© Erick Falc'her-Poyroux


MUSIQUE IRLANDAISE :

L'EPREUVE DE LA MODERNITE

Erick Falc’her-Poyroux Sofeir 2003 - Orléans

“ There seems to be a curious delight in the feeling that the stranger knows far more than oneself and yet - being a stranger - understands nothing ”.
Conor Cruise O’Brien, States of Ireland.

 




Les dix dernières années ont été en Irlande une période de forte croissance économique dont les résultats concrets sont aisément visibles. L'évolution des comportements sociaux, peut-être moins rapide et moins manifeste, est tout aussi marquée. A ce titre, l'une des expressions qui revient le plus souvent dans la bouche des commentateurs, des journalistes, mais également de certains universitaires, est que l'Irlande se situe "entre tradition et modernité".
On notera en premier lieu que cette formule, qui se veut généralement bienveillante, ne se limite pas aux différentes formes d'expressions culturelles tels que la musique, le cinéma ou la peinture mais peut être étendue à des domaines aussi variés que la religion ou la cuisine. Elle peut également être appliquée aux domaines économiques ou aux domaines sociaux.
Deuxième point notable, ce cliché semble résumer à lui seul l'équilibre instable dans lequel se tiendrait actuellement ce pays, indiquant par là même la possibilité imminente d'une rechute traditionaliste. En effet, dans l'optique de ces commentateurs, le terme de tradition indique avant tout un ancrage dans le passé, une pureté indéfinissable et un caractère endogène. A l'inverse, le terme de modernité pointe vers le futur et vers un caractère considéré comme exogène. Nous sommes donc ici au cœur d'un antagonisme entre deux forces placées à la fois dans l'espace et dans le temps.
Jusqu'en 1959 en effet, ce qu'il est convenu d'appeler la modernité était étranger à l'Irlande : au sens de foreign, bien entendu, mais également dans le sens d'extérieur : l'idée "d'adaptation" d'une économie ou d'une culture à l'ère du temps n'était pas à l'ordre du jour.
Pour ce qui nous concerne ici, la modernisation récente de la musique en Irlande passe donc par cette confrontation avec l'étranger, au point que ses détracteurs y voient un éloignement de ses origines, voire une aliénation : une entfremdung. De ce point de vue, le risque culturel encouru dans une telle évolution est bien entendu que la musique se brouille avec ses origines et cesse d'appartenir au pays qui l'a créée.
C'est bien sûr ce que craignaient les militants du renouveau gaélique des années 1890. C'est toujours la même crainte qui hante certains acteurs de la scène culturelle irlandaise, plus d'un siècle plus tard.

Ces deux concepts de tradition et de modernité sont cependant le plus souvent utilisés de manière floue, réductrice ou trompeuse. Considérés sous notre angle strictement culturel, ils peuvent cependant être circonscrits à quelques idées précises :
Issue d'une société rurale, la tradition culturelle serait marquée essentiellement par un conservatisme aigu, un fort cloisonnement, ainsi que par un élitisme fondé sur une monopolisation de l'expression culturelle et de (ce qui est aujourd'hui appelé) la consommation culturelle.
A l'inverse, la modernité serait urbaine et caractérisée par un constant besoin de changement. Elle présenterait également une complémentarité formelle entre, d'une part, une démocratisation générant des média de masse et, d'autre part, une très forte individualisation de toute expression : les droits d'auteurs en sont l'une des conséquences les plus visibles aujourd'hui.
Cette dichotomie, généralement analysée sous la forme d'un conflit, d'une lutte permanente, met ainsi en présence deux forces censées être incompatibles : être traditionnel et moderne, c'est être tout à la fois soi-même et un autre, regarder à la fois le passé et le futur, être Irlandais et étranger. C'est d'ailleurs à ce contexte particulier qu'est parfois attribuée la genèse de personnalités telles que Jonathan Swift, James Joyce, William Butler Yeats, Samuel Beckett, etc. En d'autres termes, ces auteurs ont su marquer leur époque en trouvant un équilibre exemplaire entre deux dimensions : un principe universel de valeurs acquises, et la nécessité d'une liberté créative.
Mais, outre le fait que cette conception antinomique revêt un sens totalement différent selon qu'elle sera reçue par un Irlandais, un Nord-américain, un Sud-africain ou un Japonais[1], elle traduit à l'évidence une vision extrêmement simpliste de toute société humaine, qui n'a qu'une alternative : être traditionnel ou être moderne.
Dernier point faible : elle postule un modèle unique de tradition, et un modèle unique de modernité. Le modèle irlandais est pourtant loin d'être uniforme.

Si l'on tente dans un premier temps de résumer en quelques mots ce qui constitue aujourd'hui la base de la musique traditionnelle en Irlande, on évoquera tout d'abord le chant aujourd'hui appelé sean nós et dont les origines pourraient remonter à la période pré-normande. On pensera également aux ballades, nées quelques siècles plus tard d'un courant européen urbain. On mettra bien sûr en avant la harpe, pour laquelle la réputation dont jouissaient les musiciens irlandais était excellente. Onze ou douze siècles après son apparition iconographique en Irlande, deux camps s'affrontent encore sur le thème de sa genèse : les partisans d'une naissance ex nihilo de la harpe irlandaise ont cependant de plus en plus de mal à contrer les théories migrationistes. Idem pour la cornemuse irlandaise, fruit d'un savant mélange entre plusieurs types d'instruments insulaires et continentaux. Pour ce qui concerne le violon ou la flûte l'importation ne fait évidemment aucun doute, en particulier pour le tin whistle, instrument anglais à l'origine, et dont la fabrication fut rendue possible par les progrès de la révolution industrielle.
L'arrivée de l'accordéon marque une phase extrêmement importante de la musique dans le monde, puisqu'après son invention en 1826 à Vienne, cet instrument s'est propagé dans toutes les musiques populaires du monde, parfois rurales (comme au Mexique), le plus souvent urbaines (comme à Paris, Buenos Aires ou en Afrique du Sud). C'est également le principal instrument de l'ère industrielle, nécessitant la mise en œuvre d'une technologie complexe et d'un outillage extrêmement précis non disponible auparavant.
Plus récemment, les arrivées du piano et de la guitare comme instruments d'accompagnement dans les années 1920 ont curieusement déclenché plus de débats que l'intégration du bouzouki dans les années 1970...

En matière de danses, les origines sont également très claires : le reel provient sans doute d'une danse appelée la Hay, arrivée au XVIe siècle via l'Angleterre et le continent. Et d'ailleurs, toutes les danses apparaissant dans les campagnes aux XVIe et XVIIe siècles sont sans doute communes à l'Irlande, l'Allemagne, La France et l'Italie. L'émergence des maîtres à danser dans toute l'Europe au XVIIIe siècle est un autre exemple de ce foisonnement européen, sans doute favorisé par les grands brassages de population dus aux guerres napoléoniennes. Ce qui est d'ailleurs remarquable sur ce point c'est que, contrairement à la Bretagne par exemple, l'Irlande chorégraphique n'était pas aussi cloisonnée que le laissent penser les principales théories portant sur les sociétés traditionnelles : si l'on a coutume de dire que chaque village breton possédait ses propres pas de danse, voire ses propres rythmes, l'Irlande présente en revanche une plus grande homogénéité en la matière au XIXe siècle. C'est également à cette époque que les Irlandais commencèrent à s'interroger sur leur identité culturelle et sur celle de leur musique.
Les premières décennies du XXe siècle furent témoins d'un débat très violent sur l'authenticité des danses : considérées comme étrangères, un certain nombre d'entre elles (quadrilles, highlands flings et barndances) furent alors interdites par le Comité Exécutif de la Ligue Gaélique. Bien entendu, 'étranger' à cette époque signifiait 'anglais'. Ces querelles se poursuivent au XXIe siècle, et l'un des exemples les plus récents fut offert par la polémique autour du spectacle Riverdance.
C'est sur la liberté créatrice dont nous parlions dans notre introduction que s'appuyait son auteur, Bill Whelan, pour développer une chorégraphie malheureusement jugée pour ce qu'elle n'était pas : de la danse traditionnelle irlandaise. Les spécialistes se déchaînèrent, mais le public fut enthousiasmé.
Dernier élément à prendre en considération parmi les influences entrantes, le tourisme : ce marché très lucratif ne trouve en fait sa place que dans les zones les plus touristiques, alors que les régions du Centre ou de l'Est peuvent être considérées comme épargnées (ou en retard, selon le point de vue). Les sessions dans les pubs, par exemple, n'y ont fait leur apparition que dans les années 1980, soit environ 20 ans après les régions comme le Clare ou le Donegal. Il serait évidemment simpliste de considérer que le tourisme est à l'origine de ce marché porteur, mais il est indéniable qu'il est aujourd'hui l'un de ses principes vitaux et l’une des sources potentielles de revenu les plus importantes pour les musiciens. En revanche, l'Etat ne profite pas directement de cette économie parallèle ou un musicien réputé peut aisément gagner 1000 à 1500 euros par mois durant la saison touristique.

Je citerai également brièvement les principales influences sortantes : tout d'abord les nombreux collecteurs et voyageurs étrangers venus observer, écouter et retranscrire la musique et la vie irlandaises. C'est ainsi qu'on trouve dans les opéras anglais du XVIIIe siècle un grand nombre d'air irlandais, à commencer par le Beggar's Wedding de Charles Coffey en 1728, le Aria di Camera de Daniel Wright l'année suivante ou The Poor Soldier du compositeur anglais William Shield en 1782.
Le deuxième facteur sortant d'importance est l'immigration, en particulier vers les Etats-Unis, et l'urbanisation de la musique irlandaise qui en découlera. Il est aujourd'hui admis que la musique irlandaise a survécu pendant plusieurs décennies parmi les immigrés irlandais aux Etats-Unis, principalement dans des villes comme New York ou Boston, avant de réapparaître dans des travaux de collectage effectués outre-Atlantique, notamment les célèbres publications du Capitaine Francis O'Neill. L'équilibre entre une tradition rurale et un contexte urbain fit pourtant de O'Neill l'une des cibles favorites des critiques et érudits durant toute la première moitié du XXe siècle.
Plus récemment, la musique irlandaise a su se frayer un chemin dans l'industrie musicale à partir du succès des Clancy Brothers sur les scènes et dans les médias américains en 1961, pour entrer définitivement dans le monde du show-business par le biais du rock, au travers des enregistrements de Mick Jagger, Paul McCartney, Sinead O'Connor, Kate Bush, Mike Oldfield, etc. C'est d'ailleurs hors d'Irlande que les musiciens irlandais, traditionnels ou non, effectuent l'essentiel de leurs prestations s'ils souhaitent vivre de leur art.

Les évolutions que je viens de décrire et les conflits qui en découlent portent donc en résumé sur deux points essentiels :
- sa commercialisation médiatique et touristique,
- l'utilisation et la valeur des termes "musique traditionnelle irlandaise", c'est à dire sur son authenticité.
Il nous importera donc d'analyser ici les idées et arguments émis par les différentes parties pour comprendre les raisons de la crise traversées par l'expression culturelle irlandaise durant ces dix dernières années.
En effet, jusqu’à une période récente, les évolutions proposées par les jeunes générations restaient limitées au strict cadre irlandais et toutes les altérations étaient dotées d’un sens purement interne : que l'on se penche sur le concept de groupe musical ou sur le transfert des danseurs et des musiciens des crossroads vers les dance halls, tout cela s'est effectué au seul bénéfice des Irlandais d'Irlande.
Cette évolution et l'intégration des valeurs de modernité du XXe siècle telles que l'urbanisation, le besoin de changements, le développement des médias de masse et l'individualisation de l'expression, ne traduisent pas seulement les récents bouleversements de la société irlandaise. Elles remettent également en cause les définitions mêmes de la tradition et de la modernité.
Dans le même temps, la modernisation économique des pays occidentaux a provoqué un renversement de leur logique, pour ne plus être fondées sur la production mais sur la consommation. Cette nouvelle conception s'est également retrouvée incorporée dans la quasi-totalité des textes officiels internationaux se réclamant des droits universels : que l'on s'attache à l’article 27 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948[2], ou à l'article 5 de la Convention culturelle européenne de 1954[3], on constatera que le droit à la culture n'est pas considéré en premier lieu comme un droit à la participation, mais comme un droit à la consommation grâce auquel tout citoyen peut considérer que l'Etat lui doit la culture comme il lui doit l'éducation.

L’un des grands phénomènes des dernières décennies réside donc dans une commercialisation massive des musiques traditionnelles, dotant celles-ci de propriétaires (ou d’auteurs au sens économique du terme), faisant de telle ou telle musique le bien d’un seul individu.
En effet, la musique traditionnelle n'a fondamentalement pas de propriétaire, c’est-à-dire pas d’auteur au sens économique du terme, contrairement aux musiques classiques, pop, rock, jazz, etc. Comment en effet imaginer que, dans l’esprit des musiciens traditionnels, un air ou une mélodie puissent être le bien d’un seul individu, alors qu'il s'agit par essence d'une propriété artistique communautaire ?
Il est alors logique de constater que c’est dans le domaine de la musique populaire que les problèmes les plus épineux surgissent, et les exemples sont nombreux d’artistes étrangers à la musique traditionnelle apposant leur nom sur un air dont l’auteur est anonyme ou disparu depuis longtemps, voire sur une mélodie populaire anonyme. A l’inverse, les musiciens traditionnels ont une tendance très marquée à citer leurs sources lorsqu’ils interprètent une chanson ou une mélodie sur scène ou sur disque, rendant ainsi hommage à la continuité de la transmission par un simple “ I learnt this song from the singing of ... ” ou par un “ I learnt this tune from the playing of ... ” (‘j’ai appris cette chanson / cet air par l’intermédiaire de ...’).
Cependant, la commercialisation de cette musique, quoi que l’on puisse en penser par ailleurs, participe sans doute d’une adaptation au milieu : c’est la preuve, mais également la conséquence de l’ouverture de l’Irlande sur le reste du monde depuis les années soixante. Certains Irlandais voyant leur musique franchir les frontières du pays peuvent naturellement se sentir dépossédés d’une richesse culturelle qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. C’est également ce que durent ressentir certains musiciens de blues, de jazz ou de flamenco par le passé. C’est peut-être ce que ressentent aujourd’hui certains musiciens de New York, devant la réappropriation de leur rap par un grand nombre de jeunes citadins dans le monde, de Marseille à Moscou. Mais lorsque la musique issue d’un contexte culturel sort de son univers d'origine, elle n’est plus la propriété psychologique de la communauté qui l’a créée, et c'est peut-être ce que certains irlandais ont le plus de mal à comprendre.
L'expression culturelle irlandaise s'est donc vue totalement refaçonnée en une ou deux décennies seulement (les années 1970 et 1980), et la musique irlandaise s'est retrouvée en proie à une crise due à sa propagation sur toute la surface du globe et à son absorption par de nombreuses cultures extérieures. Elle n’y est, bien sûr, plus du tout dotée du même sens, et c'est ce que j'indiquais en introduction en évoquant le risque d'une rupture avec ses origines.

Ces nouvelles valeurs de la musique traditionnelle irlandaise sont ainsi parfaitement intégrées aux considérations économiques globales de ce début de XXIe siècle. En effet, le principal vecteur de développement depuis quelques décennies, et tout particulièrement en Irlande, est celui du secteur tertiaire, appelés "secteur des services". On peut donc considérer que la musique en Irlande accompagne et participe au développement du secteur des services, l'un des principaux signes distinctifs des sociétés post-industrielles[4].
Ces sociétés post-industrielles sont généralement considérées comme si proches les unes des autres que le phénomène a été décrit sous le terme de "globalisation" de la culture. Le principal argument à cet égard est que la modernisation a éliminé toutes les différences sociales et culturelles des pays dans lesquels elle s'est imposée.
Mais le conflit sur la valeur des termes "musique traditionnelle irlandaise" nous apporte un éclairage tout à fait différent sur cette question. Pendant de longues décennies, le nationalisme ambiant donna une couleur unique à la culture irlandaise, reléguant toute forme sortant du cadre artificiel à une position mineure mais, comme pour toutes les autres nations, l'identité de l'Irlande est multiple, et les nombreuses acceptions des termes “ musique traditionnelle irlandaise ” en fournissent, entre autres, la preuve. Les affrontements entre partisans des différents camps en matière de musique irlandaise ne se conçoivent que si l’on accepte la valeur polysémique des termes ‘musique traditionnelle irlandaise’. Il n’y a pas d’identité musicale unique, de même qu’il n’y a pas d’identité culturelle unique en Irlande[5].
L'épreuve de l'étranger, c'était donc aussi et surtout le besoin d'unité nationale et nationaliste nécessaire à l'affirmation de soi jusque dans les années 1990. Le colloque tenu à Dublin Castle en mars 2003 et intitulé "Talking Irish" a d'ailleurs clairement exprimé l'idée selon laquelle l'ancienne trinité de l'irlandicité (la terre, la religion et la nation) ne fonctionne plus.
La modernisation de l'Irlande c'est donc bien celle qui mène depuis les années 70 à une diversification et une hétérogénéisation culturelle, qui aujourd'hui voit son processus poursuivi sur les plans politiques, économiques et sociaux.
En d'autres termes, l'Irlande s'est trouvée écartelée durant toute cette période entre un allant économique conforme au modèle occidental du XXe siècle, et une crispation culturelle d'une frange de la société irlandaise continuant de se rêver une identité artificielle une et indivisible. Toute vision autre était alors rejetée ou marginalisée[6].
Ainsi considérée, la culture a longtemps été perçue comme un frein à la modernisation, en particulier par les jeunes générations. Il semble que cette attitude soit aujourd'hui dépassée, et la musique y a certainement joué un grand rôle.

On constate donc que la dynamique de la modernisation est indissociable des dynamiques conflictuelles sur le thème de l'identité, en particulier culturelle. Ce concept d’identité culturelle est souvent associé à l’image d’un nationalisme exacerbé : une telle vision témoigne en réalité de la même opposition erronée entre tradition et modernité. L’affirmation de l’identité irlandaise est donc, de ce point de vue, une double victoire et témoigne également d’une attitude nouvelle à l'égard du passé, fruit de l’expérience acquise.
L'attitude consistant, depuis le renouveau gaélique du siècle dernier, à accorder au passé une valeur quasi religieuse, et à figer le pays dans un respect démesuré pour les ancêtres, tend à disparaître à mesure que les concepts de tradition et de modernité se rejoignent. Dans ce sens, la tradition est moderne, la modernité est traditionnelle (ce qui n'est pas du tout la même chose que de dire, comme on peut également "le terroir est tendance", comme on l'entend également dans les mass-média).

Mais peut-on encore parler de tradition et de modernité à ce point de notre réflexion sur la terminologie de la musique traditionnelle irlandaise et sur sa commercialisation  ?
En effet, les définitions de la tradition sont le plus souvent données a contrario, par ce qui n'est pas moderne. Le tradition est définie par un manque, par une absence, une carence, plutôt que par une fonction, une force ou une action.
De même, si au concept de modernité correspond le processus de modernisation, aucune terme équivalent ne viendra correspondre au concept de tradition. La "traditionalisation" n'existe ni dans le langage ni dans les esprits, alors que tout indique qu'elle existe : en résumé, la tradition n'est pas vécue comme un processus. Ce terme de ‘tradition’ se trouve alors contraint de désigner, non plus un processus, mais un produit, et le plus souvent un produit culturel commercialisé dans une visée de consommation passive. Considérer la tradition uniquement comme un produit, et non comme un processus, c'est se nier le droit d’évoluer, c’est se refuser tout droit à l’identité, et c’est potentiellement se condamner à disparaître.

Peut-on encore parler de tradition et de modernité ? Ne devrait-on pas plutôt parler de modernisation et de traditionalisation, ou mieux encore de modernisation des traditions et de traditionalisation de la modernité?
Dans cette modernisation des traditions, il est certain que l'Irlande présente des caractéristiques tout à fait particulières, et qu'elle n'a pas suivi le chemin tracé par les autres nations occidentales, généralement composé des stades industriels et post-industriels. Il est d'ailleurs relativement courant d'entendre que l'Irlande n'a pas connu de stade industriel, passant directement du stade agricole au stade post-industriel et post-colonial.
Cette assertion me semble pourtant devoir être tempérée par plusieurs éléments. Tout d'abord, si le stade industriel n'a effectivement pas trouvé sa place sur un plan purement technologique et social (voire politique), on ne peut pas en dire tout à fait autant sur le plan culturel, et l'arrivée de l'accordéon et du tin whistle au XIXe siècle en sont des preuves parmi d'autres.
En second lieu, il me semble difficile de prouver que la culture musicale irlandaise est une culture inauthentique entièrement fondée sur une réalité étrangère, signe distinctif des sociétés post-coloniales. Parmi les rares exceptions on pourrait cependant citer les balades, tradition chantée importée de Grande-Bretagne, avec ses traditions urbaines et sa langue étrangère. Mais là encore, le rôle de l'imprimerie locale dans ce développement local nous permet de dire que l'Irlande a bel et bien connu un stade industriel.
En troisième et dernier lieu, il semble également que l'Irlande ait réussi à développer de larges pans de son économie en se fondant sur des secteurs propres à sa culture, dont la musique. En d'autres termes, l'Irlande d'aujourd'hui fait davantage partie du centre que de la périphérie en termes culturels, et il faut reconnaître ici la réussite des artistes et d'écrivains de la fin du XIXe siècle dans leur volonté de développer une culture propre à l'Irlande : les prix Nobel de Littérature en sont un exemple, comme le sont également les Grammy Awards de l'industrie discographique américaine.

La musique traditionnelle irlandaise présente, en résumé, deux facettes : une musique à fonction interne, c’est-à-dire dotée de fonctions en usage dans la société irlandaise (sessions, soirées de danses, etc.) et une autre, à fonction externe, c’est-à-dire exportable, et dont la fonction apparaît à certains comme essentiellement commerciale.
La production musicale irlandaise, s’équilibrant entre une fonction interne et une fonction externe, exprime ainsi l’essence même de la tradition, combinant une force centrifuge à une force centripète ou, pour mieux dire, une tradition de conservation à une tradition d’intégration.
L’Irlande, dans sa recherche d’identité à su trouver dans son expression culturelle l’une des meilleures expressions de cet équilibre, et celle-ci apparaît donc naturellement comme l’un des éléments les plus pertinents et les plus révélateurs de l’Irlande contemporaine. En constante évolution, la tradition y est moderne, la modernité y est traditionnelle. Il ne faut donc  plus dire ou laisser dire qu'une expression culturelle ou qu'une vision politique se situe "entre tradition et modernité". En revanche, il pourrait être opportun de mettre à l'honneur le terme de traditionalisation.

On considère le plus souvent que la modernisation est fondée sur l'économie et sur le développement industriel, qu'elle entraîne dans son sillage des modernisations sociales, politiques puis culturelles. Mais la question peut et doit également être posée dans l'autre sens, car tout porte à croire qu'une modernisation culturelle peut également mener à une redéfinition de la modernisation économique et sociale. En d'autres termes, nous, les citoyens, avons absolument besoin des artistes pour constamment repenser et refaçonner le monde.


[1] Voir Therborn Göran, European modernity and beyond. The trajectory of European societies 1945-2000, 1995.
[2] "27.1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent
27.2. Chacun a droit à la protection des intérêts moraux et matériels découlant de toute production scientifique, littéraire ou artistique dont il est l'auteur."
[3] "Article 5 : Chaque Partie Contractante considérera les objets présentant une valeur culturelle européenne qui se trouveront placés sous son contrôle comme faisant partie intégrante du patrimoine culturel commun de l'Europe, prendra les mesures nécessaires pour les sauvegarder et en facilitera l'accès."
[4] Colin Crouch a ainsi subdivisé ce secteur tertiaire en 4 catégories, la quatrième incluant tout ce qui concerne les loisirs et la culture. Voir Crouch Colin, Social change in Western Europe, Oxford, Oxford University Press, 1999.
[5] Voir notamment mes communications sur l'image de la musique irlandaise en Irlande du Nord et sur La Ligue Gaélique et son héritage : une "épuration culturelle" gaélique ?
[6] Voir Delanty, G. et O' Mahony, P. Rethinking Irish History: Nationalism, Identity and Ideology, London, Macmillan, 1998.

 

 

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