© Erick Falc'her-Poyroux
MUSIQUE IRLANDAISE :
L'EPREUVE DE LA MODERNITE
Erick Falc’her-Poyroux Sofeir 2003 -
Orléans
“ There seems to be a curious
delight in the feeling that the stranger knows far more than oneself and yet -
being a stranger - understands nothing ”.
Conor Cruise O’Brien, States of
Ireland.
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Les dix dernières années ont
été en Irlande une période de forte croissance
économique dont les résultats concrets sont aisément
visibles. L'évolution des comportements sociaux, peut-être moins
rapide et moins manifeste, est tout aussi marquée. A ce titre, l'une des
expressions qui revient le plus souvent dans la bouche des commentateurs, des
journalistes, mais également de certains universitaires, est que
l'Irlande se situe "entre tradition et modernité".
On notera en premier lieu que cette
formule, qui se veut généralement bienveillante, ne se limite pas
aux différentes formes d'expressions culturelles tels que la musique, le
cinéma ou la peinture mais peut être étendue à des
domaines aussi variés que la religion ou la cuisine. Elle peut
également être appliquée aux domaines économiques ou
aux domaines sociaux.
Deuxième point notable, ce cliché semble
résumer à lui seul l'équilibre instable dans lequel se tiendrait
actuellement ce pays, indiquant par là même la possibilité imminente d'une
rechute traditionaliste. En effet, dans l'optique de ces commentateurs, le
terme de tradition indique avant tout un ancrage dans le passé, une pureté
indéfinissable et un caractère endogène. A l'inverse, le terme de
modernité pointe vers le futur et vers un caractère considéré comme
exogène. Nous sommes donc ici au cœur d'un antagonisme entre deux forces
placées à la fois dans l'espace et dans le temps.
Jusqu'en 1959 en effet, ce qu'il est
convenu d'appeler la modernité était étranger à l'Irlande : au sens de foreign,
bien entendu, mais également dans le sens d'extérieur : l'idée
"d'adaptation" d'une économie ou d'une culture à l'ère du temps
n'était pas à l'ordre du jour.
Pour ce qui nous concerne ici, la
modernisation récente de la musique en Irlande passe donc par cette
confrontation avec l'étranger, au point que ses détracteurs y voient un
éloignement de ses origines, voire une aliénation : une entfremdung.
De ce point de vue, le risque culturel encouru dans une telle évolution est
bien entendu que la musique se brouille avec ses origines et cesse
d'appartenir au pays qui l'a créée.
C'est bien sûr ce que craignaient les
militants du renouveau gaélique des années 1890. C'est toujours la
même crainte qui hante certains acteurs de la scène culturelle
irlandaise, plus d'un siècle plus tard.
Ces deux concepts de tradition et de
modernité sont cependant le plus souvent utilisés de
manière floue, réductrice ou trompeuse. Considérés
sous notre angle strictement culturel, ils peuvent cependant être
circonscrits à quelques idées
précises :
Issue d'une société rurale,
la tradition culturelle serait marquée essentiellement par un
conservatisme aigu, un fort cloisonnement, ainsi que par un élitisme
fondé sur une monopolisation de l'expression culturelle et de (ce qui est
aujourd'hui appelé) la consommation culturelle.
A l'inverse, la modernité serait
urbaine et caractérisée par un constant besoin de changement. Elle
présenterait également une complémentarité formelle
entre, d'une part, une démocratisation générant des
média de masse et, d'autre part, une très forte individualisation
de toute expression : les droits d'auteurs en sont l'une des conséquences
les plus visibles aujourd'hui.
Cette dichotomie,
généralement analysée sous la forme d'un conflit, d'une
lutte permanente, met ainsi en présence deux forces censées
être incompatibles : être traditionnel et moderne, c'est
être tout à la fois soi-même et un autre, regarder à
la fois le passé et le futur, être Irlandais et étranger.
C'est d'ailleurs à ce contexte particulier qu'est parfois
attribuée la genèse de personnalités telles que Jonathan
Swift, James Joyce, William Butler Yeats, Samuel Beckett, etc. En d'autres
termes, ces auteurs ont su marquer leur époque en trouvant un
équilibre exemplaire entre deux dimensions : un principe universel
de valeurs acquises, et la nécessité d'une liberté
créative.
Mais, outre le fait que cette conception
antinomique revêt un sens totalement différent selon qu'elle sera
reçue par un Irlandais, un Nord-américain, un Sud-africain ou un
Japonais[1], elle
traduit à l'évidence une vision extrêmement simpliste de
toute société humaine, qui n'a qu'une alternative : être
traditionnel ou être moderne.
Dernier point faible : elle postule un
modèle unique de tradition, et un modèle unique de
modernité. Le modèle irlandais est pourtant loin d'être
uniforme.
Si l'on tente dans un premier temps de
résumer en quelques mots ce qui constitue aujourd'hui la base de la musique
traditionnelle en Irlande, on évoquera tout d'abord le chant aujourd'hui
appelé sean nós et dont les origines pourraient remonter à la
période pré-normande. On pensera également aux ballades, nées quelques
siècles plus tard d'un courant européen urbain. On mettra bien sûr en avant
la harpe, pour laquelle la réputation dont jouissaient les musiciens
irlandais était excellente. Onze ou douze siècles après son apparition
iconographique en Irlande, deux camps s'affrontent encore sur le thème de sa
genèse : les partisans d'une naissance ex nihilo de la harpe
irlandaise ont cependant de plus en plus de mal à contrer les théories
migrationistes. Idem pour la cornemuse irlandaise, fruit d'un savant mélange
entre plusieurs types d'instruments insulaires et continentaux. Pour ce qui
concerne le violon ou la flûte l'importation ne fait évidemment aucun doute,
en particulier pour le tin
whistle, instrument anglais à l'origine, et dont la fabrication fut rendue
possible par les progrès de la révolution industrielle.
L'arrivée de l'accordéon marque une phase
extrêmement importante de la musique dans le monde, puisqu'après son
invention en 1826 à Vienne, cet instrument s'est propagé dans toutes les
musiques populaires du monde, parfois rurales (comme au Mexique), le plus
souvent urbaines (comme à Paris, Buenos Aires ou en Afrique du Sud). C'est
également le principal instrument de l'ère industrielle, nécessitant la
mise en œuvre d'une technologie complexe et d'un outillage extrêmement
précis non disponible auparavant.
Plus récemment, les arrivées
du piano et de la guitare comme instruments d'accompagnement dans les
années 1920 ont curieusement déclenché plus de
débats que l'intégration du bouzouki dans les années
1970...
En matière de danses, les origines sont
également très claires : le reel provient sans doute d'une
danse appelée la Hay, arrivée au XVIe siècle via l'Angleterre et le
continent. Et d'ailleurs, toutes les danses apparaissant dans les campagnes
aux XVIe et XVIIe siècles sont sans doute communes à l'Irlande, l'Allemagne,
La France et l'Italie. L'émergence des maîtres à danser dans toute l'Europe
au XVIIIe siècle est un autre exemple de ce foisonnement européen, sans
doute favorisé par les grands brassages de population dus aux guerres
napoléoniennes. Ce qui est d'ailleurs remarquable sur ce point c'est que,
contrairement à la Bretagne par exemple, l'Irlande chorégraphique n'était
pas aussi cloisonnée que le laissent penser les principales théories portant
sur les sociétés traditionnelles : si l'on a coutume de dire que chaque
village breton possédait ses propres pas de danse, voire ses propres rythmes,
l'Irlande présente en revanche une plus grande homogénéité en la matière
au XIXe siècle. C'est également à cette époque que les Irlandais
commencèrent à s'interroger sur leur identité culturelle et sur celle de
leur musique.
Les premières décennies du XXe siècle
furent témoins d'un débat très violent sur l'authenticité des
danses : considérées comme étrangères, un certain nombre d'entre
elles (quadrilles,
highlands flings et barndances) furent alors interdites par le
Comité Exécutif de la Ligue Gaélique. Bien entendu, 'étranger' à cette
époque signifiait 'anglais'. Ces querelles se poursuivent au XXIe siècle, et
l'un des exemples les plus récents fut offert par la polémique autour du
spectacle Riverdance.
C'est sur la liberté créatrice dont nous
parlions dans notre introduction que s'appuyait son auteur, Bill Whelan, pour
développer une chorégraphie malheureusement jugée pour ce qu'elle n'était
pas : de la danse traditionnelle irlandaise. Les spécialistes se
déchaînèrent, mais le public fut enthousiasmé.
Dernier élément à prendre en
considération parmi les influences entrantes, le tourisme : ce marché
très lucratif ne trouve en fait sa place que dans les zones les plus
touristiques, alors que les régions du Centre ou de l'Est peuvent être
considérées comme épargnées (ou en retard, selon le point de vue). Les
sessions dans les pubs, par exemple, n'y ont fait leur apparition
que dans les années 1980, soit environ 20 ans après les régions comme le
Clare ou le Donegal. Il serait évidemment simpliste de considérer que le
tourisme est à l'origine de ce marché porteur, mais il est indéniable qu'il
est aujourd'hui l'un de ses principes vitaux et l’une des sources
potentielles de revenu les plus importantes pour les musiciens. En revanche,
l'Etat ne profite pas directement de cette économie parallèle ou un musicien
réputé peut aisément gagner 1000 à 1500 euros par mois durant la saison
touristique.
Je citerai également brièvement les
principales influences sortantes : tout d'abord les nombreux collecteurs et
voyageurs étrangers venus observer, écouter et retranscrire la musique et la
vie irlandaises. C'est ainsi qu'on trouve dans les opéras anglais du XVIIIe
siècle un grand nombre d'air irlandais, à commencer par le Beggar's
Wedding de Charles Coffey en 1728, le Aria di Camera de Daniel
Wright l'année suivante ou The Poor Soldier du compositeur anglais
William Shield en 1782.
Le deuxième facteur sortant d'importance
est l'immigration, en particulier vers les Etats-Unis, et l'urbanisation de la
musique irlandaise qui en découlera. Il est aujourd'hui admis que la musique
irlandaise a survécu pendant plusieurs décennies parmi les immigrés
irlandais aux Etats-Unis, principalement dans des villes comme New York ou
Boston, avant de réapparaître dans des travaux de collectage effectués
outre-Atlantique, notamment les célèbres publications du Capitaine Francis
O'Neill. L'équilibre entre une tradition rurale et un contexte urbain fit
pourtant de O'Neill l'une des cibles favorites des critiques et érudits
durant toute la première moitié du XXe siècle.
Plus récemment, la musique irlandaise a su
se frayer un chemin dans l'industrie musicale à partir du succès des Clancy
Brothers sur les scènes et dans les médias américains en 1961, pour entrer
définitivement dans le monde du show-business par le biais du rock, au
travers des enregistrements de Mick Jagger, Paul McCartney, Sinead O'Connor,
Kate Bush, Mike Oldfield, etc. C'est d'ailleurs hors d'Irlande que les
musiciens irlandais, traditionnels ou non, effectuent l'essentiel de leurs
prestations s'ils souhaitent vivre de leur art.
Les évolutions que je viens de
décrire et les conflits qui en découlent portent donc en
résumé sur deux points essentiels :
- sa commercialisation médiatique et
touristique,
- l'utilisation et la valeur des termes
"musique traditionnelle irlandaise", c'est à dire sur son
authenticité.
Il nous importera donc d'analyser ici les
idées et arguments émis par les différentes parties pour
comprendre les raisons de la crise traversées par l'expression culturelle
irlandaise durant ces dix dernières années.
En effet, jusqu’à une période récente,
les évolutions proposées par les jeunes générations restaient limitées au
strict cadre irlandais et toutes les altérations étaient dotées d’un sens
purement interne : que l'on se penche sur le concept de groupe musical ou
sur le transfert des danseurs et des musiciens des
crossroads vers les dance halls, tout cela s'est effectué au
seul bénéfice des Irlandais d'Irlande.
Cette évolution et l'intégration des
valeurs de modernité du XXe siècle telles que l'urbanisation, le besoin de
changements, le développement des médias de masse et l'individualisation de
l'expression, ne traduisent pas seulement les récents bouleversements de la
société irlandaise. Elles remettent également en cause les définitions
mêmes de la tradition et de la modernité.
Dans le même temps, la modernisation
économique des pays occidentaux a provoqué un renversement de leur logique,
pour ne plus être fondées sur la production mais sur la consommation. Cette
nouvelle conception s'est également retrouvée incorporée dans la
quasi-totalité des textes officiels internationaux se réclamant des droits
universels : que l'on s'attache à l’article 27 de la Déclaration
universelle des droits de l’homme de 1948[2], ou à
l'article 5 de la Convention culturelle européenne de
1954[3], on constatera
que le droit à la culture n'est pas considéré en premier lieu comme un
droit à la participation, mais comme un droit à la consommation grâce
auquel tout citoyen peut considérer que l'Etat lui doit la culture comme il
lui doit l'éducation.
L’un des grands phénomènes des
dernières décennies réside donc dans une commercialisation massive des
musiques traditionnelles, dotant celles-ci de propriétaires (ou d’auteurs
au sens économique du terme), faisant de telle ou telle musique le bien d’un
seul individu.
En effet, la musique traditionnelle n'a
fondamentalement pas de propriétaire, c’est-à-dire pas d’auteur au sens
économique du terme, contrairement aux musiques classiques, pop, rock, jazz,
etc. Comment en effet imaginer que, dans l’esprit des musiciens
traditionnels, un air ou une mélodie puissent être le bien d’un seul
individu, alors qu'il s'agit par essence d'une propriété artistique
communautaire ?
Il est alors logique de constater que c’est
dans le domaine de la musique populaire que les problèmes les plus épineux
surgissent, et les exemples sont nombreux d’artistes étrangers à la
musique traditionnelle apposant leur nom sur un air dont l’auteur est
anonyme ou disparu depuis longtemps, voire sur une mélodie populaire anonyme.
A l’inverse, les musiciens traditionnels ont une tendance très marquée à
citer leurs sources lorsqu’ils interprètent une chanson ou une mélodie sur
scène ou sur disque, rendant ainsi hommage à la continuité de la
transmission par un simple “ I learnt this song from the singing
of ... ” ou par un “ I learnt this tune from the
playing of ... ” (‘j’ai appris cette chanson / cet air par
l’intermédiaire de ...’).
Cependant, la commercialisation de cette
musique, quoi que l’on puisse en penser par ailleurs, participe sans doute d’une
adaptation au milieu : c’est la preuve, mais également la conséquence
de l’ouverture de l’Irlande sur le reste du monde depuis les années
soixante. Certains Irlandais voyant leur musique franchir les frontières du
pays peuvent naturellement se sentir dépossédés d’une richesse culturelle
qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer. C’est également ce que durent
ressentir certains musiciens de blues, de jazz ou de flamenco par le passé. C’est
peut-être ce que ressentent aujourd’hui certains musiciens de New York,
devant la réappropriation de leur rap par un grand nombre de jeunes citadins
dans le monde, de Marseille à Moscou. Mais lorsque la musique issue d’un
contexte culturel sort de son univers d'origine, elle n’est plus la
propriété psychologique de la communauté qui l’a créée, et c'est
peut-être ce que certains irlandais ont le plus de mal à comprendre.
L'expression culturelle irlandaise s'est
donc vue totalement refaçonnée en une ou deux décennies seulement (les
années 1970 et 1980), et la musique irlandaise s'est retrouvée en proie à
une crise due à sa propagation sur toute la surface du globe et à son
absorption par de nombreuses cultures extérieures. Elle n’y est, bien sûr,
plus du tout dotée du même sens, et c'est ce que j'indiquais en introduction
en évoquant le risque d'une rupture avec ses origines.
Ces nouvelles valeurs de la musique
traditionnelle irlandaise sont ainsi parfaitement intégrées aux
considérations économiques globales de ce début de XXIe siècle. En effet,
le principal vecteur de développement depuis quelques décennies, et tout
particulièrement en Irlande, est celui du secteur tertiaire, appelés
"secteur des services". On peut donc considérer que la musique en
Irlande accompagne et participe au développement du secteur des services,
l'un des principaux signes distinctifs des sociétés post-industrielles[4].
Ces sociétés
post-industrielles sont généralement considérées
comme si proches les unes des autres que le phénomène a
été décrit sous le terme de "globalisation" de la culture.
Le principal argument à cet égard est que la modernisation a
éliminé toutes les différences sociales et culturelles des
pays dans lesquels elle s'est imposée.
Mais le conflit sur la valeur des termes
"musique traditionnelle irlandaise" nous apporte un éclairage tout
à fait différent sur cette question. Pendant de longues décennies, le
nationalisme ambiant donna une couleur unique à la culture irlandaise,
reléguant toute forme sortant du cadre artificiel à une position mineure
mais, comme pour toutes les autres nations, l'identité de l'Irlande est
multiple, et les nombreuses acceptions des termes “ musique
traditionnelle irlandaise ” en fournissent, entre autres, la preuve.
Les affrontements entre partisans des différents camps en matière de musique
irlandaise ne se conçoivent que si l’on accepte la valeur polysémique des
termes ‘musique traditionnelle irlandaise’. Il n’y a pas d’identité
musicale unique, de même qu’il n’y a pas d’identité culturelle unique
en Irlande[5].
L'épreuve de l'étranger, c'était donc
aussi et surtout le besoin d'unité nationale et nationaliste nécessaire à
l'affirmation de soi jusque dans les années 1990. Le colloque tenu à Dublin
Castle en mars 2003 et intitulé "Talking Irish" a d'ailleurs
clairement exprimé l'idée selon laquelle l'ancienne trinité de l'irlandicité
(la terre, la religion et la nation) ne fonctionne plus.
La modernisation de l'Irlande c'est donc
bien celle qui mène depuis les années 70 à une diversification et une
hétérogénéisation culturelle, qui aujourd'hui voit son processus poursuivi
sur les plans politiques, économiques et sociaux.
En d'autres termes, l'Irlande s'est
trouvée écartelée durant toute cette période entre un allant économique
conforme au modèle occidental du XXe siècle, et une crispation culturelle
d'une frange de la société irlandaise continuant de se rêver une identité
artificielle une et indivisible. Toute vision autre était alors rejetée ou
marginalisée[6].
Ainsi considérée, la culture
a longtemps été perçue comme un frein à la
modernisation, en particulier par les jeunes générations. Il
semble que cette attitude soit aujourd'hui dépassée, et la musique
y a certainement joué un grand rôle.
On constate donc que la dynamique de la
modernisation est indissociable des dynamiques conflictuelles sur le thème de
l'identité, en particulier culturelle. Ce concept d’identité culturelle
est souvent associé à l’image d’un nationalisme exacerbé : une
telle vision témoigne en réalité de la même opposition erronée entre
tradition et modernité. L’affirmation de l’identité irlandaise est donc,
de ce point de vue, une double victoire et témoigne également d’une
attitude nouvelle à l'égard du passé, fruit de l’expérience acquise.
L'attitude consistant, depuis le renouveau
gaélique du siècle dernier, à accorder au passé une
valeur quasi religieuse, et à figer le pays dans un respect
démesuré pour les ancêtres, tend à disparaître
à mesure que les concepts de tradition et de modernité se
rejoignent. Dans ce sens, la tradition est moderne, la modernité est
traditionnelle (ce qui n'est pas du tout la même chose que de dire, comme
on peut également "le terroir est tendance", comme on l'entend
également dans les mass-média).
Mais peut-on encore parler de tradition et
de modernité à ce point de notre réflexion sur la
terminologie de la musique traditionnelle irlandaise et sur sa commercialisation
?
En effet, les définitions de la
tradition sont le plus souvent données a contrario, par ce qui n'est pas
moderne. Le tradition est définie par un manque, par une absence, une
carence, plutôt que par une fonction, une force ou une
action.
De même, si au concept de modernité
correspond le processus de modernisation, aucune terme équivalent ne viendra
correspondre au concept de tradition. La "traditionalisation"
n'existe ni dans le langage ni dans les esprits, alors que tout indique
qu'elle existe : en résumé, la tradition n'est pas vécue comme un
processus. Ce terme de ‘tradition’ se trouve alors contraint de désigner,
non plus un processus, mais un produit, et le plus souvent un produit culturel
commercialisé dans une visée de consommation passive. Considérer la
tradition uniquement comme un produit, et non comme un processus, c'est se
nier le droit d’évoluer, c’est se refuser tout droit à l’identité, et
c’est potentiellement se condamner à disparaître.
Peut-on encore parler de tradition et de
modernité ? Ne devrait-on pas plutôt parler de modernisation et de
traditionalisation, ou mieux encore de modernisation des traditions et de
traditionalisation de la modernité?
Dans cette modernisation des traditions, il
est certain que l'Irlande présente des caractéristiques tout
à fait particulières, et qu'elle n'a pas suivi le chemin
tracé par les autres nations occidentales, généralement
composé des stades industriels et post-industriels. Il est d'ailleurs
relativement courant d'entendre que l'Irlande n'a pas connu de stade industriel,
passant directement du stade agricole au stade post-industriel et
post-colonial.
Cette assertion me semble pourtant devoir
être tempérée par plusieurs éléments. Tout d'abord, si le stade
industriel n'a effectivement pas trouvé sa place sur un plan purement
technologique et social (voire politique), on ne peut pas en dire tout à fait
autant sur le plan culturel, et l'arrivée de l'accordéon et du tin whistle
au XIXe siècle en sont des preuves parmi d'autres.
En second lieu, il me semble difficile de
prouver que la culture musicale irlandaise est une culture inauthentique
entièrement fondée sur une réalité
étrangère, signe distinctif des sociétés
post-coloniales. Parmi les rares exceptions on pourrait cependant citer les
balades, tradition chantée importée de Grande-Bretagne, avec ses
traditions urbaines et sa langue étrangère. Mais là encore,
le rôle de l'imprimerie locale dans ce développement local nous
permet de dire que l'Irlande a bel et bien connu un stade
industriel.
En troisième et dernier lieu, il semble
également que l'Irlande ait réussi à développer de larges pans de son
économie en se fondant sur des secteurs propres à sa culture, dont la
musique. En d'autres termes, l'Irlande d'aujourd'hui fait davantage partie du
centre que de la périphérie en termes culturels, et il faut reconnaître ici
la réussite des artistes et d'écrivains de la fin du XIXe siècle dans leur
volonté de développer une culture propre à l'Irlande : les prix Nobel
de Littérature en sont un exemple, comme le sont également les Grammy Awards
de l'industrie discographique américaine.
La musique traditionnelle irlandaise
présente, en résumé, deux facettes : une musique à fonction interne,
c’est-à-dire dotée de fonctions en usage dans la société irlandaise (sessions,
soirées de danses, etc.) et une autre, à fonction externe, c’est-à-dire
exportable, et dont la fonction apparaît à certains comme essentiellement
commerciale.
La production musicale irlandaise, s’équilibrant
entre une fonction interne et une fonction externe, exprime ainsi l’essence
même de la tradition, combinant une force centrifuge à une force centripète
ou, pour mieux dire, une tradition de conservation à une tradition d’intégration.
L’Irlande, dans sa recherche d’identité
à su trouver dans son expression culturelle l’une des meilleures
expressions de cet équilibre, et celle-ci apparaît donc naturellement comme
l’un des éléments les plus pertinents et les plus révélateurs de l’Irlande
contemporaine. En constante évolution, la tradition y est moderne, la
modernité y est traditionnelle. Il ne faut donc plus dire ou laisser
dire qu'une expression culturelle ou qu'une vision politique se situe
"entre tradition et modernité". En revanche, il pourrait être
opportun de mettre à l'honneur le terme de traditionalisation.
On considère le plus souvent que la
modernisation est fondée sur l'économie et sur le
développement industriel, qu'elle entraîne dans son sillage des
modernisations sociales, politiques puis culturelles. Mais la question peut et
doit également être posée dans l'autre sens, car tout porte
à croire qu'une modernisation culturelle peut également mener
à une redéfinition de la modernisation économique et
sociale. En d'autres termes, nous, les citoyens, avons absolument besoin des
artistes pour constamment repenser et refaçonner le
monde.
[1]
Voir Therborn Göran, European modernity and beyond. The trajectory of
European societies 1945-2000, 1995.
[2] "27.1.
Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle
de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès
scientifique et aux bienfaits qui en résultent
27.2. Chacun a droit à la protection
des intérêts moraux et matériels découlant de toute
production scientifique, littéraire ou artistique dont il est
l'auteur."
[3] "Article
5 : Chaque Partie Contractante considérera les objets présentant
une valeur culturelle européenne qui se trouveront placés sous son
contrôle comme faisant partie intégrante du patrimoine culturel
commun de l'Europe, prendra les mesures nécessaires pour les sauvegarder
et en facilitera l'accès."
[4] Colin
Crouch a ainsi subdivisé ce secteur tertiaire en 4 catégories, la quatrième
incluant tout ce qui concerne les loisirs et la culture. Voir Crouch Colin, Social change in Western Europe,
Oxford, Oxford University Press, 1999.
[5] Voir
notamment mes communications sur l'image de la musique irlandaise en Irlande
du Nord et sur La Ligue Gaélique et son héritage : une
"épuration culturelle" gaélique ?
[6] Voir
Delanty, G. et O' Mahony, P. Rethinking Irish History: Nationalism,
Identity and Ideology, London, Macmillan, 1998.
efp@wanadoo.fr