© Erick Falc’her-Poyroux.

Quelques Clichés Musicaux et Celtiques : Harpes et Cornemuses

Harpes et Cornemuses

On me demande souvent s'il existe à proprement parler une 'Musique Celtique'; la question n'est pas nouvelle et est sans doute loin d'être résolue, d'un point de vue strictement musicologique. On constatera cependant que, si les 'spécialistes' et passionnés fournissent une réponse globalement négative, la plupart des auditeurs non-spécialistes ne font guère de différence entre les musiques bretonne, irlandaise, écossaise, ... voire galloise, galicienne etc.

Dans ce même imaginaire collectif des non-spécialistes, deux instruments sont plus particulièrement symboliques de la musique celtique en générale et de la musique traditionnelle irlandaise en particulier: la harpe et la cornemuse. Aux côtés de la littérature, il faut ainsi admettre en point de départ que la musique a beaucoup fait dans les décennies récentes pour construire une image de l'Irlande nettement distincte de celle de l'île voisine.

La harpe, emblème national du pays depuis au moins le XIIIe siècle, est à l'origine d'une contradiction flagrante portant sur l'image de cette musique irlandaise: malgré une faveur récente qui doit vraisemblablement beaucoup au travail de Jorj Cochevelou et à la médiatisation de son fils Alan, plus connu sous le nom de Alan Stivell, elle reste un instrument rare en Irlande même. Les raisons de cette relative discrétion sont multiples: instrument soliste par excellence, la harpe utilisée en accompagnement glisse aisément vers la médiocrité; elle est également difficile à transporter, et les harpeurs n'envisageraient guère de jouer sur un autre instrument que le leur, à l'inverse des pianistes; ajoutons à cela la très grande difficulté à garder l'instrument accordé et l'on comprendra à quelles difficultés sont confrontés les harpeurs. C'est cependant une dernière raison, plus ancienne, qui détermine pour l'essentiel le caractère de la harpe: dès l'antiquité, ses attributs nobles l'éloignèrent des couches les plus populaires de l'Irlande, et cette caractéristique s'est depuis lors établie de manière pérenne. La harpe reste donc aujourd'hui un instrument non-populaire, ce qui explique sans doute sa discrétion, ainsi que son absence totale des pubs.

Nous l'avons dit, la harpe antique à laquelle font allusion certains manuscrits était très différente de ce qui aujourd'hui appelé 'Harpe Irlandaise' ou 'Celtique'.

La question initiale qui se pose à l'examen des différentes sources accessibles concerne la terminologie. La première occurrence du terme 'harpe' (du Vieux Norrois 'harpa', désignant apparemment l'ensemble des instruments à cordes) intervient vers l'an 600 dans un poème de l'évêque de Poitiers, Venance Fortunat, louant le duc franc Lupus:
Romanusque lyra, plaudat tibi barbarus harpa,

Graecus Achilliaca, crotta Britanna canat

Les Romains te louent de leur lyre, les barbares de leur harpe, 

Les Grecs de leur lyre achiléenne, les Bretons de leur crotta

Les manuscrits médiévaux, en latin, utilisent cependant dans la majorité des cas le terme trompeur de 'Cithara' pour désigner les lyres et les harpes, ce qui provoquera des confusions y compris dans la langue anglaise entre ces deux derniers termes, dans certains cas jusqu'au début du XVIe siècle. En gaélique, le terme cruit est utilisé dans les manuscrits les plus anciens pour désigner un instrument à corde, le sens évoluant au fil des siècles pour signifier en irlandais moderne une petite harpe bardique. Il semble d'ailleurs qu'une racine indo-européenne *ker ayant pour signification 'courbé' soit à l'origine du terme 'cruit', et que l'un de ses dérivés, *kereb, soit à l'origine du terme 'harpe'.]

Les particularités de la harpe irlandaise médiévale sont au nombre de cinq: une construction robuste, une caisse de résonance d'une seule pièce taillée dans un tronc de saule évidé, une colonne en forme de 'T' extrêmement solide, une base permettant de la poser à terre, 30 à 36 cordes de métal (vraisemblablement du cuivre) rivées à la caisse de résonance, en bas, et fixées autour de chevilles accordables enfoncées sur la gauche d'une console renforcée par des plaques de métal, en haut. Elle était appuyée sur l'épaule gauche, jouées avec des ongles longs, les cordes basses étant jouées par la main droite et les aiguës par la main gauche.

L'existence d'une forme sophistiquée de harpe en Irlande au IXe siècle nous est confirmée, avant les quelques exemplaires retrouvés au cours de fouilles, par l'iconographie relativement variée, quoique peu fiable sur le plan technique. Elles apparaissent tout d'abord dans les manuscrits. Une splendide représentation de David jouant de la harpe et inspirée par un oiseau figure également sur une plaque du reliquaire de St Mogue (ou Breac Maedhóc, Drumlan, Co. Cavan) datant du IXe siècle, bien que la plaque elle-même n'ait été ajoutée qu'au XIe siècle. On trouvera également sur les croix de pierres de certains monastères un nombre important de harpes gravées, mais la datation semble plus hasardeuse, ce qui pousse à envisager comme époque de production de ces croix une période allant du VIIIe au XII siècle.

A partir du XIIe siècle, les citations concernant la musique Irlande deviennent plus précises et sont pour la plupart élogieuses. La principale (et la plus citée d'entre elles) est celle du moine gallois Giraldus Cambrensis ou Giraud de Cambrie (voir IA2) qui, quoiqu'extrêmement critique à l'égard de l'Irlande, écrit:
 

I find among these people commendable diligence only on musical instruments, on which they are incomparably more skilled than any nation I have seen. Their style is not, as on the British instruments to which we are accustomed, deliberate and solemn but quick and lively (...) the musical rhythm is maintained and, by unfailingly disciplined art, the integrity of the tune is fully preserved throughout the ornate rhythms and the profusely intricate polyphony - and with such smooth rapidity, such 'unequal equality', such 'discordant concord'.
On trouvera également, parmi les citations les plus courantes, les remarques de Vincenzo Galilei (c.1520-1591), père du célèbre savant mais également luthiste et compositeur. Dans un essai resté célèbre, Dialogo della Musica Antica e della Musica Moderna (1581), ce dernier propose une synthèse entre la musique et la poésie qui aboutira à la création du premier opéra à Florence en 1600. C'est dans ces mêmes pages que l'on retrouvera cette longue citation sur l'introduction de la harpe en Italie:
 
Among the stringed instruments now played in Italy there is first of all the Harp, which is none other than the ancient Cithara with many strings. (...) This most ancient instrument was brought to us (as Dante commented) from Ireland, where it is excellently made and in great quantities. The people of that island play it a great deal and have done so for many centuries, also it is the special emblem of the realm, where it is depicted and sculptured on public buildings and on coins.
L'ouvrage de John Derrick, Images of Ireland, fut publié en 1581 mais sa conception remonte, comme en atteste le titre complet, à 1578. On remarquera, parmi les quelques représentations musicales, celles d'un harpeur accompagnant un récitant durant un banquet. Les illustrations du pédagogue luthérien Michael Praetorius dans son Syntagma Musicum (1619), quoique imprécises et erronées sur certains points, sont plus détaillées, offrant par exemple le croquis d'une 'Harpe Irlandaise' accompagné de quelques lignes de description sur les modes utilisés.

Un dernier point historique est encore mal élucidé. Joan Rimmer considère que le terme Cláirseach, qui désigne aujourd'hui les harpes celtiques les plus hautes, fut d'abord utilisé en Ecosse au XVe siècle avant de l'être en Irlande au début du XVIe siècle. Breandán Breathnach explique pour sa part, sans citer sa référence, que le terme est cité dans un poème du XIVe siècle.

Les différentes formes de harpes irlandaises en usage à partir du XIIIe siècle sont aujourd'hui classées en trois catégories chronologiques.

Trois exemples survivent du premier type, datant des XIVe, XVe et du début du XVIe siècle, dont la célèbre harpe de Trinity College (dite 'de Brian Boru' et qui date en fait du XIVe siècle). La harpe de la Reine Marie et la harpe Lamont datent toutes deux du XVe siècle et sont originaires d'Ecosse, mais sont organologiquement rangées parmi les 'Harpes Irlandaises'. Sa taille (environ 70 cm de haut) lui vaut l'appellation de " Petite Harpe Irlandaise à Tête Basse ".

Quatre exemplaires complets et deux jeux de fragments subsistent de harpes en usage de la fin du XVIe à la fin du XVIIe siècle, bien qu'aucun d'entre eux ne date du début de cette période: ce sont les harpes de Otway, de O'Fogerty, de Fitzgerald-Kildare et de Hempson (dite 'de Downhill'), ainsi que les fragments de Ballinderry et de Dalway. Nommée " Grande Harpe Irlandaise à Tête Basse ", il s'agit simplement de modèles agrandis de la première catégorie comportant plus de cordes, et dont les caisses de résonnance se font plus profondes et plus étroites près des cordes aiguës.

La dernière catégorie, la plus récente, comprend les harpes en usage au XVIIIe siècle telles que celles de Turlough O'Carolan ou de Arthur O'Neill, comportant une colonne plus rectiligne et dépassant le mètre en hauteur, ainsi que davantage de cordes. Ce sont les " Harpes Irlandaise à Tête Haute ".

Lorsque les dix derniers harpeurs se rencontrèrent à Belfast en 1792, seul l'un d'entre eux (Denis Hempson, âgé de 97 ans) jouait encore avec les ongles, selon la technique en vigueur pendant des siècles chez les cruitire et leurs descendants, les harpeurs itinérants. Denis Hempson mourut en 1807 à l'âge de 112 ans. Le dernier représentant de ce style, Arthur O'Neill, est également celui dont nous savons le plus de chose grâce aux mémoires qu'il rédigea vers 1809 avec l'aide de Thomas Hughes, engagé pour la circonstance par Edward Bunting. Il mourut, selon les sources, entre 1816 et 1818.

Il semble que la très grande estime dans laquelle l'instrument était tenu provienne de sa sonorité tout-à-fait particulière puisque, comme nous l'avons dit, ses cordes de métal étaient jouées avec les ongles ou avec un médiator de corne. La harpe disparut graduellement au cours du XVIIIe siècle avant de s'éteindre totalement au XIXe siècle, assez curieusement à une période d'intérêt patriotique pour cette musique: trois concours furent ainsi organisés à Granard au cours des années 1780, qui conduisirent au célèbre rassemblement de Belfast en 1792, où Edward Bunting fut chargé de prendre en notes tous les airs joués par les harpeurs. George Petrie nota pourtant plus tard que " the efforts (...) to perpetuate the existence in Ireland, by trying to give the harper's skill to a number of poor blind boys, was at once a benevolent and a patriotic one: but it was a delusion ".

S'inspirant des derniers modèles de harpe de concert à pédale tels que ceux conçus en 1811 par Erard, John Egan et son neveu Francis Hewson la firent renaître au début du XIXe siècle sous deux formes différentes pour satisfaire la demande de particuliers ou de clubs revivalistes. Les deux particularités en sont des cordes de boyau et un mécanisme permettant le chromatisme actionné à la main et séparément sur chaque note, contrairement à la harpe à pédale où une note sera altérée sur toutes les octaves. C'est cet instrument qui est aujourd'hui appelé 'Harpe Celtique' dans le monde entier.

Si l'on se tourne à présent vers les musiciens qui firent sa renommée, on ne manquera pas de remarquer une mutation très particulière: sur les dix harpeurs présents au grand rassemblement de Belfast en 1792 figuraient neuf hommes et une seule femme, Rose Mooney, qui obtint la troisième place. Il faut sans aucun doute voir là une influence lointaine mais persistante du caractère hautement masculin de la fonction religieuse dans la tri-partition fonctionnelle des sociétés indo-européennes mise en évidence par Georges Dumézil. Le Dagda, dieu-druide des Tuatha Dé Danann et deuxième personnage du panthéon irlandais, était à ce propos le détenteur de la harpe magique renfermant toutes les mélodies. Voici un exemple frappant de ce caractère masculin, extrait des Clanrickard Memoirs, publiés en 1722 mais relatant un fait sans doute plus ancien:
 

The Action and Pronunciation of the Poem, in presence of the (...) principal person it related to, was perform'd with a great deal of Ceremony (...). The poet himself said nothing, but directed and took care that everyone did his part right. The Bards having first had the composition for him, got it well by heart, and now pronounc'd it orderly, keeping even pace with a harp, touch'd upon that occasion; no other instrument being allow'd for the said purpose than this alone, as being masculine, much sweeter, and fuller than any other.
L'instrument ne s'est donc féminisé qu'à partir du XIXe siècle et il faut à l'évidence voir là l'influence d'une vision aristocratique et classique où la musique était en grande partie réservée au passe-temps bourgeois des femmes et des jeunes filles. Cette transformation influença par la suite la harpe celtique qui devint elle aussi un instrument féminin lors du regain d'intérêt qu'elle suscita à la fin du siècle dernier, puis à l'heure de sa renaissance, vers le milieu du XXe siècle. Une telle affirmation surprendra les coutumiers d'un syndrome aujourd'hui si familier, la belle harpiste en robe longue, que l'on rencontrera plus particulièrement en Irlande dans quelque banquet pseudo-médiéval pour touristes comme celui, tristement célèbre, de Bunratty.

La période contemporaine reflète ainsi naturellement cet état de fait, avec l'exception notoire de The Chieftains qui se sont adjoint depuis 1972 les services d'un harpiste classique nommé Derek Bell, de Belfast. Nous y ajouterons également le jeune Eoghan O'Brien au sein du groupe Déanta, également d'Irlande du Nord. Mais les femmes, avec Máire Brennan, Gráinne Yeats, Janet Harbison, Máire Ní Chathasaigh, Kathleen Loughnane ou Emer Kenny restent de loin les plus nombreuses. En Ecosse, Alison Kinnaird, Mary MacMaster et Patsy Seddon (qui forment le duo Sileas) comptent également parmi les principaux adeptes de la harpe celtique, ainsi qu'Alan Stivell, les frères Quéfféléan, Marianig Larc'hantec, Job Fulup, Dominig Bouchaud, Kristen Noguès, et Myrdhin en Bretagne, Katrien Delavier en Flandre, Loreena McKennit au Canada, Robin Williamson et Deborah Henson-Conant aux Etats-Unis, etc.

La harpe celtique est d'ailleurs utilisé dans le répertoire baroque et a même séduit quelques compositeurs classiques récents. Dans le répertoire spécifiquement irlandais, la harpe a adopté toutes les musiques de danses (jigs, reels, hornpipes, etc.), ce qui constitue également un profond bouleversement dans l'esprit même de la musique de harpe. Nous laisserons ici le soin à Mícheál Ó Súilleabháin de résumer les multiples évolutions de la harpe irlandaise au cours des siècles:
 

The changes which came over the harp testify to a significant process: from itinerant to settled, rural to urban, male to female, non-literate to literate, wire strings to gut strings, fingernail technique to fingertip technique, left-hand treble to right-hand treble, right shoulder to left shoulder.
L'une des principales adaptations regrettées par les musicologistes tient également à son utilisation comme instrument d'accompagnement, au même titre que la guitare, et non plus comme instrument soliste auquel son rang aristocratique devrait la réserver.

Ayant largement dépassé le cadre strictement irlandais, la harpe celtique est aujourd'hui fabriquée dans le monde entier: Smith & Morley à Londres, Martin à Paris et même Jujiya à Tokyo. Elle n'est plus, en Irlande, que le symbole d'une époque révolue parfois considérée comme l'Age d'Or, bien que quelques festivals lui soient encore consacrés chaque année, comme celui de Nobber co. Meath en l'honneur de Turlough O'Carolan.

On aurait grand tort d'imaginer que la cornemuse irlandaise actuelle remonte, comme la harpe, au Moyen-Age, voire à l'antiquité. A l'image de toutes les régions d'Europe et de certaines régions d'Afrique et d'Asie, l'Irlande connut une cornemuse 'à bouche' utilisée essentiellement à la guerre dès le Xe siècle, et peut-être même avant, mais dans tous les cas avant l'arrivée des Anglo-Normands en 1169. Toute considération tendant à faire remonter l'implantation de la cornemuse au-delà du IXe siècle n'est, dans l'état actuel de nos connaissances, que pure conjecture. La première utilisation d'un bourdon primitif daterait du treizième siècle, suivie beaucoup plus tard par l'adjonction d'un second et d'un troisième bourdon. Les différents exemples iconographiques dont nous disposons nous poussent d'ailleurs à considérer que cette 'cornemuse irlandaise à bouche' ressemblait énormément à la grande cornemuse écossaise actuelle: une gravure sur bois du château de Woodstock, co. Kilkenny, ou un dessin en marge d'un missel de l'abbaye de Rosgall en sont les premières représentations, au XVe siècle, suivies au XVIe siècle par les croquis de John Derrick et les gravures plus précises du voyageur et artiste allemand, Albrecht Dürer (1471-1528), publiées en 1603: l'une d'entre elles est exposée au Musée de Vienne et représente un musicien barbu marchant et jouant d'une cornemuse à deux bourdons.

A partir du régime Tudor (1495-1603), les joueurs de cornemuses accompagne les soldats aux combats puis, au sein des célèbres 'Wild Geese' au service de la France, elles font également partie des Brigades Irlandaises lors des grandes batailles, la dernière référence que nous ayons concernant celle victorieuse de Fontenoy contre les Anglais, le 11 mai 1745 où ils jouèrent, selon la légende, " St Patrick's Day in the Morning " et " The White Cockade ". Il y a fort à parier que c'est précisément ce caractère militaire qui fut responsable de la disparition de la grande cornemuse irlandaise à bouche au cours du XVIIe siècle. Elle ne reparaîtra sous cette forme qu'au XIXe siècle, sous l'influence certaine des pipe-bands écossais, influence que l'on retrouvera en Bretagne en 1943 lors de la création de la Bodadeg ar Sonerion ( la B.A.S. ou 'Assemblée des Sonneurs') par Dorig Le Voyer et Polig Montjarret qui contribuèrent alors à l'invention des désormais célèbres bagadoù bretons.

La cornemuse irlandaise telle que nous la connaissons aujourd'hui fit son apparition au début du XVIIIe siècle dans un milieu populaire, la cornemuse étant par essence un instrument nécessitant peu de matériaux et d'outils pour être fabriqué. Sa sonorité est beaucoup plus douce que celle la grande cornemuse en raison de son anche double moins rigide, ce qui lui permet de jouer à l'octave. Aux deux bourdons avec lesquels elle avait initialement été conçue, vint s'ajouter un troisième au cours du XVIIIe siècle. La transition d'une cornemuse 'à bouche' à une autre, dotée d'un soufflet latéral remplaçant le souffle de l'instrumentiste, n'est pas propre à l'Irlande et l'on en retrouve d'autres exemples en Angleterre et en France, dont la célèbre 'musette de cour'. En revanche, on peut considérer cette cornemuse comme la plus sophistiquée et la plus complexe de sa famille en raison d'un développement qui se produisit au milieu du XVIIIe siècle: les 'régulateurs'. On nomme ainsi aujourd'hui un ensemble de trois excroissances ressemblant aux bourdons mais reposant sur la cuisse du musicien (vers la droite pour les droitiers) et sur lesquels sont disposées des clés. C'est en appuyant sur ces petites clés à l'aide de son poignet ou du bord de la main (tout en continuant de jouer sur le 'chanter', le chalumeau) que le musicien pourra produire un accompagnement à des fins harmoniques voire rythmiques à sa mélodie. Une illustration en première page du premier ouvrage destiné à l'apprentissage de la cornemuse irlandaise publié vers 1800 par un mystérieux professeur O'Farrell nous permet d'affirmer qu'elle n'était pourvue que d'un seul régulateur à cette époque. Les régulateurs supplémentaires apparurent au cours du XIXe siècle et sont aujourd'hui, comme nous l'avons dit, au nombre de trois.

Ce développement d'apparence anodine nous semble capital. Nous l'avons dit, la musique irlandaise est le plus souvent tenue, en raison de la prépondérance du chant, comme un art de soliste ne nécessitant pas d'accompagnement rythmique ou harmonique. En outre, le uilleann pipes est considéré par tous les amateurs de musique traditionnelle irlandaise comme l'instrument se rapprochant le plus de la voix humaine grâce aux nombreuses possibilités d'ornementations. Il apparaît pourtant évident à tous les commentateurs et chercheurs actuels que les régulateurs constituent un exemple parfait d'accompagnement de ce type en musique irlandaise, sans que cela ne semble choquer personne. Au contraire, l'utilisation des régulateurs est considérée comme le summum de l'art du uilleann piper.

L'explication concernant le nom de cette cornemuse est aussi complexes que celle de son développement. Tous les musiciens actuels la nomment uilleann pipes, sur la base inconsciente des explications fournit en 1904 par W. H. Grattan Flood selon lequel le nom antérieur, union pipes, serait une corruption de l'anglais 'woollen bagpipes' que l'on trouve dans " Le Marchand de Venise " de Shakespeare publié en 1600 (Acte IV, sc. I, l. 55), terme qui serait lui-même une corruption de l'original 'uilleann', déclinaison au génitif de 'uillin' (en gaélique le 'coude', entre autres). Nous laisserons à Breandán Breathnach le soin de répondre, sans le nommer, à Grattan Flood:
 

It is quite fanciful to suggest that in the 'woollen' pipes of Shakespeare we have a misreading of uilleann, and on that surmise to place the origin of these pipes as far back as the sixteenth century. No explanation is offered as to how an Irish word uilleann could be corrupted into the English 'woollen' in sixteenth-century England and anglicised into union in eighteenth-century Ireland. However the term uilleann is so widely used at present, even among pipers, that it is pedantic to object to it.
Francis O'Neill qui avait également constaté l'erreur manifeste de Grattan Flood dès 1913, mais n'avait ni le crédit ni l'aplomb nécessaire pour le contredire, expliquera même sans citer de source que ce nom datait du XVIe siècle et faisait référence à la 'grande cornemuse' ! Le terme uilleann est bel et bien une invention de William Henry Grattan Flood. Il serait, en outre, pour le moins ardu de prouver que Shakespeare, mort en 1616, ait pu rencontrer un instrument inventé dans le meilleur des cas un siècle plus tard.

Comme l'indique la citation de Breandán Breathnach, la cornemuse irlandaise s'est d'abord nommée 'union pipes'; c'est sous ce nom qu'on la trouve mentionnée dans tous les textes jusqu'en 1904, date de la parution de l'ouvrage de Grattan Flood. Un autre mythe existe et qui concerne cette appellation de 'union-pipes': on entend parfois quelque explication liant l'instrument à l'union de l'Irlande à la Grande-Bretagne en 1800 mais, comme nous l'avons dit, l'instrument existait déjà avant cette union et nous avons des exemples contenant le nom avant cette date. L'explication la plus rationnelle consiste à dire que l'alliance des régulateurs et du chalumeau (le 'chanter') constitue une union entre deux types de sons produits à volonté (contrairement aux bourdons), ce qui lui valu également au XIXe siècle le surnom très répandu de 'organ pipes'. Enfin, on entend souvent quelques commentaires sur l'émergence d'un jeu assis rendu nécessaire par l'interdiction de la cornemuse; nous avons vu à quel point les harpeurs itinérants continuèrent à exister même sous Cromwell, et il est donc peu vraisemblable que la répression directe soit la cause de cette mutation. Il est, en revanche, très probable que la disparition d'une nécessité militaire rendit l'instrument à son origine populaire et domestique.

Loin d'avoir toujours été l'un des instruments phares de la musique traditionnelle irlandaise, le uilleann pipes resta dans l'ombre durant de nombreuses décennies: associé comme bien d'autres à l'image de pauvreté que véhiculait cette musique d'origine rurale, il souffrait également du déclin des musiciens itinérants dès le XIXe siècle. Ajoutons à cela l'arrivée au milieu de ce même XIXe siècle de l'accordéon, inventé en 1829 à Vienne et qui se répandit bientôt dans toutes les musiques populaires d'Europe. C'est ainsi que les musicologues considèrent généralement que le uilleann pipes, instrument artisanal nécessitant une mise en oeuvre relativement aisée, fut supplanté à la fin du XIXe siècle par l'accordéon, premier instrument de l'ère urbaine: fabriqué de manière plus industrielle, celui-ci s'acclimata parfaitement bien aux nouvelles musiques urbaines, du bal musette parisien au Tango de Buenos Aires.

Un élément intéressant et rarement souligné concernant le uilleann pipes mérite d'être étudié ici: si peu d'ouvrages (et peu de musiciens) insistent sur les variations stylistqiues régionales, deux façons très distincts de jouer cohabitent pourtant, démontrant le caractère universel de l'instrument. Le premier style est dit 'staccato' ou 'fermé', les musiciens détachant toutes les notes, laissant le chanter sur la cuisse, ou plus exactement sur le 'pipers's apron' en cuir, également appelé 'popping-pad'. Le second est dit 'ouvert' ou 'legato', les musiciens liant les notes, parfois jusqu'au glissando. Le point important tient aux statuts sociaux que ces deux styles de jeux dénotent: le premier, plus réservé, est utilisé par des gens à la situation plus confortable et que l'on appelle d'ailleurs des " gentlemen pipers "; Séamus Ennis, Willie Clancy ou Leo Rowsome figurent parmi les principaux instrumentistes historiques de cette catégorie. Le second style, plus extraverti et brillant sera notamment utilisé par les gens du voyage (les 'travellers' ou 'itinerants'); les frères Johnny et Felix Doran ou Finbar Furey sont les rares exemples historiques de cette catégorie pour lesquels nous disposions d'enregistrements. Bien que les statuts sociaux tendent à s'estomper de nos jours, et avec eux cette divergence de styles qui cède la place à une diversité de caractères et d'individualités, les différences restent encore très sensibles entre un 'gentleman piper' flegmatique comme Liam Ó Flynn, héritier de Séamus Ennis, et Davy Spillane ou Paddy Keenan, revendiquant clairement la succession de Johnny Doran. La plupart des musiciens actuels tendent cependant vers un style mélant les deux techniques, créant ainsi un troisième style.

Le uilleann pipes aujourd'hui, tout en restant l'instrument traditionnel et populaire par excellence, n'en poursuit pas moins l'aventure de son développement, la musique se diversifiant et les instrumentistes devenant plus éclectiques: on trouvera ainsi une symphonie pour uilleann pipes et orchestre de Shaun Davey (le célèbre " Brendan Voyage ", créé à Lorient en août 1980 et resté gravé dans les mémoires grâce à l'interprétation magistrale de Liam O'Flynn); et les uilleann pipers de renom comme Paddy Moloney (des Chieftains), Liam O'Flynn (ex-Planxty) ou Davy Spillane (ex-Moving Hearts) sont très demandés par des stars du rock comme Paul McCartney, Mick Jagger, Mike Oldfield, Kate Bush ou Gerry Rafferty.

A l'image de la harpe il y a quelques années, le uilleann pipes, semble ainsi s'octroyer peu à peu la place convoitée de nouveau symbole de l'Irlande et d'une certaine confiance retrouvée, servant aujourd'hui à évoquer l'Irlande ou à vendre tout et n'importe quoi, y compris du beurre ou du courant électrique dans les publicités télévisées ou radiophoniques. Depuis quelques années, on trouve également des groupes de rock ayant décidé d'intégrer le uilleann pipes dans leur formation et dans leur musique, In Tua Nua étant l'un des premiers et des principaux, bientôt suivit par Cry Before Dawn et par de nombreux autres, plus anonymes.

Comme le joueur de harpe, le joueur de cornemuse reste pourtant un musicien soliste dans la musique et dans l'âme, sans doute en raison de la complexité de son instrument, objet chéri et vénéré qui devient souvent, lors de session, le point de départ et le centre d'une conversation animée sur le nom du luthier l'ayant enfanté, les qualités et défauts de l'instrument, les anches utilisées, les petits secrets généreusement transmis ou le style préféré du musicien. Car la musique traditionnelle irlandaise est cela avant tout: une extraordinaire convivialité et une irréductible sociabilité.

Il sera donc tout à fait opportun, à ce stade de nos pérégrinations musicales, d'observer que la musique traditionnelle irlandaise offre à son pays des points d'appuis extrêmement importants dans la mise en place d'une identité irlandaise. Devenue produit de consommation comme les autres, elle déborde aujourd'hui largement le cadre de l'île et se fait produit d'exportation, proposant ainsi depuis quelques années l'image extraordinairement dynamique d'une culture irlandaise puisant dans le passé les ressources de son avenir. Et si la harpe continue de projeter vers l'extérieur une image de l'Irlande quelque peu dépassée, il est réconfortant de constater qu'un instrument éminemment populaire est en train de prendre le relais à l'intérieur des frontières du pays et dans l'esprit de la plupart des irlandais.

© Erick Falc’her-Poyroux

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