Erick Falc’her-Poyroux

COMMUNICATION SOFEIR BORDEAUX

2/3 mars 1999

L'Univers musical irlandais : état des lieux.

 

“Avant même la présence de musiciens ou de danseurs, tout développement d'une culture musicale repose sur le contexte qui la produit. Parmi ceux-ci, les lieux ayant accueilli la musique traditionnelle irlandaise depuis ses origines sont, somme toute, relativement peu nombreux : utilisée à des fins festives à toutes les époques, elle fut sans doute longtemps confinée aux cours des clans gaéliques et aux fêtes populaires. Mais c'est avant tout dans les pubs qu'on la rencontre aujourd'hui.

Quatre types de lieux se dégagent, selon leur fonction plus que selon leur apparition chronologique : les lieux de prestations (cours de clans gaéliques ou cours aristocratiques, jusqu'aux scènes et festivals du XXe siècle), les lieux de fête et de danse (maisons, routes de campagnes, dance-halls), les lieux de transmission (les pubs) et les lieux de médiation (médias... et magasins).

Prendre en compte l’ensemble des éléments composant le monde de la musique traditionnelle irlandaise aujourd’hui signifiera nécessairement en examiner tous les acteurs. Mais cela signifiera également appréhender un phénomène nouveau et représentatif de l’ensemble des phénomènes culturels mondiaux : la mondialisation des échanges d’information. S’il est en effet possible de définir historiquement quels furent les facteurs directement ou indirectement associés à la genèse de la musique traditionnelle irlandaise, on ne saurait oublier à quel point celle-ci est devenue bien plus qu’une simple expression culturelle, débordant largement des cadres de l’île, exerçant une influence sur les musiques les plus variées, accueillant volontiers les apports extérieurs, se transformant ainsi en l’une des industries les plus florissantes de l’île.

Avant même la présence de musiciens ou de danseurs, tout développement d’une culture musicale repose sur le contexte qui la produit. Parmi ceux-ci, les lieux ayant accueilli la musique traditionnelle irlandaise à travers les âges sont, somme toute, relativement peu nombreux : utilisée à des fins festives à toutes les époques, elle fut sans doute longtemps confinée aux cours des clans gaéliques et aux fêtes populaires. Mais c’est avant tout dans les pubs qu’on la rencontre aujourd’hui, que l’on soit Irlandais ou touriste, voire les deux. Cette association, apparemment parfaite entre un lieu et une fonction, semble à ce point aller de soi qu’on pourrait la croire issue du fond des âges.

Quatre types de lieux se dégagent dans notre étude, selon leur fonction plus que selon leur apparition chronologique.

Les premiers renseignements dont nous puissions faire état avec certitude concernent la fonction musicale au sein des cours de clans gaéliques, les musiciens étant dans ce contexte protégés par un chef de clan, ceci jusqu’au XVIIe siècle. Il s’agit dans ce cas de lieux de prestations de musiciens, catégorie dans laquelle il sera naturel de classer les scènes des festivals du XXe siècle sur lesquelles se produisent les musiciens d’aujourd’hui. Ce raccourci proposé entre les cours gaéliques et les scènes de festivals pourra bien entendu paraître surprenant, mais dans les deux cas le musicien est un professionnel, dans les deux cas, il se produit pour être écouté et non pour la danse, dans les deux cas, les musiciens effectuent des ‘tournées’ les menant là où ils trouveront un engagement et une protection, qu’elle soit morale, physique ou sociale.

Si, dans le premier cas, les musiciens furent victimes des évolutions de la société gaélique aux XVIIe et XVIIIe siècles, le deuxième cas est l’un des événements les plus récents en matière de musique traditionnelle irlandaise.

Les premiers festivals en Irlande furent organisés dès le début du siècle par la Ligue Gaélique sous les noms de Oireachtas (‘festival’) et de Feis (‘fête’), auxquels participaient de nombreux petits clubs de musiciens disséminés dans tout le pays, les ‘Pipers’ Clubs’. Ces festivals ayant pour première fonction d’encourager l’utilisation de la langue gaélique surent prendre en compte tous les aspects musicaux de la culture irlandaise (instruments, mélodies, danses), et connurent quelque succès durant toute la première moitié du XXe siècle.

S’inspirant largement de ce modèle, quelques membres passionnés de ces Pipers’ Clubs décidèrent lors du grand Feis de la Ligue Gaélique en 1951 (organisé à Mullingar Co. Westmeath) de créer leur propre festival principalement orienté vers la musique et les concours de musiciens. C’est à la suite de ce premier Fleadh Cheoil na hÉireann (Festival de Musique d’Irlande, pluriel Fleadhanna Cheoil), que fut fondée en octobre 1951 l’organisation Cumann Ceoltóirí Éireann, qui devint en 1952 le Comhaltas Ceoltóirí Éireann.

Depuis cette date, les meilleurs musiciens d’Irlande se réunissent chaque année dans une ville différente après des sélections locales puis régionales (Fleadh Cheoil locaux et régionaux) pour désigner le All-Ireland Champion, le meilleur d’entre eux (et elles) dans chaque discipline. Ils sont également rejoints par les musiciens sélectionnés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.

Le véritable attrait de ce genre de festival tient donc à l’incroyable concentration de musiciens venus participer, et dont le principal souci est le choix du pub dans lequel ils rencontreront d’autres musiciens en session. Une petite ville comme Listowel ou Clonmel peut ainsi se retrouver plongée dans une atmosphère incomparable l'espace d'un week-end ou d'une semaine.

Les années dix-neuf cent soixante-dix et dix-neuf cent quatre-vingt ont vu fleurir une multitude de petits et grands festivals, la plupart extrêmement intéressants. Presque tous sont associés au nom ou à la région d’un musicien, parfois aux deux ; c’est le cas de l'incontournable Willie Clancy Summer School de Miltown Malbay, organisée par Na Píobairí Uilleann en l’honneur du plus célèbre des citoyens de cette ville et uilleann piper. Le Slógadh, organisé depuis 1970 par Gael-Linn, joue le même rôle que le Fleadh Cheoil mais est réservé à la découverte de jeunes talents, essentiellement dans les domaines du théâtre ou de la musique, et encourage l’utilisation de la langue gaélique. La Scoil Éigse, enfin, est une semaine de stages et de rencontres organisée la semaine précédant le Fleadh Cheoil, dans la même ville que celui-ci.

D’autres festivals rappellent un événement ou un personnage historique : c’est le cas du festival de Nobber commémorant le harpeur aveugle Turlough O’Carolan. Citons enfin, parmi les plus récents, le festival consacré au uilleann piper Séamus Ennis, se déroulant à Dublin au mois d’octobre et sans doute appelé à une longue vie. Dans la plupart des cas cependant, l’élément économique tient une place essentielle dans l’esprit des organisateurs, et l’on commence à apprendre depuis quelques années quels événements peuvent attirer l’attention puis retenir les dizaines de milliers de touristes présents en Irlande durant l’été : c’est le cas du Pan-Celtic Week, organisé chaque année par Bord Failte (l’Office du Tourisme Irlandais) à Pâques. On a ainsi pu constater que la ville de Killarney, dans laquelle s’est longtemps déroulé ce festival, se l’est vu retirer pour la simple raison que l’engagement financier et publicitaire n’était pas à la hauteur des espérances de Bord Failte.

Une telle évolution de la notion de festival dans le cadre du fait musical irlandais nous amène à une réflexion sur l’évolution de la société irlandaise. En effet, force sera de constater que deux sortes de festivals cohabitent en Irlande comme ailleurs. Les premiers, plus anciens, jouent le rôle de regroupement et de rassemblement de musiciens pour le simple plaisir de participer à une fête ; les seconds plus récents mais plus nombreux, ont dans la plupart des cas une fonction de vitrine culturelle et économique d’une région. Notons cependant que ces deux catégories peuvent parfaitement cohabiter sous les auspices d’un seul et même festival et par conséquent remplir les deux fonctions, comme c’est le cas par exemple du Fleadh Cheoil de Comhaltas Ceoltóirí Éireann.

Cette différence essentielle entre les deux fonctions est ainsi analysée par René Alleau :

A la différence des sociétés modernes, les sociétés traditionnelles ne comptent que des acteurs ; elles excluent le spectateur ainsi que l’intervalle de la réflexion critique. Aussi rien n’est-il plus différent du théâtre que la fête, car on ne peut sans mensonge à la fois regarder ceux qui jouent et participer vraiment à un jeu. L’expression spontanée de la communauté traditionnelle est la fête, origine des cérémonies par lesquelles, chacun étant accordé à tous, la même unité intemporelle opère tout en chacun et réconcilie la nature et les dieux avec l’homme.[1]

Depuis la fin du XIXe siècle, la musique traditionnelle irlandaise a donc franchi le pas qui la séparait de la scène. Aux Etats-Unis d’abord, puis en Irlande et en Grande-Bretagne, certains musiciens traditionnels comprirent que leur art n’a rien à envier aux formes musicales plus savantes. Parallèlement à l’introduction du disque, le monde du spectacle chercha à conquérir l’ensemble des marchés potentiels dès 1890, principalement celui des populations d’immigrés européens, italiens ou irlandais ; rapidement, les Irlandais s’y bâtirent une solide réputation. De nombreux musiciens faisaient ainsi la tournée des cabarets et des cirques, comme le uilleann piper Patsy Touhey qui fut également le premier musicien irlandais à s’intéresser aux potentialités du marché des immigrés irlandais. On assista ainsi à cette époque à la réappropriation par les Etats-Unis du personnage aujourd’hui qualifié de « stage Irish », (l’ « Irlandais de scène ») sorte de caricature simpliste ou grossière de l’Irlandais fainéant et bagarreur apparu dans le théâtre anglais dès le XVIIe siècle :

Les premières compagnies de disques - Victor, Edison et Columbia - avaient depuis leurs origines publié des enregistrements visant spécifiquement le marché des émigrés irlandais, mais ceux-ci étaient généralement le fait d’imitateurs irlandais de la catégorie « irlandais de scène ». Un changement positif intervint en 1916 grâce au courage et à la détermination de Ellen O’Byrne, émigrante originaire de Cork qui, avec son mari, dirigea la O’Byrne DeWitt Irish Grafonola and Victor Shop sur la Troisième Avenue de New York. Elle était persuadée que des disques de musique et de chansons irlandaises par de vrais artistes irlandais se vendraient si on les rendait disponibles. (..) Le succès de ces disques fut immédiat et dans une communauté irlandaise enthousiaste. L’industrie phonographique de la musique traditionnelle irlandaise était née.[2]

Il faut bien sûr comprendre, si l’on considère que le renouveau de la musique traditionnelle irlandaise est également dû à l’émergence d’un mouvement folk aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne durant les années dix-neuf cent soixante, que ce mouvement ne considérait plus la musique comme support à la danse, mais comme art indépendant : c’est sans aucun doute l’une des grandes nouveautés du XXe siècle qui ouvre aux musiques traditionnelles les mêmes horizons qu’aux autres musiques, et en particulier les mêmes horizons qu’à la musique classique depuis le XVIIe siècle. C’est également, car la médaille a son revers, une obligation d’adaptation de cette musique aux nécessités commerciales, et un détachement de ses origines.

Ces deux pôles historiquement éloignés que constituent les cours de châteaux et manoirs d’une part, et les festivals et scènes du monde d’autre part, ne représentent cependant qu’une partie des lieux de musique en Irlande, celle que nous avons qualifiée de « lieux de prestations ». Le deuxième type de lieu que nous voulons étudier est constitué par les « lieux de fête et de danse », dans lesquels les musiciens trouvèrent longtemps refuge, qu’ils soient musiciens itinérants ou non.

De tout temps, la maison fut le lieu privilégié pour les longues soirées d’hiver entre amis : pour écouter quelque conteur (un seanchaí) ou simplement pour discuter entre amis (en anglais cabin hunting, en gaélique céilí ou, dans certaines régions, cuaird). Le village comptait parfois dans ses rangs quelques musiciens, et dans le cas contraire il était tout à fait possible de faire danser l’assemblée avec sa voix grâce au lilting. Mais les plus grandes occasions résultaient toujours de la venue de quelque musicien itinérant ou d’un dancing-master, chaque famille se battant pour héberger l’hôte et organiser les festivités.

Longtemps, les pipers ou fiddlers itinérants se promenèrent de maison en maison (de pauvres petites cabins), cherchant quelque récompense chez les amateurs de musique, propriétaires ou fermiers. Ils disparurent progressivement entre le XVIIIe et le XXe siècle.

Autre tradition courante jusqu’au début du XXe siècle, les rencontres de danseurs, généralement les plus jeunes, aux carrefours des petites routes de campagnes le dimanche (le crossroads dancing), lorsque le temps le permettait. Ces rendez-vous champêtres disparurent lorsque le clergé commença à y voir une occasion de débauche.

La première partie du XXe siècle vit ainsi cohabiter les soirées amicales, ces House Dances de moins en moins tolérées, et les soirées plus organisées, c’est-à-dire dans la plupart des cas un « céilí ». La fin du XIXe siècle avait vu l’apparition de Céilí Houses, simples salles de bal. La mode s’était vite répandue et chaque village s’était empressé d’organiser ses propres Céilí Dances. Une remarque, plus sociologique que musicale, s’impose ici sur l’origine de cette « re-création » due aux nationalistes du XIXe siècle et aujourd’hui omniprésente. Le mot céilí, emprunté au gaélique écossais, signifie avant tout, et plus particulièrement dans les régions du nord de l’Irlande, une soirée entre voisins et amis ; il correspond à ce que l’on appelait autrefois en France une ‘veillée’. La musique n’y était qu’un élément parmi d’autres, et c’est donc le caractère social de ces réunions qui importait, plus que la défense d’un patrimoine musical. C’est pourtant ce terme de céilí qui avait été choisi pour la première de ces soirées, organisées d’abord en Angleterre (et non en Irlande) par la Ligue Gaélique, pour le plus grand bonheur de tous les Irlandais déracinés ; la première eut lieu à Londres le 30 octobre 1897, au Bloomsbury Hall, près du British Museum. Les Céilí Bands, groupes de musiciens adaptant des airs de danses traditionnelles à une rythmique de type jazz, n’apparurent que plus tard pour accompagner les danseurs dans de telles occasions. Ils connurent leur moment de gloire à partir des années dix-neuf cent trente et provoquèrent un engouement certain pour la musique irlandaise, encourageant de nombreux irlandais à écouter et à acheter les disques produits aux Etats-Unis.

C’est alors qu’arrivèrent des mêmes Etats-Unis le Fox-Trot et le Quick-Step, et que se répandirent les dance-halls, les salles de bal. Elles devinrent rapidement contrôlées par le gouvernement grâce à l’instauration en 1935, et sous la pression de l’Eglise Catholique, du Dance Hall Act qui interdisait purement et simplement le House Dancing et le Crossroads Dancing, et obligeait toutes les salles de danse à posséder un permis. Interdisant du même coup toute rencontre musicale informelle entre amis, dans une ferme ou sur les routes de campagne, cette législation poussa certains musiciens, privés de leur scène naturelle, à abandonner la partie et à émigrer. Les Céilí Dances, désormais considérées comme la seule forme décente de danse populaire, profitèrent (avec les Céilí Bands) de ces nouvelles dispositions.

Cependant, on pourra encore rencontrer aujourd’hui dans les régions rurales de nombreuses soirées appelées (Farm)House Dancing, soirées hivernales le plus souvent organisées chez un bienveillant fermier, bien difficiles à trouver pour l’amateur de passage car uniquement fondées sur le « bouche-à-oreille ».

Il fallut, en fait, attendre le début des années dix-neuf cent soixante pour voir la musique traditionnelle pénétrer dans les pubs, lorsque les show-bands, groupes de variétés pop-rock se contentant de rejouer les tubes du moment, évincèrent à leur tour les Céilí Bands des salles de bal.

Troisième étape dans ce panorama des lieux de musique, le pub est devenu en quelques décennies un véritable lieu de transmission du savoir musical et de communion entre musiciens. Il est également, depuis quelques années, le lieu où la musique se fait produit touristique : les sessions, où les musiciens viennent par plaisir et non pour le gain, ne sont en réalité que de simples réunions de musiciens. Elles sont extrêmement simples à reconnaître : les instruments et les voix n’y sont pas amplifiés, et les musiciens (plus nombreux à mesure qu’approche l’heure de fermeture) ne se sentent nullement obligés de jouer, car une session n’est pas une représentation publique[3].

Il va sans dire que de telles conditions sont suffisamment faciles à reproduire pour que les tenanciers de pubs organisent en été des sessions où un noyau de quelques musiciens sera payé plusieurs fois par semaine, et autour duquel viendront se greffer leurs amis au gré de leurs disponibilités, sans autre rémunération que quelques pintes offertes par le pub. On pourra, au passage, remarquer que le terme session n’était pas au départ réservé à la musique et que son évolution en Irlande n’est pas sans rappeler celui du terme party en anglais : appliqué à toute réunion de personnes, il y eut d’abord des talking sessions (simples réunions informelles pour bavarder) et, depuis le début des années dix-neuf cent soixante, des musical sessions. Notons enfin qu’elles sont parfois appelées seisúin par les dublinois depuis quelques années, ce néologisme anglo-gaélique leur conférant sans doute une ruralité idéalisante.

Les sessions d’été telles que nous les avons décrites peuvent parfois être aussi intéressantes que celles, plus informelles, où les musiciens de plusieurs villages s’invitent à tour de rôle dans un pub pendant les longues soirées d’hiver.

D’hiver ou d’été, une session reste un moment privilégié de la vie d’un hameau, d’un village ou de toute communauté. Le spectateur extérieur peu familiarisé n’y verra la plupart du temps qu’une suite de rythmes binaires ou ternaires peu variés et joués de manière aléatoire. Rien n’est pourtant le fait du hasard car les musiciens savent y respecter quelques simples règles de savoir-vivre, ce qu’il est convenu d’appeler « the session etiquette ». Il ne saurait être question, sauf exception très rare, qu’un seul musicien régente toute l’organisation de la soirée ; au contraire, chaque musicien pourra à son tour proposer un air de son choix, soit de sa propre initiative, soit à l’invitation d’une personne plus âgée ou plus respectée. Il saura faire court si les autres musiciens ne connaissent pas cet air et se fera un plaisir de le leur apprendre : regardez avec quelle délectation chacun proposera, suivant l’humeur, un air connu pour que tout le monde participe, même les plus jeunes, ou une mélodie rare qui fera le bonheur des plus anciens. Ecoutez-les discuter de l’origine supposée de cet air, que l’un d’entre eux tient peut-être d’un ami du grand-oncle ; sentez-les hésiter lorsque, après avoir joué un air, ils attendent que le meneur reparte sur le suivant sans interruption ; épiez ces échanges de coups d’œil entre musiciens...

Il n’y a donc pas, à proprement parler, d’improvisation. Même la structure d’un air, si elle n’est pas déjà évidente, pourra se contenter d’un rapide accord entre musiciens sur le nombre de répétitions de chaque partie[4].

Si les retombées en termes de ventes discographiques sont absolument nulles, elles sont en revanche plus intéressantes pour l’économie locale. Comme nous l'avons déjà expliqué, une bonne session comporte au moins trois ou quatre musiciens acoustiques ; de telles conditions n'étant pas particulièrement difficiles à reproduire, les publicans ne s'en privent pas. Il suffira de se promener en début de soirée dans une petite ville touristique durant l’été pour saisir l’importance que revêtent ces sessions pour les touristes. Bien qu’organisées, celles-ci peuvent se révéler aussi bonnes que celles, plus improvisées, se déroulant l'hiver, pour autant que l'on ne cherche pas délibérément à piéger le touriste comme cela devient de plus en plus courant autour de temples du tourisme, tel Killarney.

L’habitude de se réunir dans les pubs est donc bien ancrée chez les musiciens irlandais aujourd’hui, mais le phénomène touristique n’est sans doute pas l’élément principal : on pourra rencontrer dans ces sessions des musiciens professionnels réputés dont la venue tient, comme nous l’avons dit, à cette nouvelle fonction de transmission du savoir musical, ainsi résumé par un musicien anonyme :

Un ‘professeur’ me dit de jouer avec plus d’énergie, un autre me suggère une façon de jouer les répétitions, un autre encore déplore la disparition de l’ancien style, et me donne quelques indications pour jouer de cette façon. En conséquence, je n’ai jamais eu de professeur au sens strict du terme mais, en revanche, je bénéficie des conseils de plusieurs professeurs traditionnels.[5]

On assiste, depuis quelques années, au développement d’une quatrième catégorie de lieux de musique, que nous nommerons « lieux de médiation », avec l’arrivée sur les chaînes irlandaises de radio et de télévision de certaines émissions entièrement consacrées à la musique traditionnelle irlandaise. C’est sans doute à Ciarán MacMathúna et Séamus Ennis que revient le mérite d’avoir pris l’initiative dans le domaine radiophonique. Ici encore, il nous faudra admettre que l’exemple venait des Etats-Unis, à l’image de Jean Ritchie, célèbre musicienne et ethnologue américaine qui vint dans les années dix-neuf cent cinquante enregistrer de nombreux chanteurs ou musiciens renommés, de Sarah Makem à... Séamus Ennis lui-même. La confusion règne malheureusement de plus en plus sur les ondes des grandes stations irlandaises entre une musique « irlandaise » et une musique « en irlandais », le plus souvent mâtinée de country & western d’un goût douteux.

Cette confusion est telle que sera considérée comme ‘Irish song’ toute chanson, en gaélique ou non, parlant de l’Irlande ; citons entre autres « When Irish Eyes are Smiling », « Mother Machree », « If you’re Irish », etc.

Nous n’oublierons pas non plus dans cette quatrième catégorie un développement récent dû à ce nouveau caractère « institutionnalisé » de la musique : le magasin de disques. Il faudra bien sûr distinguer la petite boutique indépendante et spécialisée d’une part, et le représentant local d’une grande chaîne internationale de l’autre. Le premier saura sans doute bien mieux vous conseiller que le second, bien qu’il ne faille pas sous-estimer la capacité des multinationales à s’adapter au marché, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Il faudra également comprendre que les chaînes de magasins (telles que celles installées sur Grafton Street, à Dublin) disposent généralement de leur propre maison de disques, et sont donc autant le reflet que les responsables (dans tous les sens du terme) du développement de ce marché.

S’il convenait d’examiner ici l’ensemble des lieux où vit la musique traditionnelle en Irlande, nul ne manquera de remarquer son absence dans certains environnements bien particuliers : stations-service, supermarchés, aéroports, gares... Une raison simple peut être avancée : de tels univers sont des lieux dénués de toute vie ou, pour mieux dire, ce sont des zones où les échanges et les relations humaines n’existent pas car telle n'est pas leur fonction. Il conviendrait d’ailleurs de parler, sur un plan social, de véritables « non-lieux ». Les musiques traditionnelles ne peuvent donc y trouver un terrain propice à leur bon développement car, comme nous l'avons vu, elles ne peuvent s’épanouir que dans les relations humaines et les rencontres, c’est-à-dire dans un contexte vivant et pourvu d’un réel sens social : le rite musical apparaît donc comme un rite de rencontre nécessitant des espaces adéquats. Pourtant, nul ne saurait nier que ces espaces tendent à disparaître, en particulier en raison du développement des médias, et que les temps de rencontre tendent parallèlement à se faire rares[6].

Ainsi, le développement des médias, symbole de communication passant outre l’occupation de l’espace et la présence physique, tend à faire diminuer les moments de rencontre ainsi que les espaces leur étant réservés. Ce rite de la rencontre apparaît donc comme l’une des fonctions essentielles des musiques traditionnelles, liant en une unité indivisible le temps et l’espace dans le cadre des activités sociales et artistiques les plus unificatrices auxquelles l’homme puisse s’adonner, la musique et la danse.

Une plus forte divergence entre les musiques traditionnelles et leurs lieux de vie ou de rencontre signerait vraisemblablement leur arrêt de mort, comme cela fut le cas au cours des dernières décennies, bon nombre de musiciens se voyant alors privés d’un espace d’expression satisfaisant.



[1] René ALLEAU, « Tradition », Encyclopedia Universalis, Paris, Encyclopedia Universalis France, 1992, Tome 22, p. 827b.

[2] « The early recording companies - Victor, Edison and Columbia - had, from their beginnings issued material aimed at the Irish emigrant market, but this was usually performed by Irish imitators of the stage-Irish variety. But a change for the better came about in 1916 through the courage and determination of Cork-born emigrant Ellen O’Byrne who, with her husband, managed the O’Byrne-DeWitt Irish Grafonola and Victor Shop on New York’s third avenue. Ellen’s belief was that records of Irish music and song made by real Irish performers would sell, if they were made available.  (...) These records were eagerly bought and were an immediate success. The Irish traditional music record industry was launched (...) ». Harry BRADSHAW, Michael Coleman 1891 - 1945, op. cit., 1991, pp. 47-48.

[3] Cet élément pose actuellement de réels problèmes aux responsables des droits d’auteurs irlandais car il est pour l’instant hors de question de faire payer une taxe aux propriétaires des pubs si l’on considère que la musique jouée n’a pas véritablement d’auteur. Mais que faire si les musiciens se lancent naïvement dans une mélodie plus récente composée par un auteur connu ? L’année 1997 apportera sans doute de profondes modifications dans ce domaine des droits d’auteurs en Irlande.

[4] Voir l’étude de S. Colin HAMILTON, The Session, a Socio-musical Phenomenon in Irish Music, unpublished MA Thesis, Belfast, Queen’s University, 1977, 187 p.

[5] « One ‘teacher’ tells me to play with more punch, another advises me on how to move through repeats, still another laments the passing of the old style, and gives me some pointers on how to play that way. As a result, I've never had a formal teacher, but instead, enjoy the guidance of a number of traditional teachers ». Chris Corrigan, discussion Internet de la liste IRTRAD-L@IRLEARN.UCD.IE, ‘Thread’ : « Re: Why do we play so many instruments ? », 20 Décembre 1995.

[6] Le lien avec l’espace ici évoqué ne saurait d’ailleurs être dissocié du rapport au temps, car on sait que le temps musical constitue l’une des ritualisations les plus patentes du temps humain et social : « Le rapport au temps est essentiel. Parce que la musique est un effort pour maîtriser le temps, procure une illusion de maîtrise du temps grâce aux effets conjugués du rythme, du mètre et du tempo ; des oppositions entre le silence et l’émission sonore ; des contrastes entre durées », Denis-Constant Martin, « Quelle Méthodologie pour l’Analyse des Phénomènes Musicaux », op. cit., 1993, p. 33.

Dans cette perspective, la relation entre une musique et son espace privilégié, abandonnée par la plupart des musiques au XXe siècle, reste l’une des caractéristiques fondamentales de la musique traditionnelle, qui s’affirme comme lien essentiel entre ces deux dimensions humaines.