© Erick Falc’her-Poyroux
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LES MUSIQUES CELTIQUES



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« Eppur’ si muove »
Galilée

Parmi les nombreux phénomènes de mode qui font régulièrement surface, celui des musiques traditionnelles est l’un des plus communs, sans doute en raison de l’extraordinaire potentiel offert par ses milliers de mélodies dépourvues de toute protection en matière de droits d’auteurs. Après Oum Kalsoum, Gheorghe Zamfir, Alan Stivell ou Los Calchakis arrivèrent The Pogues, Clannad, Los Lobos ou les Gypsy Kings. Rien d’étonnant à cela si l’on considère que ces musiques connurent toutes un premier véritable regain d’intérêt dans les années soixante et soixante-dix, à une époque où les musiques rock et pop balbutiantes s’ouvraient en grand les portes du monde ; décloisonnant ainsi l’ensemble des cultures, elles poursuivaient l’oeuvre initiée par les médias, si bien décrite par Marshal McLuhan et Bruce Powers sous le titre « Le Village Global » dont nous faisons tous partie aujourd’hui, que nous en soyons conscients ou non, que cela nous plaise ou non.

Parmi toutes ces musiques, celles considérées comme celtiques ont toujours eu un rôle prépondérant, revenant régulièrement sur le devant de la scène, et retombant tout aussi régulièrement dans l’oubli le plus total, au profit d’autres provisoirement plus lucratives. Les années quatre-vingt-dix connaissent ainsi, et à leur tour, un certain renouveau se traduisant par une plus forte présence d’artistes pour l’essentiel irlandais, bretons ou écossais.

Un tel retour en force ne tient pourtant pas seulement du phénomène de mode ou d’un hasard récurrent. De nombreux passionnés travaillent depuis des décennies, et avant tout pour leur plaisir, au collectage de chants, mélodies, anecdotes, etc. L’exemple de Dastum en Bretagne depuis 1972 est à ce propos exemplaire de ce qui peut être réalisé ; celui des militants irlandais du Comhaltas Ceoltóirí Éireann depuis 1951 ne l’est pas moins. Fondées à une époque où les musiques traditionnelles n’étaient guère à la mode, et encore moins présente sur les scènes du monde entier, le but essentiel de ces associations est de promouvoir une culture, et principalement la musique, au travers de magazines, de collectages, de diffusions ou de concours.

Il est ainsi frappant de constater à quel point les musiciens de ces pays réalisèrent très tôt le potentiel de la culture musicale, et la perte inestimable qui résulterait de son oubli. Mais il est tout aussi frappant de constater que l’archivage, dans certains cas (et parfois dans ceux qui nous intéressent ici) constitue un faux palliatif de l’oubli : une armoire ou un ordinateur ne constitueront jamais autre chose qu’une sorte de seconde mémoire, une mémoire externe à l’être humain qui, croyant retenir plus facilement ce qui tend à lui échapper, se trouve confronté à une fuite en avant inévitable, à la recherche permanente d’autres parties oubliées de sa culture. Ainsi engrangée, la mémoire culturelle d’un pays peut tout aussi bien disparaître discrètement de nos pensées et de nos vies sans que personne ne s’en soucie, puisque « elle est stockée là ». Accumuler ne suffit plus.

Fort heureusement, les nations considérées comme celtiques ont globalement su éviter ces pièges, et il est notoire que les musiciens traditionnels sont toujours à la recherche d’un morceau inconnu qui surprendra l’auditoire, ravira les amateurs et renouvellera le répertoire.

L’une des principales raisons pouvant expliquer cette disparition et cette forme de retour en arrière que constitue le collectage est bien entendu l’urbanisation à grande échelle auquel nous assistons depuis plusieurs décennies. Si le fait n’apparaît jamais consciemment aux musiciens traditionnels, c’est pourtant cette idée que, par exemple, le groupe breton Tri Yann évoqua clairement en illustrant son disque Urba (1978) par un lit breton dont la porte ouverte offrait une vue plongeante sur le centre-ville de Nantes.

Ici, le lecteur curieux sera en droit de se demander ce que l’urbanisation a concrètement pu changer dans la musique traditionnelle. La réponse à cette interrogation est beaucoup plus simple qu’il n’y paraît, et plusieurs faits précis en apportent les preuves. L’apparition d’instruments fabriqués industriellement, comme l’accordéon, en est un bon exemple, remplaçant souvent des instruments plus artisanaux comme les cornemuses. L’arrivée de l’électricité et de toutes les nouvelles formes techniques qu’elle engendre constitue une autre facette de cette urbanisation et de cette industrialisation.

Sur le plan démographique, on peut noter que l’exode massif des populations rurales vers les villes de tous les pays industrialisés du monde s’est traduit par une multiplication des musiques traditionnelles urbaines. Le Tango de Buenos Aires ou le Blues électrifié de Chicago, plus tard le Rock’n’Roll et aujourd’hui le Rap (d’abord aux Etats-Unis puis sur toute la surface de la planète) sont toutes des musiques exprimant la réalité quotidienne de certaines populations. Toutes sont urbaines. Il est aujourd’hui notoire que parmi les principaux centres de musiques celtiques, hormis bien entendu le Centre-Bretagne, le comté de Clare ou les Highlands, se trouvent Edimbourg, Dublin, voire Chicago ou Paris... la musique n’est donc plus associée à une vie rurale retardataire, à la pauvreté et au passé, mais aux nouvelles technologies au futur et aux fusions planétaires ; ou bien encore dans certains cas à la World Music, la « Musique du Monde » pour employer le terme désormais utilisé par les marchands de musiques, comme s’ils avaient trouvé (voire inventé) une nouvelle source musicale ; à croire que, finalement, toutes les musiques ne sont pas issues « du monde ».

La tradition en Irlande, en Bretagne, en Ecosse, au Pays de Galles ou ailleurs est ainsi devenu en grande partie urbaine. Admettons à ce propos que le terme de ‘tradition’ ne devrait plus être considéré dans le sens momificateur que lui ont conféré les musées et autres festivals « des Arts et Traditions », mais bien dans son seul véritable sens, celui d’une simple adaptation du passé à une situation présente, celui d’une innovation constante ; reconnaissons ainsi l’importance des zones urbaines dans ce processus au XXe siècle, et sachons nous défaire définitivement de cette vision parfois idéalisante de la tradition.

Un exemple caractéristique de cet idéal nous est d’ailleurs fourni par l’utilisation parfois abusive des mythes celtiques par quelques militants le plus souvent bien intentionnés. Ecoutez ce lyrisme suranné et quasi surréaliste dû à Thomas Davis, co-fondateur du journal The Nation qui, au milieu du XIXe siècle, chercha avec succès à relancer la composition de ballades nouvelles sur des thèmes musicaux plus anciens :

Aucun ennemi ne parle de musique irlandaise sans respect. Elle est sans rivale. Ses antiques marches guerrières, telles que celles des O’Byrnes, O’Donnell, MacAllistrum, et de Brian Boru ruissellent et s’abattent sur nos oreilles comme la rencontre de guerriers venus de centaines de vallées; et elles vous portent à la bataille : elles et vous chargez et bataillez au coeur d’un combat fait de cris, de haches et de flèches acérées.

La motivation principale était, à l’évidence, moins musicale que politique...

A l’inverse de cela, les divers instruments aujourd’hui utilisés dans les pays celtiques sont l’une des preuves les plus flagrantes du mouvement perpétuel que connaissent par définition toutes les musiques vivantes.

Clarsach gaélique irlandais ou telenn en breton, la harpe est l’un des instruments le plus souvent associé à la musique celtique ; originalement l’instrument le plus noble qui soit et jouée par des hommes, la harpe connu un développement très important durant tout le moyen âge, en particulier grâce aux nombreux échanges entre musiciens irlandais, gallois, bretons et écossais ; la harpe de concert telle que nous la connaissons aujourd’hui doit également beaucoup aux harpeurs et harpistes irlandais , en particulier. Elle connut pourtant une longue éclipse dès la fin du XVIIIe siècle et ne reparut que discrètement à la fin du siècle dernier. Elle était cependant devenue, entre temps, un instrument essentiellement féminin, sans doute sous l’influence de la musique classique, et avait perdu ses cordes d’aciers pour des cordes en boyau, puis en nylon.

Mais le véritable renouveau que connut la harpe doit être en grande partie attribué à Jorj Cochevelou et au modèle qu’il construisit dès 1953 pour son fils, Alan Stivell. Malgré une relative discrétion due à son caractère particulier, la liste des musiciens réputés jouant de la harpe dite « celtique » reste aujourd’hui impressionnante, les femmes étant d’ailleurs très largement majoritaires : Derek Bell, Máire Brennan, Gráinne Yeats, Janet Harbison, Máire Ní Chathasaigh, Kathleen Loughnane, Eoghan O’Brien ou Emer Kenny en Irlande. En Ecosse, Alison Kinnaird, Mary MacMaster et Patsy Seddon (qui forment le duo Sileas). Robin Huw Bowen, Dafydd et Gwyndaf Roberts au Pays de Galles. Alan Stivell, les frères Quéfféléan, Marianig Larc’hantec, Job Fulup, Dominig Bouchaud, Kristen Noguès et Myrdhin en Bretagne. Ajoutons à cela Loreena McKennit au Canada, Robin Williamson et Deborah Henson-Conant aux Etats-Unis, Katrien Delavier en Flandre, etc. pour ne citer que les principaux. Cette même harpe est d’ailleurs utilisé dans le répertoire baroque et a également séduit quelques compositeurs classiques récents.

La cornemuse est le deuxième instrument généralement associé aux musiques celtiques bien que, sous différentes formes, elle soit largement répandue dans toute l’Europe. Très présente en Ecosse en tant qu’instrument noble et/ou guerrier, la « grande cornemuse » l’était également en Irlande jusqu’au XVIIe siècle, d’où elle disparut sans doute en raison de ce caractère essentiellement militaire. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, et après deux siècles d’absence, que quelques musiciens irlandais empruntèrent à l’Ecosse les fameux Pipe-Bands, tout d’abord dans le nord, puis bientôt dans l’ensemble du pays. La même idée fut alors reprise en 1943 en Bretagne lors de la création de la Bodadeg ar Sonerion ( la B.A.S. ou ‘Assemblée des Sonneurs’) par Dorig Le Voyer et Polig Montjarret qui contribuèrent alors à l’invention des désormais célèbres bagadoù bretons. Mais l’influence ne s’arrêta pas là, car les musiciens du nord-ouest de l’Espagne (Asturies-Galice), cherchant à affirmer leur identité celtique et à s’identifier à un modèle connu du grand public, décidèrent à leur tour de créer des « Bandas de Gaïtas » sur le même modèle à partir des années soixante-dix. Elles sont aujourd’hui de plus en plus nombreuses et connaissent un large succès.

Sans vouloir s’étendre trop longtemps sur les autres instruments utilisés en musiques celtiques, signalons simplement que la flûte traversière en bois, si répandue en musique traditionnelle irlandaise aujourd’hui, ne commença à y être largement utilisée que vers la deuxième moitié du XIXe siècle, lorsque les musiciens classiques abandonnèrent leurs flûtes en bois au profit des nouveaux modèles en métal et à clés inventés pour l’essentiel par Theobald Boehm. Par la suite, cette flûte devint la grande soeur du célèbre tin whistle (ou ‘flûte irlandaise’) ; elle est de plus en plus utilisée par les musiciens bretons, en particulier depuis les années soixante-dix et l’accélération des processus d’échanges entre les régions celtiques, tout comme le bodhrán, percussion irlandaise remise à l’honneur au début des années soixante.

Un dernier instrument mérité d’être cité : le bouzouki. Tout musicologue considérera que cet instrument originaire des Balkans n’a aucune raison de figurer ici. Il représente pourtant l’une des adaptations les plus réussies des dernières années en Irlande et apporte la preuve évidente de l’évolution constante des musiques traditionnelles bien comprises. Tout d’abord utilisé par des musiciens comme Johnny Moynihan, puis Andy Irvine ou Alec Finn dès le début des années soixante-dix au sein de Planxty ou de De Dannan, le bouzouki connut un tel succès que des luthiers comme Stefan Sobell commencèrent à en fabriquer sur mesure pour quelques musiciens traditionnels ; l’instrument se développa alors sous une forme particulière retravaillée, parfois appelé ‘bouzouki irlandais’, le fond ayant été aplati et l’accord modifié. La Mandole (anglais ‘Mandola’) ou le Cistre (anglais ‘Cittern’) font également partie de cette famille d’instruments en passe de devenir traditionnels en Irlande.

Pour ce qui concerne les différents types de chants et chansons, on notera que les musiques celtiques ne sont guère portées à l’utilisation des harmonies, préférant généralement l’unisson, qu’il s’agisse du kan ha diskan breton, du sean-nós irlandais, du chant choral gallois, etc. De même, l’essence du chant dans tous ces cas semble faire peu de cas de l’accompagnement, bien que le fait soit peu à peu démenti par les récentes évolutions des musiques celtiques. Une telle question a déjà fait couler beaucoup d’encre et mériterait à elle seule qu’on s’y arrête beaucoup plus longuement que ces quelques pages ne le permettent.

Autre problème très souvent évoqué, la langue utilisée. Dans les cas les plus intéressants, la langue locale a peu à peu cédé le pas à une langue extérieure, comme en Irlande, en Bretagne, en Ecosse et, plus encore, au Pays de Galles. Dans le dernier cas, il est généralement admis que la langue galloise, bien qu’officiellement soutenue, a perdu en chemin l’essentiel de sa raison d’être : la culture qu’elle exprimait et véhiculait. Dans les deux premiers cas cités, le problème est plus épineux. En Irlande, la langue gaélique se maintient vaille que vaille, parfois grâce (mais parfois en dépit de) l’aide officielle. Néanmoins, la langue anglaise est aujourd’hui très largement acceptée comme l’un des moyens d’expression de l’identité irlandaise, en dépit de ce que peuvent laisser entendre quelques esprits chagrins. La Bretagne, de son côté, a toujours connu une séparation claire entre la Basse-Bretagne bretonnante et la Haute-Bretagne gallophone et francophone. A titre d’exemple, Rennes a toujours fait partie de cette seconde région car le breton n’y a jamais été parlé. Il y a donc encore aujourd’hui deux traditions bien distinctes, l’une en français à l’est, l’autre en breton plus à l’ouest.

En ce qui concerne la danse, les différences entre les régions celtiques sont évidentes : si la Bretagne connaît aujourd’hui plusieurs centaines de danses, certains pas étant parfois confinés à quelques kilomètres carrés, l’Irlande et l’Ecosse en particulier ont une tradition beaucoup plus restreinte, d’ailleurs en partie commune. Cela ne signifie cependant pas qu’il n’existe pas de variantes locales ou de danses propres à certaines régions, mais plus simplement que la variété en matière de danses n’est pas une caractéristique commune à toutes les régions celtiques. On distinguera donc quelques traits particuliers à celles-ci, telle que l’existence de chants à danser en Bretagne, ou la grande importance des danses de solistes (‘step-dances’) en Ecosse et en Irlande. Mais quelle que soit la région, on trouvera des danses en couples, c’est-à-dire des danses faisant davantage appel à des figures qu’à des pas, et qui sont toutes des occurrences tardives dérivant en grande partie des danses de cours européennes.

Il ne fait donc plus de doute que les musiques traditionnelles celtiques sont parvenues à franchir le cap du XXe siècle grâce à leur adaptabilité, car il est notoire qu’un grand nombre de musiques ont disparu sans que cela ait créé un émoi excessif. Les quelques survivantes ont donc réussi à surmonter l’obstacle d’une image négative et retardataire en s’acclimatant à l’urbanisation et en accompagnant le développement des nouvelles technologies : Dan Ar Braz et son « Héritage des Celtes » en est un bel exemple, aujourd’hui récompensé par les Victoires de la Musique. Seul obstacle encore difficile à franchir, les irréductibles de la « tradition immuable », dont l’existence n’est d’ailleurs due qu’au recul sur nous-même que nous autorisent ces nouvelles technologies. Comment, en effet, pouvait-on savoir en 1850 ce qui se dansait et se chantait en 1750 ? Pas de photos, pas de films, pas d’enregistrements... Nier l’évolution d’une tradition, c’est expliquer à un Touareg que le soleil ne bouge pas dans son ciel.

Un autre obstacle jusqu’ici parfaitement négocié par ces musiques est celui de l’uniformisation mondiale, la musique n’étant bien entendu pas le seul domaine concerné. Nous avons d’ailleurs souligné en introduction le parallèle établit entre l’explosion d’une musique universelle, le pop-rock, et le renouveau des musiques traditionnelles, dans les années soixante-dix. Si la mondialisation de l’information peut, dans certains cas, nous pousser à un repli sur nous-même, la nouvelle dimension du monde culturel (au sens large du terme), passionnant bouleversement de nos habitudes, doit également nous amener à nous poser quelques questions simples. En premier lieu, y-aura-t’il une fin à la différence entre les humains ? Si tel n’est pas le cas, ce que nous devons tous souhaiter plus que vivement, comment continuer à produire cette différence ? Et, dans ce contexte, à quoi sert la musique ? Car, à la réflexion, le problème posé par les musiques celtiques dépasse très largement le cadre restreint de nos horizons et met en jeu l’ensemble des processus d’échanges que nous connaissons aujourd’hui : Internet n’est pas un simple phénomène de mode.

Un exemple très simple illustrera mon propos : vous est-il déjà arrivé d’entendre de la musique traditionnelle dans une station-service, dans un supermarché ou un aéroport ? Non, bien sûr. Tout simplement parce que ces endroits sont des non-lieux, des zones où les échanges et les relations humaines n’existent pas. Les musiques traditionnelles ne peuvent donc pas y trouver un terrain propice à leur bon développement (amis botanistes bonjour !). Une musique traditionnelle ne peut s’épanouir que dans un contexte de relations humaines et de rencontres réelles, et c’est bien le moins qu’on leur demande, d’une soirée enfumée dans un pub irlandais à un fest-noz perdu au fond des Menez Du.

Tout est là, ancré dans ces espaces de rencontre, dans ces quelques heures passées au milieu d’amis d’un soir ou de toujours. Et comment pourrait-on imaginer que disparaissent ces lieux et ces musiques, alors que tout prouve qu’elles ont su et qu’elles sauront s’adapter au monde qui les entoure. Ou, si l’on préfère, qu’elles sont traditionnelles précisément parce qu’elles sont modernes.
 

© Erick Falc’her-Poyroux
 


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