set dancing, dansées par quatre couples.

Plus simples à gérer et plus rentable pour la propagation des nouveaux canons de la danse irlandaise, ces cours en groupe se répandirent rapidement tant Irlande qu'en Angleterre, et l’on assista à la naissance des Céilí Dances dont la popularité culminera dans les années 1930 et 1940.

L'autre question était beaucoup plus épineuse : quelles danses étaient acceptables dans un contexte de reconstruction culturelle ? La section londonienne de la Ligue gaélique étant de très loin la plus active, un dancing master du Kerry résidant en Angleterre, Patrick Reidy, fut mis à contribution, puis une tournée de collectage des types de danses fut organisée dans deux comtés du Sud-Ouest : Cork et Kerry. Parmi les participants se trouvait Arthur O'Brien, coauteur avec James George O'Keefe d'un petit livre intitulé "A Handbook of Irish Dances" publié en 1902 et qui reste l'un des grands classiques de la danse irlandaise.

Exclusions

Au tournant du siècle, les militants durent adapter quelques danses existantes à leurs nouveaux besoins. Ils en interdirent également d’autres, cherchant en cela à ‘purifier’ la danse traditionnelle irlandaise : ce faisant, ils condamnèrent malheureusement un grand nombre de danses à l’oubli tout en privilégiant certaines figures et certaines danses à peine plus "irlandaises" que les autres, bien qu'également issues des danses de salons européennes des XVIIe et XVIIIe siècles.

Les premières décennies du XXe siècle furent donc témoins d'un débat extrêmement violent (une véritable "guerre civile" avant la lettre) sur l'authenticité des danses proposées par la Ligue Gaélique, en particulier dans les colonnes de son journal An Claidheamh Soluis entre 1902 et 1906.

Certaines danses comme les quadrilles, les highlands flings et les barndances avaient rapidement été interdites lors des céilíthe par le Coiste Gnótha (le Comité Exécutif), car considérées comme des danses étrangères.

D'autres danses posaient davantage de problèmes, comme le four-hand reel, ou le 8-hand reel. Leur inclusion dans le programme officiel de l'Oireachtas de 1902 fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres.

Devant les récriminations d'une partie de ses membres, la Ligue Gaélique nomma une commission d'enquête qui, au termes d'entretiens et de recherches publia un rapport en 1904. Ces danses furent alors considérées comme interdites car non-irlandaises. L'un des arguments couramment employés à cette époque par les tenants d'une danse pure contre la ligne de conduite de la Ligue gaélique fut l'influence néfaste des "urbains" du mouvement qui, dan leur ignorance étaient prêts à encourager des danses non-irlandaises et surtout non-rurales. En effet, les premières et principales sections de la Ligue Gaélique étaient celles de Londres, Dublin, Cork et Limerick.

danses "étrangères"

Le terme "étranger" appliqué à cette époque par certains membres de la Ligue Gaélique aux danses exclues des programmes signifiait bien évidemment "anglais". La Ligue Gaélique espérait ainsi recréer des danses purement irlandaises.

Mais l'une des principales sections de la Ligue, la Keating Branch de Dublin fit appel de cette interdiction et fut entendue. Cette polémique perdura ainsi jusqu'en 1906 et il fallut attendre la fin de la première décennie pour que les choses se calment un peu, pour que l'on admette que les danses "étrangères" pouvaient parfaitement être dansées en Irlande sans menacer son intégrité ethnique, non sans quelques derniers échanges enflammés.

Quelques rares lecteurs tolérants du journal An Claidheamh Soluis se demandaient pour leur part :

Un Français est-il moins français parce qu'il danse une valse, un pas de quatre ou une jig irlandaise ? Non, certainement pas. Et donc un Irlandais n'est pas moins irlandais s'il valse ou s'il danse un set des lanciers… En ce qui concerne l'affirmation selon laquelle les danses irlandaises sont supérieures en grâce, science, modestie, vie et effet mental, pour ma part je ne le crois pas. La science n'a pas grand chose à voir avec le mouvement de va-et-vient du reel irlandais ou les sautillements de la jig.[11]

L'un des membres éminents de la Ligue écrivait en revanche en 1904 dans ce même journal :

La danse anglaise est peut-être une activité tout à fait adaptée à des gens convenables, sobres et fiers, sans que cela n'occasionne de grand dommage, mais parmi un peuple inculte, ignorant, et avec une jeunesse qui bouillonne d'un esprit animal, elles ne seront jamais décemment menées.

Pour conclure sur ce point, avec la force du recul et la vision quelque peu dépassionnée de la fin XXe siècle, il ne fait aucun doute que toutes ces danses venaient du continent et étaient passées par l'Angleterre avant d'arriver en Irlande.

Cela était bien sûr le cas des quadrilles, des polkas, des mazurkas, des flings ou des highlands,  mais ce phénomène de rejet n'était en fait qu'une répétition de l'histoire. Par exemple, le pape Pie IX avait, en 1864, frappé d'interdiction les polkas et autres danses dites 'rapides' (mazurkas, gavottes, bourrées...), sans que cela ait un grand retentissement en Irlande.

On se doit en particulier de citer ici les réactions d'autres moralisateurs, quelques décennies plus tôt en Angleterre, lorsque ces mêmes quadrilles y firent leur apparition à la fin des guerres napoléoniennes  (ca. 1815).

La valse, elle-même fut à cette époque l'objet d'âpres débats, bien qu'elle fût déjà ancienne : le quotidien londonien The Times s'insurgeait ainsi en 1816 lorsqu'elle fut incluse au programme du Bal du Prince Régent :

Nous avons remarqué avec douleur que cette danse étrangère indécente appelée la "valse" a été introduite (pour la première fois nous semble-t-il) à la cour d'Angleterre vendredi dernier. Nous ne pouvons passer sous silence cette circonstance. La morale nationale dépend de coutumes nationales : il suffit de regarder l'enchevêtrement voluptueux des membres et l'étreinte des corps durant cette danse pour comprendre que cela est effectivement très éloigné de la réserve modeste jusque là caractéristique des femmes anglaises. Tant que ces démonstrations viles restaient confinées aux prostituées et aux débauchés nous ne jugions pas nécessaire d'en faire état ; aujourd'hui que le mauvais exemple donné par leurs supérieurs tente de l'imposer aux classes respectables de la société, nous considérons de notre devoir d'avertir tous les parents de ne pas exposer leur fille à une contagion aussi fatale.[12]

Le poète Thomas Moore s'insurgeait lui-même dans un poème intitulé "Country dance and quadrille, a defence of the old dancing" (ca. 1822) :

Ere Waltz, that rake from foreign lands,

Presumed, in sight of all beholders,

To lay his rude, licentious hands

On virtuous English backs and shoulders

Quoiqu'il en soit, le set dancing social (les danses en quadrille, c'est à dire à 4 couples) connut à partir de cette époque un recul très important qui allait durer près de soixante-dix ans. Lorsque la Ligue Gaélique souhaita, à partir des années dix-neuf cent vingt, revenir à l'enseignement des danses qu'elles avaient indûment rejetées pour cause d'origine étrangère, une grande partie d'entre elles avait disparu, abandonnée en grande partie à cause de sa propre désapprobation.

Cette vision fortement restrictive trouvera encore des échos quelques années plus tard, lorsqu'un membre éminent de la Gaelic Athletic Association déclarera dans un opuscule officiel intitulé "National Action" publié en 1943 que les nouvelles danses (américaines cette fois-ci) étaient à présent des "imitations négroïdes" : on a les étrangers qu'on peut...

Il fallut attendre le milieu du XXe siècle et un mouvement de renouveau concrétisé par l’organisation des Fleadhéanna Cheoil pour voir enfin revenir un intérêt pour ces step-dances de solistes, en particulier grâce aux danseurs du Sud-Ouest.

Malheureusement, elles ne sont plus aujourd’hui dansées que dans le cadre de concours et les règles très strictes imposées aux danseurs et danseuses éliminent pour certains le simple plaisir de danser, fondement même de la danse.

La Commission pour la Danse Irlandaise (1929- )

Grâce aux succès que connurent les soirées de céilí, la Ligue Gaélique créa donc au cours des années vingt des écoles de danse irlandaise. Des programmes furent alors établis et des professeurs nommés, à la condition expresse qu'ils (ou elles) soient dûment agréé(e)s par la Ligue Gaélique et qu'ils parlent gaélique. Ceci excluait une nouvelle fois toute une partie de la population parmi les plus anciens vecteurs de cette danse, et en particulier les anciens maîtres à danser qui transmettaient depuis plusieurs générations ce mode de vie et ce ciment social dans des cadres géographiques, sociaux et musicaux bien établis.

Par ailleurs, le développement des compétitions de danses en groupes ou en solo engendraient désormais de nombreux désaccords lors des annonces des juges, dégénérant parfois en conflits ouverts. La Ligue Gaélique décida donc, lors de son Ard-Fheis (son congrès annuel) de 1929, de créer une commission nommée An Coimisiún le Rincí Gaelacha (Commission pour la Danse Irlandaise), qui publia en 1931 un rapport recommandant l'établissement de règles claires et uniformes.

Ce comité devint dès lors une association indépendante et statua sur tout ce qui concernait l'enseignement et les concours de danses irlandaises, avec interdiction formelle de critiquer publiquement ses décisions. Ceci eut bien sûr pour effet de renforcer le caractère uniforme des danses aux dépens des variantes régionales très nombreuses, la Commission préconisant certaines attitudes plus que d'autres, pourtant tout aussi valables.

La Commission, en particulier, avait une tendance très marquée à refuser de considérer comme irlandaise toute danse un peu trop énergique, souvent d'origine urbaine. Les exemples d'incompréhension sont abondants dans les ouvrages consacrés à la musique irlandaise, et l'un des meilleurs historiens de la danse, John Cullinane, explique ainsi son point de vue sur une question *très* controversée, la position des mains lors de la prestation pour un concours :

L'habitude consistant à poser les mains sur les hanches fut approuvée par les femmes de Cork vers (environ) 1958. Cette posture fut bientôt réservée à la slip jig, en posant une seule main sur la hanche. Cependant un adjudicateur je-sais-tout condamna cette pratique lors du Feis Matthew de Cork. Pour se conformer au bon vouloir de cet adjudicateur pontifiant (les adjudicateurs doivent-ils pontifier ?), dans un ultime effort pour cette médaille convoitée, notre tradition fut abandonnée pour se conformer aux règles et spécifications des compétitions modernes.[13]

Les danseurs de la région de Cork semblent d'ailleurs avoir souvent posé des problèmes à la Commission par leur refus de se plier à cette uniformisation. Cela avait déjà été le cas par exemple en 1924 lorsqu'on empêcha les hommes de danser tant qu'ils n'auraient pas revêtu le 'nouveau costume' irlandais, le kilt. Celui se répandit doucement parmi les compétiteurs masculins à partir de cette date.

En ce qui concerne le costume féminin, la première étape fut l'abandon vers 1920 des larges vestes à capuchon portés lors des concours, préconisés au départ par la Ligue Gaélique en référence aux vêtements des femmes de la campagne. Elles adoptèrent dès lors le kilt ou la robe à larges plis, décorés de motifs celtiques brodés, le plus souvent cachés par d'innombrables médailles, dont le port fut plus tard interdit en concours.

A la fin du XXe siècle les interdictions portaient davantage sur les jupes trop courtes ou sur les chaussures à bulles qui produisent un cliquetis artificieL Et en ce début de XXIe siècle, certains se demandent s'il ne faudra pas bientôt intervenir pour interdire les belles perruques bouclés que les filles et fillettes (ou leurs mères) se croient obligées de porter pour "faire plus irlandais".

Le 1935 Dance Hall Act : influence de la Ligue Gaélique

La grande réussite de la Ligue Gaélique ne suffisait pas encore à contenter ses militants qui, avec l'appui de l'Eglise se lancèrent dans une grande campagne visant à interdire les soirées organisées en dehors de toute structure officielle, sur la route ou dans une maison.

Ces soirées avaient effectivement fortement augmenté avec l'arrivée du jazz et du fox-trot qui représentait, pour une partie des dirigeants du pays, la menace d'une influence étrangère face à la pureté intellectuelle, culturelle et morale de l’Irlande. Cette attitude de dénigrement culmina dans les années 1920, ainsi exprimée en 1927 par les plus hautes instances de la hiérarchie catholique :

Ces derniers temps ont vu, entre autres choses déplaisantes, un relâchement de l’autorité parentale, un irrespect pour la discipline en famille, et une impatience générale sous la contrainte qui pousse les jeunes gens à négliger les droits sacrés de l’autorité et à emprunter des voies bien capricieuses. (...) Le malin lance éternellement ses filets sous les pieds imprudents. En ce moment, les innocents sont essentiellement victimes de la salle de bal, du mauvais livre, de la revue indécente, du film, de la mode féminine impudique - et de tout ce qui tend à anéantir les vertus caractéristiques de notre race.[14]

Les raisons officiellement avancées étaient donc le manque d'hygiène et une moralité défaillante. Par ailleurs, la lutte contre la distillation illégale du poteen était une préoccupation importante du gouvernement. Une autre raison, plus politique celle-ci, fut également avancée : certaines soirées étaient en réalité des soutiens financiers à des organisations paramilitaires comme l'IRA, dont le gouvernement de Dublin cherchait par tous les moyens à se débarrasser.

Après plusieurs années d'intenses débats, le Public Dance Halls Act, loi restreignant sévèrement l'organisation de soirées, fut promulguée en 1935 sous le gouvernement Fianna Fáil de Eamonn de Valera. En théorie, tout lieu souhaitant organiser des réunions festives devait obtenir une licence accordée par un juge, et payer au gouvernement une taxe proportionnelle au nombre d'entrées.

Afin de lutter plus efficacement encore, le clergé construisit lui-même des salles paroissiales et organisa lui-même des soirées de céilí dancing à la mode de la Ligue Gaélique, poussant ainsi ses détracteurs à considérer que cette loi avait été votée pour permettre à l'Eglise de multiplier ses rentrées d'argent. Pour l'Eglise, le principal argument en faveur de ces céilí dances étaient d'être moralement saine et de symboliser un idéal culturel irlandais.

La danse, après avoir symbolisé le mal, devint à partir des années trente - grâce aux organisations comme que la Ligue Gaélique ou le Comhaltas Ceoltóirí Éireann - la nouvelle représentation d’une jeunesse saine et digne de l’image que se faisait de lui-même un Etat affirmant son catholicisme dans sa Constitution de 1937.

Les choses ont donc bien changé depuis l'époque où le clergé mettait toute son ardeur à interdire la musique et la danse. Le poète et flûtiste Ciarán Carson remarque ainsi "La danse irlandaise aujourd’hui, du moins celle enseignée dans les écoles, en est venue à symboliser un idéal clérical de la pureté catholique, face aux excès du Swing, du Twist ou du Pogo, ou toute autre manifestation de la culture commerciale à la mode : à tel point que l’on offre aujourd’hui aux fidèles le spectacle de jeunes groupes costumés dansant dans les allées des églises"[15].

XXIe siècle : L'Héritage du XIXe siècle

Les traces de cet engouement patriotique hérité du XIXe siècle surgissent encore ici et là dans les études les plus sérieuses et les institutions les plus officielles, bien qu’elles semblent de moins en moins nombreuses. Trois exemples rapides d'une rémanence de cette attitude nous suffiront.

Un exemple par la musique : l'écriture ogamique

Au début du XXe siècle Henry Grattan Flood affirmait dans son History of Irish Music que les inscriptions ogamiques renfermaient des mélodies secrètes.

Quelque temps avant sa mort en 1979, le très respecté Seán Ó Boyle aborda la question de façon plus méthodique : en insistant sur le fait que le dieu Lug fut le premier destinataire d’un ogham (inventé par le dieu Ogma), il proposa comme explication de cette écriture encore mal comprise la notation musicale pour la harpe sous forme de tablatures[16].

Ce livre fut cependant publié de manière posthume et il n’est pas certain que l’auteur aurait été suffisamment persuadé de la validité de ses arguments pour le faire paraître de son vivant.

Souhaitons en revanche que Nicholas Carolan, de la Irish Traditional Music Archive, ait été entendu par tous lorsqu'il voyait dans cet ouvrage une "compilation ingénieuse de questions de base, de possibilités ignorées, de fausses conclusions, de suppositions non vérifiées, de connexions erronées et de coïncidences frappantes"[17].

Deux exemples par la danse

Examinons à présent deux exemples musicaux davantage tournés vers la danse.

Les céilí dances sont encouragées, outre par la Gaelic League, par l'Association Irlandaise des Danses de Céilí (Cáirde Rince Céilí na hÉireann) depuis quelques années.

Chacun des couples exécute une figure avec celui qui lui fait face, puis se déplace et décrit le même mouvement avec le couple suivant, etc. Codifiées, elles sont les mêmes partout, car seules celles contenues dans le livret officiel (Ár Rincí Foirne) sont acceptées, en compétition comme en loisir.

La Commission de la Danse Irlandaise (Coimisiún le Rincí Gaelach) édita à cet effet trois livrets  en 1939, puis en 1943 et 1969 dans 3 éditions : on y trouve des danses comme "The Walls of Limerick", "The High-Cauled Cap", "The Bridge of Athlone" ou "The Haymaker's Jig". C'est également cette commission qui délivre les agréments aux enseignants et aux adjudicateurs de concours.

Théoriquement, la différence entre céilí dancers et set dancers s'expliquent ainsi : les premiers recherchent une position en extension sur le bout des pieds, en gardant les mains strictement collées au corps et en évitant les mouvements de pieds intempestifs (le battering).

Les set dances, très proches des céilí dances puisqu'elles en partagent l'origine, s'en distinguent malgré tout par un caractère moins uniformisé et un style plus glissant. On y  danse à un ou deux couples en quadrille sur une suite de musique qui peut mêler jigs, reels, hornpipes, polkas, slides, etc. avec de très grandes variantes suivant les régions (une centaine d'exemples différents dans toute l'Irlande aujourd'hui). Elles furent par ailleurs longtemps interdites dans les concours officiels du Comhaltas Ceoltóirí Éireann et du Gaelic Athletics Association, et y sont admises depuis les années 1970.

Ce sont ces dernières qui connaissent depuis les années 1990 un regain d’intérêt sans précédent. Mais une grande partie de la population utilise indifféremment le terme de céilí pour une soirée de set dancing ou pour une soirée de céilí dances. La distinction est considérée comme artificielle par les adeptes du set dancing, mais comme essentielle par les puristes du céilí.

Ces derniers, ne voyant dans la renaissance des set dances qu'un effet de mode dû aux intérêts médiatique et commerciaux, ont rebaptisé leurs soirées "fíor-chéilí" (les 'vrais céilí') pour les distinguer des set dances. Les tensions, bien qu'anecdotiques, sont réelles, et les échnages de courriers par journaux et magazines interposés n'ont pas grand chose à envier aux échanges du début du XXe siècle.

Dernier exemple : il est souvent de mise dans certains milieux musiciens de critiquer l’action des tenants du renouveau des années cinquante et du Comhaltas Ceoltóirí Éireann, principale organisation liée au développement et à la promotion de la danse en Irlande. Il est effectivement flagrant que leur vision de la musique traditionnelle irlandaise est extrêmement conservatrice et laisse souvent peu de place à l’imagination. Mais il est tout aussi indéniable que ces mêmes militants permirent à la fonction de musicien de perdurer et de traverser le début de ce siècle, alors qu'il est notoire qu'un grand nombre de musiques traditionnelles ont justement disparu à la même époque en quantité inverse des enregistrements qui leur étaient consacrés.

Il est d’autant plus attristant de voir aujourd’hui les militants du même Comhaltas Ceoltóirí Éireann recourir de plus en plus souvent aux enregistrements pour leurs soirées et leurs cours, sous prétexte que les professionnels ont plus de respect pour les rythmes et qu’il est de ce fait plus facile pour les débutants d’apprendre : cette exclusion, cette destitution des musiciens amateurs est pour le moins surprenante et tend à éloigner la musique des plaisirs du contact humain.

conclusion

On constate donc, à travers ces trois exemples, que la musique de façon générale et, pour ce qui nous occupe ici, la danse, sont devenues pour certains l’objet d’une vénération aussi puissante que celle portée à la langue irlandaise par les adeptes du “tout gaélique”.

Plus globalement, nous avons vu que la réussite fulgurante de la Ligue dès sa fondation, sans doute grâce à sa volonté de toucher tous les publics, la conduisit à devenir le porte-parole presque exclusif (avec le GAA pour le sport) des revendications culturelles populaires. Cette position en fit également du jour au lendemain les uniques juges en matière de goûts musicaux, ce qu'ils n'étaient sans doute pas prêts à assumer sérieusement.

Par ailleurs, nous avons vu à quel point les militants purs et durs de la Ligue Gaélique se méfiait d'une certaine "dérive urbanisante" de l'Irlande, tout à fait dans le ton de l'époque.

La contradiction quasi dialectique du mouvement de la Ligue Gaélique réside donc pour l'essentiel dans cette opposition entre inclusion et exclusion :

Une volonté de toucher un public le plus large possible, mouvement gêné par une organisation très hiérarchisée et une élite très mal armée pour répondre aux besoins réels.

Une volonté de développer des activités populaires, mais en se basant sur des concepts restrictifs et des images idéalisées issus du XIXe siècle.

Il est possible qu'il y ait eu nécessité de passer par une phase de dénigrement,  de rejet, de négation de l'histoire, mais les effets s'en font encore sentir aujourd'hui, comme nous avons pu le constater.

Il reste, pour conclure sur un point plus positif, que les premiers militants firent passer un message essentiel : Ní tír gan teanga (pas de pays sans langue). On peut raisonnablement considérer qu'aujourd'hui, en grande partie grâce à leurs efforts et à leur héritage, tout le monde reconnaît également la validité d'une nouvelle approche ní tír gan ceol agus ní tír gan rince (pas de pays sans musique, pas de pays sans danse).



[1] “ [Ireland’s situation] did not plead for any distinct principal of life or system of legislation, derived from native peculiarities, and contrasting radically with English wants and wishes ”. Cité par Bolton King, Mazzini, London, Dent, 1902, p. 106-107, cité par Joseph J. Ryan, “ Nationalism and Irish Music ”, Music and Irish Cultural History (Irish Musical Studies N°3), Dublin, Irish Acade­mic Press, 1995, p. 110.

[2] “ Debilitated by division and unable to fashion a consistent expression, music moved to the cultural fringe in the nineteenth century. An extreme age demanded a clear response and music was eclipsed by literature ”. Joseph J.Ryan, “ Nationalism and Irish Music ”, op. cit., 1995, p. 114.

[3] “ Some citizens of Belfast (...) propose to open a subscription which they intend to apply in attempting to revive and perpetuate the ancient music and poetry of Ireland. They are solicitous to preserve from oblivion the few fragments which have been permitted to remain as the monuments of the refined taste and genius of our ancestors.(...) When it is considered how intimately the spirit and character of a people are connected with their national poetry and music, it is presumed the Irish patriot and politician will not deem it an object unworthy of his patronage and protection ”. Conclusion du prospectus de la Belfast Harp Society appelant au soutien à un grand festival de harpes, 1791, cité par Francis O’NEILL, Irish Minstrels and Musicians, op. cit., 1987 (1ère éd. 1913), p. 84, cité par Ferguson Lady, Sir Samuel Ferguson and the Ireland of his Day, Edimbourg & Londres, W. Blackwood, 1896, Vol. 1, p. 48, cité par Patrick RAFROIDI, L’Irlande et le Romantisme, Lille, Presses Universitaires de Lille, 1972, pp. 228-229.

[4] “ The ballads of the Nation are an important part of the official nationalist balladry in Ireland to-day. They form an integral part of every parading band’s repertoire, and one of them, “ A Nation Once Again ” was very nearly adopted as the national anthem. They are taught in the schools as the great songs of our nationalist tradition, and, even yet, few ballad sessions do not include at least one of them ”. Desmond KENNY, “ The Ballads of The Nation ”, op. cit., 1978, p. 32, article que l’on pourra consulter pour tout ce qui concerne ce chapitre. Voir également une compilation des chansons les plus appréciées par le public parue en 1845 et rééditée récemment, “ The Spirit of The Nation ”, Dublin, Gilbert Dalton, 1981 (1ère éd. 1845), 347 p.

[5] “ Thus, many of the Ballads [of The Nation] are in the imperative, such as “ Bide your Time ” and “ Be Patient ”, or a ballad would have a moral to it, such as “ Aid Yourself and God will Aid You ”. Here, The Nation is talking down to, rather than singing with the people, and we are conscious of its implicit feeling of superiority (...). The historical ballads of the Nation were also written with a very definite aim in mind, and quite often the teaching of the lesson was more important than the telling of the story ”. Desmond KENNY, “ The Ballads of The Nation ”, op. cit., 1978, p. 43.

[6] Pour mémoire, et à propos d'exclusion, les sports "étrangers" (football, rugby) sont toujours exclus du stade national de Croke Park en ce début de XXIe siècle par les dirigeants de la GAA.

[7] “ What we must never forget is this, that the Ireland of today is the descendant of the Ireland of the seventh century (...). It is true North men made some minor settlements in it in the ninth and tenth centuries, it is true that the Normans made extensive settlements during the succeeding centuries, but none of these broke the continuity of the social life of the island ”. Extrait du discours de Douglas Hyde, “ The Necessity for De-Anglicizing Ireland ”, 25 novembre 1892 prononcé devant la National Literary Society de Dublin, in Charles Gavin DUFFY, Douglas HYDE & George SIGERSON, The Revival of Irish Literature, Londres, Fisher-Brown, 1894, p. 126.

[8] Douglas Hyde démissionna en 1915 quand il apparut évident que la Ligue Gaélique devenait une organisation séparatiste. Il devint en 1938 le premier président de l’Irlande, lorsque cette fonction fut créée.

[9] Voir Terence BROWN, Ireland, a Social and Cultural History, op. cit., 1985, pp. 53-55.

[10] ne pas confondre le set dancing, danse sociale en couple d'une part, et les set dances, danses de pas pour solistes adaptées à certaines mélodies particulières et dont le nombre et très limité, d'autre part.

[11]  Cité dans Brennan Helen, The Story of Irish Dance, Dingle, Brandon, 1999, p. 36.

[12] The Times, 16 juillet 1816, "We remarked with pain that the indecent foreign dance called the "waltz" was introduced (we believe for the first time) at the English Court on Friday last. This is a circumstance not to be passed over in silence. National morals depend on national habits : and it is quite sufficient to cast one's eyes on the voluptuous intertwining of the limbs, and close compressure of the bodies, in their dance, to see that it is indeed far removed from the modest reserve which has hitherto been considered distinctive of English females. So long as this foul display was confined to prostitutes and adultresses we did not think it deserving of notice; but now that it is attempted to be forced upon the respectable classes of society by the evil example of their superiors, we feel it a duty to warn every parent against exposing his daughter to so fatal a contagion".

[13]  O'Cullinane John, Aspects of the History of Irish Dancing, Cork, 1994, p. 70.

[14] Cité par Terence BROWN, Ireland, a Social and Cultural History, op. cit., 1985, p.40.

[15] “  Now Irish dancing, at least of the school variety, has come to embody a clerical ideal of catholic purity, a stance against the wilder excesses of the jitterbug, the Twist, the Pogo-dance, or whatever manifestation of commercial culture is in vogue at the time : so much so, that Mass-goers are now treated to the spectacle of costumed teams of youngsters jigging in the aisles ”. Ciarán Carson, Irish Traditional Music, Belfast, The Appletree Press, 1986, p. 45.

[16] Seán Ó Boyle, Ogam, the Poets’ Secret, Dublin, Gilbert Dalton Ltd, 1980, 65 p.

[17] Critique de l’ouvrage par Nicholas CAROLAN, Ceol, vol. V, juillet 81, N°1, pp. 30-32.