III - Evolutions et révolutions

(1e partie)

" Eppur', si muove "
Galilée (1564 - 1642)
La question de l'évolution humaine, et des nécessaires querelles qui en découlent, n'est certes pas nouvelle, que l'on débatte de domaines artistiques ou scientifiques : on pourra bien entendu songer à la Deffence et illustration de la langue françoyse (1549) de Joachim du Bellay, aux Recherches de la France (1560) d'Etienne Pasquier ou à la querelle des Anciens et des Modernes, à la fin du XVIIe siècle. En architecture, on ne pourra omettre de mentionner l'oeuvre de Viollet-le-Duc et la formidable controverse qu'elle provoqua dès les premiers travaux de restauration de Notre-Dame de Paris en 1844. Il fallut pourtant attendre la fin du XIXe siècle pour que cette théorie évolutionniste, tout d'abord appliquée aux valeurs culturelles de l'être humain, le soit également à ses origines et à sa nature même, grâce à Charles R. Darwin et à sa célèbre théorie (1859) note 1.

En matière musicale, cette notion de devenir, aujourd'hui considérée comme essentielle à la compréhension de l'Homme, fut cependant plus longue encore à être prise en considération : il fut en effet impossible d'imaginer ce qu'avait pu être la production des ancêtres jusqu'à l'apparition des enregistrements à la fin du XIXe siècle, comme nous l'avons montré. Bien sûr, quelques exemples rédigés dès le Moyen Age marquent une certaine évolution des conventions et des goûts, mais il ne s'agissait là que de symbolisations de quelques oeuvres musicales grâce à la notation, et non des oeuvres elles-mêmes note 2. Nous ne savons donc rien de ce que pouvaient rendre pour l'oreille humaine les musiques jouées antérieurement au XXe siècle. Nous ne le saurons jamais. Ceci est une donnée fondamentale et constitue, de ce fait, une différence essentielle entre la musique et la quasi-totalité des domaines artistiques reconnus comme tels depuis longtemps.

En effet, le recul nécessaire à la réflexion sur la tradition musicale ne put intervenir avant une ou deux générations après l'invention susmentionnée, liée à la sauvegarde des sons, et son application généralisée. Le XXe siècle constitue donc à nos yeux une étape essentiellement nouvelle dans la représentation que nous nous faisons de la tradition populaire. Il est ainsi naturel que le monde de la musique connaisse aujourd'hui les mêmes débats et affrontements passionnés que connurent (et que connaissent encore) la littérature ou l'architecture.

Dans notre optique, il importe de mieux comprendre les tensions existant à l'heure actuelle dans le monde de la musique traditionnelle irlandaise et l'importance que revêt son évolution au sein de la société irlandaise au cours des dernières décennies. En nous plaçant au coeur de ce débat toujours brûlant, nous évaluerons les diverses connotations et valeurs attribuées aux termes de 'tradition' et de 'modernité', nous déterminerons les influences respectives de l'Histoire, des mythes et de l'urbanisation, avant d'établir ce que furent les conséquences pour la société irlandaise de ces apports et de ces tensions. Enfin, nous tenterons de définir le plus clairement possible la musique irlandaise d'aujourd'hui et de demain.
 

Des traditions

Les débats au sein de la musique traditionnelle irlandaise mentionnés plus haut reflètent assurément des interrogations plus profondes sur la société irlandaise et témoignent en surface du bouillonnement culturel que connaît l'Irlande depuis les années soixante, c'est-à-dire depuis l'époque ou l'autarcie économique fut abandonnée au profit d'un néocapitalisme de bon aloi, symbolisé par le fameux " livre blanc " rédigé sous la direction de T. K. Whitaker dès 1958 . L'écrivain Seán O'Faolain estime ainsi qu'un vent nouveau souffla sur la société irlandaise à partir de 1959 : " cette année-là, M. de Valera se retira du devant de la scène politique et fut remplacé par un homme tout à fait différent, M. Seán Lemass " note 3.

La grande mutation économique eut ainsi lieu entre cette succession et 1963, période pendant laquelle fut mis en oeuvre le Premier Programme d'Expansion Economique, avec le succès que l'on sait. Ce n'est qu'à partir de cette époque que les Irlandais commencèrent à s'interroger sur ce qui, depuis l'accession à l'indépendance, avait fondé les conceptions culturelles, philosophiques et culturelles de leur pays : l'attachement au passé et à l'Histoire.

- Histoire et passé

La multiplication des commémorations d'anniversaires nationaux et internationaux de nos jours dans l'ensemble des pays occidentaux ou industrialisés témoigne de l'importance de l'Histoire dans l'affirmation d'une identité, au sein de sociétés ostensiblement tournées vers l'avenir et les tendances modernistes, ce que nous verrons dans notre prochaine partie.

Bien que le concept d'Histoire soit vraisemblablement originaire de Chine, les compilations réalisées à cet effet à partir du VIIIe siècle av. J.C. n'eurent jamais la valeur investigatrice que lui conférèrent trois siècles plus tard les premiers historiens grecs que furent Hérodote d'Halicarnasse (ca. 485-424 av. J.C) et Thucydide (ca. 460-400 av. J.C.) : l'Histoire dépassait à cet instant la simple relation d'actes mythiques ou de légendes liées aux dynasties d'origines divines pour se concentrer sur l'homme et l'humain. Si les civilisations occidentales développèrent dès lors l'idée de mémoire collective, elles consacrèrent essentiellement l'Histoire comme enquête sur le passé au bénéfice du futur. Le concept d'Histoire ne prit le sens de véritable science (où nous l'entendons encore aujourd'hui) qu'à partir du XVIIIe siècle, annonçant cette nouvelle tendance à l'interprétation plus qu'à la simple énumération des faits. Dans une certaine mesure, l'Histoire se faisait alors tentative d'explication de la présence humaine, libérant plus avant l'homme du concept de la prédestination divine, mais le poussant par conséquent à affronter celui, plus inquiétant, d'un futur inconnu. C'est sans doute dans ce sens qu'il faut interpréter la phrase rituelle juive reliant le passé au futur : " l'an prochain à Jérusalem ! ".

Dans cette perspective d'un homme en devenir constant, on perçoit mieux les explications de la philosophe Hannah Arendt dans la préface de son ouvrage Between Past and Future sur la place de l'Homme à mi-chemin entre le passé et le futur :

Les deux forces antagonistes sont toutes deux illimitées quant à leur origine, l'une venant d'un passé infini et l'autre d'un futur infini ; mais, bien qu'elles n'aient pas de commencement connu, elles ont un point d'aboutissement, celui où elles se heurtent. note 4
L'Homme, ainsi placé à la rencontre de ces deux forces n'a pas d'alternative à l'interprétation de la première pour en déduire la seconde, celle qu'il ne domine pas et qu'il ne dominera sans doute jamais. Dans le même ouvrage, Hannah Arendt décrit ainsi cette prise de conscience :
Maintenant, pour la première fois, l'Histoire de l'humanité s'étend (en arrière) jusqu'à un passé infini que nous pouvons reculer à volonté en y poursuivant plus loin la recherche comme elle s'étend en avant jusqu'à un futur infini. Cette double infinité du passé et du futur élimine toutes les notions de commencement et de fin, et établit l'humanité dans une immortalité terrestre potentielle. note 5
Le discours sur le passé de quelque segment que ce soit d'une population constitue donc à tous égards une définition identitaire originelle ainsi qu'une démarche visant à établir une légitimité nécessaire à la conquête du pouvoir. En Irlande, cette vénération pour l'Histoire fut avant tout, comme nous l'avons vu pour notre part dans le chapitre sur les collecteurs, le fait de la composante anglo-irlandaise de la population, plus que toute autre à la recherche d'une identité propre, et fortement influencée par le romantisme alors en vogue. On sait également combien les deux principaux partis politiques irlandais issus de l'indépendance et de la partition de 1921 eurent tendance, plus que dans la moyenne des autres partis européens, à faire appel au passé au cours des décennies qui suivirent, pour des motifs élémentaires :
Les mouvements nationalistes recherchent invariablement dans le passé la preuve de leur authenticité ou l'inspiration qu'ils pourraient fournir à leurs membres et partisans, surtout lorsque (...) les leaders nationalistes craignent de voir leur nouveau régime apparaître moins radical ou moins passionnant que la lutte l'avait promis. (..) L'attachement du parti aux symboles de la société irlandaise d'avant la conquête normande répondait autant à un objectif immédiat qu'à un besoin de prendre possession du passé comme s'il s'agissait d'un héritage personnel. (...) Le parti ne regardait ni à droite ni à gauche mais fermement vers le passé et stimulait l'esprit de la nation. note 6
Il ne fait aucun doute que la guerre de 1914 constitua pour l'Europe une rupture brutale et marqua le passage soudain à une société plus urbanisée. L'Irlande, géographiquement à l'écart, puis politiquement neutre, dut attendre les années soixante pour s'extirper de son isolement économique, puis culturel. C'est également de cette époque que datent, comme nous l'avons déjà souligné, les premiers frémissements au sein de la musique traditionnelle irlandaise, mais aussi les premiers affrontements entre puristes et innovateurs. Dans la plupart des cas, ces controverses portent essentiellement sur la continuité supposée de la musique irlandaise ; en d'autres termes elles portent sur la valeur accordée au passé et donc sur le concept de tradition.
 

- Tradition et folklore

Le concept de tradition semble aujourd'hui l'un des plus difficiles à définir. Nous l'avons vu en introduction, L'adjectif 'traditionnel' ne fit son apparition en Europe qu'au XVIIIe siècle, bien que le substantif lui soit antérieur d'environ quatre siècles. Leur étymologie nous ramène au latin tradere, léguer ou transmettre, ce qui sous-entend l'idée de legs, d'héritage, et par conséquent d'une dialectique nécessaire entre vie et mort, entre naissance et disparition. Tous les chercheurs s'accordent ainsi à dire que la tradition est une simple réaction à un contexte donné, et qu'elle comporte par conséquent deux segments distincts et complémentaires : l'un tend à conserver et à garder en mémoire, l'autre à acquérir et à adapter. Le sens du mot tradition exprime donc parfaitement cet équilibre mentionné plus haut entre le passé et le futur et dont le présent constitue le point de rencontre, ou pour mieux dire " l'aboutissement perpétuellement provisoire ". Nul doute dans cette optique que :
Toute culture est traditionnelle. Même si elle se voit nouvelle, rompant avec un passé jusqu'alors maintenu, même si elle se veut et est peut-être issue de son présent, elle vise à se perpétuer, à devenir une tradition qui ne démentira donc pas la définition initiale. note 7
Plus encore, un tel phénomène dual peut être considéré comme absolument unique dans le règne animal :
L'acte de transmettre et l'acte d'inventer constituent deux opérations spécifiquement humaines, car aucune espèce animale n'est capable d'adapter la continuité de ses acquis expérimentaux anciens à la discontinuité de ses découvertes, de ses inventions et de leurs expériences nouvelles. note 8
Mais les termes de 'tradition' et de 'traditionnel' ne sont pas, bien entendu, appliqués uniquement à la musique et ont vu leur signification grandement varier au cours des siècles. La religion joue d'ailleurs, dans la plupart des cas, un rôle significatif. Ainsi, l'un des principaux sens du terme tradition est constitué par l'ensemble des croyances catholiques véhiculées oralement et non-mentionnées dans la Bible. Le XVIe siècle fut également le témoin de profonds bouleversements religieux, occasionnés par l'apparition du Protestantisme en Europe du Nord.

En matière scientifique, le discours copernicien soutenant la thèse d'un monde héliocentrique dès le XVIe siècle, ainsi que les écrits de Galilée au XVIIe siècle, constituent vraisemblablement la première grande rupture d'une tradition, elle-même fondée sur les Ecritures.

Cette révolution de la pensée humaine eut également des conséquences philosophiques extrêmement importantes, l'Homme cessant dorénavant de se considérer d'emblée comme le centre du monde et entrant dans ce qu'il est convenu d'appeler les Temps Modernes. Nous avons vu combien fut importante dans l'Histoire de l'humanité occidentale la découverte du Nouveau Monde. De ce point de vue, Jean-Jacques Rousseau fut l'un des premiers à s'interroger profondément sur les valeurs de la société à laquelle il appartenait, remettant en cause dès le XVIIIe siècle l'idée de propriété et le concept de droit divin. On peut également considérer, dans cette perception d'une relation entre l'Homme et le monde qui l'entoure, que Karl Marx eut au XIXe siècle une influence prépondérante sur la fin d'une certaine tradition philosophique, affirmant comme principe de sa pensée la nécessité pour les philosophes de transformer le monde et non plus de l'interpréter.

Considérant la tradition littéraire et, plus largement, toute forme de tradition culturelle, T.S. Eliot écrivait en 1932 :

Si la seule forme de tradition, de transmission, consistait à suivre de manière aveugle ou timide les chemins tracés par les générations nous précédant directement, la 'tradition' devrait être formellement découragée. Nous avons vu tant de courants similaires bien vite engloutis ; et la nouveauté vaut mieux que la répétition. La tradition signifie bien plus que cela. On ne peut en hériter et si on veux en disposer, on doit l'obtenir au prix de grands efforts. Elle implique, en premier lieu, le sens historique (...) qui sous-entend, non seulement le caractère révolu du passé, mais sa présence. [C'est] un sens de l'éternel autant que du temporel. note 9
Nous retrouvons ici les éléments les plus pertinents de définitions ethnologiques plus récentes, considérant la tradition comme :
ce qui d'un passé persiste dans le présent (...). Comment s'opère la transmission ? Oralement (...) ; par l'exemple (...) ; par l'écrit (...). Que transmet-on ? Ce qu'il convient de savoir et de faire au sein d'un groupe. note 10
Le rôle de l'éducation dans toutes les cultures humaines présentes sur le globe consiste donc en la transmission des acquis, principe différenciant l'homme de l'animal, comme nous l'avons indiqué. Ce mode de vie apparemment purement reconductif a bien entendu pour objet la reproduction de la société. Mais à nul instant n'apparaît consciemment l'idée d'évolution, tout comme apparaît impossible à discerner à l'oeil nu l'évolution du soleil en plein ciel ou, dans notre contexte technologique contemporain, le mouvement des aiguilles d'une horloge : " la tradition dont on a conscience, c'est celle qu'on ne respecte plus, ou du moins dont on est prêt de se détacher " note 11.

Inconsciente, la tradition opère ainsi sous le masque du sacré, et tout changement, s'il est considéré comme tel, devient alors sacrilège. Le parallèle quelquefois établi entre cette vision quasi religieuse et celle des traditionalistes culturels du monde occidental contemporain s'évanouit pourtant lorsque l'on réalise à quel point ceux-ci sont devenus exagérément conscients des phénomènes d'évolution et de conservation.

Fixées à partir de la fin du XIXe et tout au long du XXe siècle grâce aux technologies de l'enregistrement sonore, du cinéma ou de la photographie, les multiples traditions occidentales sont devenues dans de nombreux pays l'objet d'une véritable vénération uniquement due à cette hypertrophie du respect envers le passé, et donc à un déséquilibre flagrant entre respect pour le passé et respect pour le futur.

Du fait de cette pétrification, ces traditions ne peuvent plus évoluer inconsciemment et provoquent nécessairement affrontement et conflits lorsqu'un changement au sein d'un groupe donné est porteur d'un sens différent pour chacun de ses membres. Tout changement de cette nature entraîne nécessairement une rupture dans la continuité que l'être humain se doit d'assurer envers ses descendants, et provoque inévitablement une recherche de repères nouveaux, plus communément appelée 'crise d'identité' dans les sociétés modernes :

Si je devais apprendre aux jeunes l'art de distinguer le beau du laid, le vrai du factice, je tâcherais de choisir mes exemples dans le monde contemporain. (...) Je leur ferais entendre les différences qualitatives entre un morceau de jazz et un des derniers quatuors de Beethoven. note 12
Poussés à l'extrême, ces conflits plus haut peuvent conduire l'ensemble d'une société à ne plus s'entendre sur un concept aussi fondamental que celui de tradition, ce qui fut et reste le cas des spécialistes de la musique traditionnelle irlandaise.

- Une tradition musicale

La musique n'ayant en apparence qu'une fonction ludique et divertissante, elle n'est que rarement considérée comme un élément pertinent des évolutions d'une société. L'absence de recul vis-à-vis de sa propre évolution qui caractérisa toutes les sociétés antérieures au XXe siècle est ainsi à l'origine de la crainte d'une évolution si brusque que l'homme en deviendrait conscient. C'est sans doute ce qu'exprimait il y a plus de deux mille ans le philosophe grec Socrate :
[Les gardiens de l'Etat] doivent en toutes circonstances veiller à ce qu'on n'innove rien dans la musique et la gymnastique contre l'ordre établi (...) L'introduction d'un nouveau genre de musique est une chose dont il faut se garder. Ce serait tout compromettre, s'il est vrai, comme le prétend Damon et comme je le crois, qu'on ne peut changer les modes de la musique sans bouleverser les lois fondamentales de l'Etat. note 13
Si les musiciens traditionnels irlandais jouissaient du recul nécessaire pour appréhender de manière globale ce qu'ils jouent, nul doute que la démarche traditionnelle perdrait dans le même temps son caractère spontané, et se verrait alors traitée, non en véritable patrimoine culturel hérité, mais en simple reproduction-imitation d'un fait musical. Nous constaterons ici que tel n'est pas le cas, en grande partie grâce aux multiples valeurs de l'expression 'musique traditionnelle irlandaise'.

L'une des premières tentatives officielles de définition de ces musiques date de 1955 et est due à l'International Folk Music Council, selon lequel :

La musique populaire est le produit d'une tradition musicale. Les facteurs qui la constituent sont : (a) la continuité reliant le passé au présent ; (b) les variations émergeant d'une pulsion créatrice individuelle ou de groupe ; et (c) la sélection par la communauté, qui détermine la forme ou les formes sous lesquelles la musique survit. (...) Ce terme ne comprend pas la musique populaire composée et qui aurait été adoptée sans modification par une communauté, car c'est le remodelage et la recréation de la musique par la communauté qui lui confère son caractère populaire.  note 14
Un second terme, 'folklore', mérite quelques explications car son emploi est particulièrement révélateur de l'évolution terminologique : utilisé pour la première fois en 1846 par un illustre inconnu nommé William S. Thoms, il est construit sur des racines germaniques, et signifie la " connaissance du peuple " note 15. Après une courte heure de gloire dans le milieu scientifique, il fut rapidement abandonné car galvaudé, puis adopté par le grand public dans son acception actuelle. On le rencontre encore aujourd'hui, ainsi que l'adjectif 'folklorique', dans la bouche des touristes à la recherche de jolis costumes ou sous la plume de quelques tenants d'une Grande Musique Classique et Européenne qui n'envisagent la musique populaire qu'au travers de concours de demoiselles encostumées sur de jolies scènes fleuries. Cette vision peut cependant être dangereuse car, n'expliquant rien, elle n'exprime guère plus. En outre, elle tend à disjoindre la musique traditionnelle du contexte qui la produit et sans lequel elle n'existerait pas. Reproduire ce fait musical sur une scène peut de ce fait être considéré à juste titre comme l'oblitération du contexte, voire comme sa négation.

Les ouvrages sur la musique traditionnelle irlandaise publiés au cours du XXe siècle sont, dans la plupart des cas, restés particulièrement discrets ou vagues sur les questions pourtant essentielles liées aux définitions. Celles-ci ne sont pas examinées dans le premier ouvrage du XXe siècle sur le sujet, publié en 1904 par W. H. Grattan Flood. En 1913, le deuxième ouvrage important traitant de la musique traditionnelle irlandaise s'attache essentiellement aux termes de 'musique populaire' ('folk music'), largement utilisés jusque dans les années soixante. Francis O'Neill se bornera à expliquer :

La musique populaire est ainsi la véritable mélodie nationale transmise traditionnellement pendant des siècles avec une fidélité surprenante, jusqu'à ce que, à une époque plus civilisée et plus cultivée, elle soit interprétée sous forme de notation musicale. note 16
Dans les années cinquante, le professeur Donal O'Sullivan publie un petit ouvrage à la demande du gouvernement où il exprime ainsi sa conception de la musique irlandaise :
Qu'est-ce exactement que la musique populaire ? (...) Chaque pays possède un corps musical et poétique qui est toujours, d'une façon un peu mystérieuse, l'émanation du peuple : sans aucun doute le résultat d'un besoin social d'expression. Personne ne sait qui les a composés. (...) Les gens qui créèrent le vaste corps de la musique et de la chanson traditionnelle irlandaise sont les hommes et les femmes de l'Irlande gaélophone. note 17
Il faut attendre les années soixante pour voir apparaître dans ce contexte le terme de 'traditionnel', utilisé par Seán Ó Riada :
Par 'traditionnel' j'entends la musique inaltérée, non-occidentalisée, transmise oralement qui est encore, à ma connaissance, le type de musique le plus apprécié dans ce pays. note 18
Cette affirmation péremptoire reflétait sans doute, outre le caractère de Seán Ó Riada, davantage un désir qu'une réalité, et l'extraordinaire succès des Clancy Brothers sur le territoire irlandais dès le début des années soixante en apporte la preuve irréfutable.

Les termes de 'folk music' continuèrent cependant d'être utilisés dans les années dix-neuf cent soixante-dix, en particulier par Breandán Breathnach qui les emploie dans la totalité de ses ouvrages. Ses explications, bien qu'encore imprécises sur certains points, sont plus complètes :

Les chansons populaires ont été considérées comme les chansons du peuple. Si l'on devait réunir des chansons du peuple irlandais, on n'hésiterait guère à y inclure The Last Rose of Summer et Silent, Oh Moyle, extraites des Irish Melodies de Moore (...). Si cette collection devait être restreinte à la chanson populaire, cependant, celles-ci devraient être écartées (...). Le terme 'chanson du peuple' est donc trop vaste pour notre objet (...). Ce qui rend ces termes inacceptables est qu'ils incluent des chansons qui, bien qu'elles puissent exprimer les sentiments du peuple, sont les oeuvres d'écrivains connus et pour cette raison doivent être éliminées. Ceci suggère que la musique et la chanson populaires sont le produit du peuple et, par conséquent, anonymes. note 19
Il resterait, ce que n'envisage pas la citation précédente, à classer les oeuvres composées par des artistes célèbres mais constamment réinterprétées par la population, à tel point qu'elles peuvent, dans certains cas, n'avoir qu'une vague ressemblance avec l'original.

Les divers ouvrages publiés en Irlande au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt dix n'apportèrent aucun élément nouveau au débat, se contentant dans la plupart des cas de noter de manière toujours aussi évasive que :

[La musique] est irlandaise parce qu'elle est jouée sur l'île nommée Irlande. Il y a dans cette musique des éléments qui la distinguent des autres musiques traditionnelles, par exemple d'Ecosse ou de l'Est des Etats-Unis. Mais il y a beaucoup de similitudes entre la musique traditionnelle irlandaise et les musiques traditionnelles d'Ecosse ou de l'Est des Etats-Unis. note 20
Ainsi, seuls semblent apparaître évidents au travers de ces quelques définitions les caractères d'oralité et d'anonymat de la tradition musicale : difficile pourtant d'ignorer qu'un grand nombre de musiciens avouent avoir beaucoup appris grâce aux disques, ou que les mélodies de O'Carolan sont souvent qualifiées de 'traditionnelles' par les musiciens qui jouent cette musique.

Avouons-le, une vaste majorité du grand public irlandais utilise aujourd'hui ces termes sans véritable discernement. En revanche, les musiciens semblent faire une distinction nette entre le 'folk' et le 'traditional' : de manière schématique, le premier terme désignera généralement ce qui touche aux ballades et aux chansons (telles qu'interprétées par les Clancy Brothers, les Dubliners ou Christy Moore), alors que le second se verrait plutôt associé à un style dont les racines seraient antérieures au XIXe siècle.

Il va sans dire que ces distinctions arbitraires n'existent que dans les livres et qu'elles n'ont pour ambition que d'offrir un point de départ. Mais, en définitive, on ne saurait considérer comme contradictoire le fait que les musiciens irlandais ne peuvent (ou ne savent) définir la tradition dont ils sont eux-mêmes dépositaires. Il importe simplement, pour l'ensemble de ces musiciens, qu'ils soient conscients du rôle de transmission qui leur est imparti, sans que leur perception du phénomène les conduise à analyser leur rôle individuel :

L'adjectif traditionnel implique que quelque chose dans la musique est transmis d'une génération de musiciens à la suivante. La plupart d'entre eux sont, dans une certaine mesure, conscients du processus traditionnel et de leur place au sein de celui-ci, mais seraient bien en peine de définir ce qu'ils entendent exactement par traditionnel. (...) La musique possède certaines caractéristiques de mélodie, de rythme, de style ou, peut-être même, de phrasé, qui les placent, à leurs yeux, dans la catégorie traditionnelle note 21.
La deuxième partie de notre étude nous a révélé à quel point les termes de 'musique traditionnelle irlandaise' font aujourd'hui référence à une multitude de réalités musicales. Il nous faudra également convenir ici qu'ils sont particulièrement trompeurs pour les occidentaux car ils ne correspondent tout simplement plus à ce que l'on considère comme la tradition : un patrimoine à conserver et à enfermer dans un musée, comme en témoigne la multiplication des musées ou festivals 'des Arts et Traditions Populaires'. A titre d'exemple, les costumes présentés comme 'traditionnels' lors des fêtes estivales dites 'folkloriques' ne sont plus portés par la population en dehors de ces représentations publiques. Ils n'appartiennent plus au présent, mais au passé : le caractère évolutif du costume est ainsi nié et, par conséquent, celui de la tradition.

Le concept de tradition musicale reste, de manière similaire, particulièrement ardu à cerner dans le contexte occidental contemporain. Outre les quelques termes mentionnés plus haut, la multiplicité des expressions utilisées dans les pays occidentaux durant les dernières décennies pour qualifier ces musiques, en apporte la preuve ; les voici : folklorique, traditionnelle, populaire, nationale, ethnique, acoustique, typique, métissée, pittoresque, authentique, folk, roots, world music, musique du monde, sono mondiale, musique vivante, voire dans certains cas New Age ou unplugged. Constatons d'ailleurs que la grande majorité de ces termes a vu le jour au cours des trente dernières années, et que beaucoup d'entre eux, parmi les plus récents, proviennent de la culture 'rock', régulièrement tentée par un retour au passé et qui puise allègrement dans le réservoir des souvenirs note 22.

Un tel défilé terminologique trahit bien entendu une vision moderne, c'est-à-dire dans une certaine mesure régie par la mode, d'un phénomène globalement pérenne. Mais cette continuité de la tradition nécessite des conditions d'existence stables, des rapports sociaux favorisant une expression communautaire, et un tel mode de vie n'existe plus dans les pays urbanisés, où les populations sont devenues trop mobiles pour des raisons essentiellement économiques. Il apparaît alors que les débats incessants sur la tradition, que nous allons analyser maintenant, ne considèrent plus seulement le concept que le terme recouvre, mais également son champ d'action, et confirment l'évolution du terme depuis le début du XXe siècle.

- Oppositions et synthèse

Bien qu'une grande partie de la population mondiale réside aujourd'hui dans des zones urbaines, la plus grande partie des ethnologues se sont jusqu'ici exclusivement penchés sur les problèmes de tradition émanant des zones rurales. Le XXe siècle vit peu à peu l'émergence d'équivalents urbains des activités musicales jusqu'alors concentrées dans les zones rurales, ou consacra la simple transposition en ville d'habitudes rurales telles que les bals populaires.

Ainsi, l'adjectif 'traditionnel' est devenu dans la plupart des langues occidentales synonyme d'ancien, de révolu ou de démodé, ne désignant plus qu'un processus condamné à conserver ou à reproduire note 23. En Irlande, comme nous l'avons montré précédemment, la langue gaélique et la musique traditionnelle subirent toutes deux les conséquences de cette image durant de nombreuses décennies, et il n'est pas certain qu'elles ne les subissent plus. L'attachement aux valeurs rurales issues du passé resta longtemps un credo éminemment politique, défendu par une personnalité qu'il serait inconcevable de ne pas citer ici :

Le parti ressemblait à de Valera : un homme des campagnes venu vivre à la ville mais qui n'arrivait pas à s'y sentir chez lui. Il se méfiait de la société urbaine et de son influence qui pouvait se voir résumer en deux mots : moderne et étrangère. note 24
Ainsi peut-on sans doute éclairer la plus tardive (mais non la moindre) influence de l'urbanisation sur l'Irlande ; une telle réflexion explique avant tout, dans notre optique, comment le processus de transmission de la musique traditionnelle irlandaise a pu perdurer jusqu'à l'heure de l'urbanisation généralisée des pays occidentaux au cours du XXe siècle. Cette évolution retardée lui fut vraisemblablement bénéfique, assurant de ce fait, mais pour une part seulement, sa survie.

Le deuxième sujet invariablement évoqué dans ce contexte concerne l'idée de création au sein de la tradition. Il apparaît aujourd'hui incontestable, aux yeux de tous les chercheurs, que les créations individuelles constituent nécessairement l'origine de toute oeuvre populaire ; c'est sans doute ce qu'entendaient certains musiciens des années soixante lorsqu'ils affirmaient par boutade 'here's a folk song I wrote last week' ('voici une chanson populaire que j'ai écrite la semaine dernière)'. En Irlande, des musiciens tels que Charlie Lennon ou Máire Breatnach composent des mélodies et des airs inspirés par le style traditionnel ; Jerry Holland, de Cap Breton, est un exemple passé de cette tendance, et Liz Carrol, aux Etats-Unis, poursuit dans cette voie. Dans des styles très différents, Shaun Davey, Mícheál Ó Súilleabháin, Bill Whelan ou Donal Lunny produisent également un grand nombre de mélodies dont certaines deviendront peut-être traditionnelles, comme l'est devenue la mélodie intitulée " Mná na hÉireann " de Seán Ó Riada.

Cette oeuvre, quelle qu'elle soit, sera cependant et immanquablement remaniée de multiples façons par la communauté qui se la réapproprie. La tradition, généralement considérée comme anonyme et conservant un ancrage dans le passé, se doit ainsi d'être une perpétuelle re-création ; c'est précisément ce qui la rend vivante car l'anonymat du créateur rejoint la personnalité du re-créateur, c'est-à-dire du simple musicien traditionnel, dont le rôle a été analysé (voir 'Les musiciens'). C'est en règle générale sur ces modifications que portent les critiques de certains amateurs de ces musiques dites traditionnelles, généralement désignés par le terme de 'puristes', élément important de toute population, car stabilisateur note 25.

Deux définitions complémentaires de l'évolution d'une tradition peuvent être avancées, sans que l'une ou l'autre doive être privilégiée : la première portera sur ses aspects négatifs, c'est-à-dire sur la disparition de certains principes constitutifs, la seconde reposera sur ses aspects positifs, c'est-à-dire sur les apports extérieurs, principale source d'évolution d'une tradition. Bien entendu, ceci est un principe recevable pour tous les corps vivants. L'une des caractéristiques essentielles des puristes en matière de musique traditionnelle est pourtant de mettre l'accent sur la première définition, et de ne considérer toute évolution que comme dégradation et appauvrissement de faits établis, sans prendre en compte les éléments constructifs mis en oeuvre par les apports extérieurs ; en d'autres termes, ils souhaiteraient dans leur vaste majorité calquer le futur sur le passé et n'imaginent pas que la musique traditionnelle puisse voyager vers d'autres horizons.

On aurait pourtant tort de ne voir dans cette crainte que la simple frilosité intellectuelle de certains individus, et deux éléments peuvent expliquer cette volonté acharnée de conserver une tradition 'en l'état'. Comme nous l'avons montré, la musique fut utilisée dès la fin du XIXe siècle par les nationalistes, qui lui conféraient tout autant qu'à la langue gaélique ce caractère sacré qui apparaît encore parfois dans certains discours enflammés. Ainsi, toucher à la musique traditionnelle irlandaise signifie encore pour beaucoup toucher à un élément considéré comme inviolable car sanctifié par les ancêtres et par l'Histoire. Nous avons expliqué l'importance du passé dans le cadre de l'évolution récente de la société irlandaise, et montré comment les traditions se sont vu sacralisées par l'arrivée de la photo, du cinéma ou de l'enregistrement. En outre, et dans la même optique, l'altération d'une partie du patrimoine culturel commun est vécue négativement parce qu'elle remet en cause l'ordre établi qui apparaissait comme naturel et constituait le fondement d'une identité durement acquise au fil des dernières décennies. Aux yeux des puristes, celle-ci semble aujourd'hui menacée par l'accélération du processus d'innovation. Au coeur de leurs préoccupations figurent donc les différentes influences à l'oeuvre sur la musique traditionnelle irlandaise, ainsi que la recherche d'une certaine authenticité. Ce souci manifesté aujourd'hui par de nombreux musiciens issus de courants musicaux tels que la musique baroque ou la musique traditionnelle se heurta pourtant à de nombreux écueils.

Pour illustrer notre propos, arrêtons-nous précisément sur l'un des plus beaux exemples de controverse musicale au XXe siècle, et qui porte sur la musique baroque note 26 : la soudaine éclipse de popularité qu'elle connut dès la fin du XVIIIe siècle et durant de longues décennies fut à peine éclaircie par la notoriété inébranlable des grands classiques du genre : la Toccata et Fugue en Ré mineur de Bach, le Canon de Pachelbel, les Quatre Saisons de Vivaldi... La réapparition au cours du XXe siècle d'un courant d'intérêt pour cette musique provoqua de nombreuses polémiques culminant dans les années dix-neuf cent soixante-dix, essentiellement fondées sur le problème de la notation : bénéficiant de la généralisation de l'imprimerie, la musique baroque avait également été victime à partir du XVIIe siècle de la simplification des partitions, en grande partie pour des raisons économiques soulignées par les imprimeurs. De très nombreux musiciens considérèrent lors de la 'redécouverte' du baroque que ces partitions ne pouvaient être jouées 'comme elles étaient écrites', ce qui était malheureusement souvent le cas. On s'acharna donc à retrouver, au travers des écrits d'époque, une fidélité musicale improbable, car morte avec l'interruption de la transmission orale près de deux siècles auparavant. On tenta également de retrouver le son 'authentique' des instruments d'époque, ce qui fut la cause d'autres disputes portant sur la hauteur du diapason, sur le matériau des cordes ou sur le phrasé. Enfin, on tenta de débarrasser la musique baroque de l'emprise classique réclamant une grande rigueur d'exécution et niant par conséquent le rôle de l'interprète. La querelle des anciens et des modernes du baroque fut brève et l'on parvint finalement à un terrain d'entente raisonnable au milieu des années quatre-vingt, consacrant en grande partie la victoire des tenants d'une certaine liberté du musicien, guidé par son talent, par ses préférences personnelles et par la mode note 27. Ainsi parvint-on, contre toute attente, à recréer une véritable tradition d'interprétation de la musique baroque, en grande partie grâce aux divers études et traités consacrés à celle-ci du temps de sa splendeur, témoignant de cette façon de l'importance de l'écrit dans nos civilisations et du caractère inéluctable de toute évolution musicale. De tels éléments nous poussent donc simplement à considérer que les craintes évoquées plus haut en matière d'évolution des musiques traditionnelles, irlandaise ou non, ne sont pas justifiées.

En effet, les deux premiers chapitres de cette étude ont apporté la preuve d'une évolution continue et d'une intégration permanente de nouveaux éléments, quelle que soit l'influence pétrifiante des collectages et des enregistrements. Le classement et l'archivage constituent d'ailleurs une grande part du travail des ethnomusicologues, devenus de véritables historiens de la musique, à tel point qu'ils semblent aujourd'hui y passer l'essentiel de leur temps. Nous avons déjà montré l'importance accordée aux collecteurs dans tous les ouvrages consacrés à la musique traditionnelle irlandaise. A leur tour, ces nouvelles possibilités d'accumulations écrites ou sonores peuvent témoigner des contradictions internes aux sociétés occidentales en cette fin de XXe siècle :

L'écriture, agent d'enregistrement, ne permet pas de broder sur un thème mais elle suscite l'accumulation de traditions différentes, ou qu'en tout cas elle oblige à considérer comme telles. Seulement, cela même appelle vite oubli, choix et réorganisation, c'est-à-dire une autre forme de créativité. On ne peut tout conserver : si en principe tout peut être mis en archives, archiver est une façon d'oublier ; on conserve pour ne pas avoir à se souvenir. note 28
Nous avons pourtant illustré à de multiples reprises dans cette étude l'influence des enregistrements et du disque dans la transmission de la musique traditionnelle irlandaise et dans l'histoire de son évolution (voir pages 39-40, 234 et 266-267). De telles contradictions nous amènent donc à nous interroger sur les bouleversements qu'a connus la tradition, ou plus exactement la perception de la tradition, au XXe siècle.

Entièrement occupés par la tâche d'accumulation qu'ils se sont fixée, les ethnomusicologues d'aujourd'hui n'ont plus le temps (ni parfois l'envie) d'analyser le résultat de leurs investigations ou de partager le simple plaisir d'une soirée musicale entre amis. C'est de cela que se souciaient les militants des années mille neuf cent cinquante, bien que leurs souhaits soient incontestablement restés lettre morte dans la plupart des cas :

J'ai été très heureux d'apprendre par Ar Soner (N° 104) la création d'une association dans le Morbihan, dont le but est de recueillir les chants bretons de la région. (...) Ce travail est grandement facilité aujourd'hui grâce au magnétophone. Mais une fois cette récolte faite, il ne faudra pas qu'elle reste inutilisée. note 29
Ainsi engrangée dans des armoires et des cartons la mémoire musicale populaire semble sauvée et protégée. Elle se trouve en réalité figée dans un état artificiel fatal à son évolution. Nous savons qu'un chanteur ne reproduira jamais deux fois la même ornementation d'un couplet ou d'un refrain, qu'un musicien ne jouera jamais deux fois le même air de la même façon. Qu'arrive-t-il, alors, lorsque les amateurs de cette musique, ses défenseurs ou ses re-découvreurs, quel que soit l'endroit du monde où ils vivent, en viennent à imiter ces enregistrements, ce qui est malheureusement trop souvent le cas aujourd'hui ? La musique fixée dans le temps, soudain pétrifiée par les anges-gardiens de la tradition qui ne voient en elle qu'un trésor à conserver, abandonne toute vie et renonce à toute évolution tout en conservant le même qualificatif de 'traditionnelle'.

Ce terme de 'tradition' semble ainsi évoluer depuis quelques décennies dans la plupart des pays occidentaux pour ne plus désigner aujourd'hui que le spectacle désuet et suranné, mais plein de charmes, de certaines habitudes obsolètes ou de certains costumes exposés dans les musées. Lentement, ce vocable est venu s'opposer à celui de 'modernité'. Car le fond du problème réside en fait dans une conception tout occidentale consistant à opposer systématiquement modernité et tradition, jeunes et vieux, contemporains et primitifs. Il suffira pour s'en convaincre de prendre conscience de l'omniprésence d'un tel sentiment sous la plume de journalistes et de critiques, considérant toute " fusion de la tradition et de la modernité " comme le summum de la réussite artistique, que l'on traite de musique, d'architecture, de littérature ou de peinture.

Il est donc vraisemblable que ce terme de 'tradition' ne pourra supporter encore longtemps une dichotomie aussi flagrante entre l'acception officielle, reposant sur l'étymologie, et l'acception populaire, reposant sur une vision de la tradition favorisée par les esprits les plus conservateurs. Deux hypothèses s'offrent alors quant à sa pérennité : dans la première, le sens originel finira par l'emporter à force d'explications et d'arguments convaincants. Dans la seconde, il déclinera graduellement, soit vers une totale obsolescence, soit vers une condescendance en tous points comparable à celle contenue dans le terme 'folklorique'. Une telle disparition, ou une telle dérive du terme, ne sauraient intrinsèquement constituer un véritable obstacle à la pérennité de la musique traditionnelle irlandaise, mais elle nous permet essentiellement de constater à quel point celle-ci a survécu dans un environnement peu favorable. Il resterait également, dans le cadre de cette dernière hypothèse, à imaginer un unique remplaçant à l'adjectif 'traditionnel', un terme acceptant et accompagnant toutes les évolutions culturelles et technologiques, mais aussi stable que les musiques que celui-ci qualifie actuellement et, peut-être également, moins imprégné de connotations péjoratives. Il est de ce point de vue rassurant, quoiqu'éventuellement prématuré, de discerner l'apparition d'un nouveau terme lui-même fondé sur l'évolution naturelle de la langue, doté d'une subtile connotation dépoussiérante et couramment utilisé par les jeunes adeptes des musiques traditionnelles : en anglais comme en français, cette musique est désormais " trad ". Moins connoté que son aïeul, ce terme encore peu utilisé par le grand public pourrait se répandre à la faveur d'une imprévisible mode, mais restera sans doute limité à la musique note 30. Il pourrait également se démoder aussi rapidement qu'il est apparu.

Il convient donc à présent de comprendre que la pensée occidentale du XXe siècle établit une incompatibilité de fait entre la tradition et la modernité, entre le culturel et le traditionnel : en d'autres termes, notre civilisation se contente de définir sommairement la tradition comme 'ce qui n'est pas moderne', et vice-versa, ce qui ne saurait nous satisfaire. Discerner ce qui fonde la modernité aux yeux des civilisations qui la nourrissent nous permettra peut-être de saisir les divergences réelles entre ces deux types de sociétés, pour peu qu'elles existent. Cela nous permettra avant tout de mieux comprendre la société irlandaise et les particularités qui fondent son identité. 


1 On pourra consulter, pour plus de détails sur les idées évoquées : Joachim DU BELLAY, Défense et Illustration de la Langue Française, Paris, Bordas, 1972, 127 p. ; Etienne PASQUIER, Des Recherches de la France, Paris, Gilles Robinot, 1581, 246 f. (recto-verso) ; Francois FENELON, Lettre à l'Académie, Paris, France-expansion, 1973, XXVI + 246 p. ; Eugène VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire Raisonné de l'Architecture Francaise du XIe au XVIe siècle, Paris, France-expansion, 1973, 10 vol., 4500 p. ; Charles DARWIN, On the Origin of Species, Londres, W. Pickering, 1988, X + 360 p.

2 Voir les exemples nombreux au XIVe siècle : citons l'ouvrage de Philippe de Vitry (1291-1361) Ars Nova rédigé vers 1320 ; celui de Johannes de Muris, Musica Speculativa, également publié vers 1320 ; celui de l'anglais Simon Tunstede (†1369), De quatuor principalibus musicae. Ce mouvement rénovateur provoqua d'ailleurs l'ire du pape Jean XXII en 1324.

3 " In that year, Mr de Valera retired from active politics and was replaced by a very different type of man, Mr Sean Lemass ". Tim Pat Coogan suggère pour sa part que les prémisses du changement et la fin de 'the long stagnation' se firent sentir dès les élections de 1957 " qui démontra que dans l'attente désespérée du changement, les gens étaient prêts à voter pour la violence ", c'est-à-dire pour l'I.R.A. Voir Seán O'FAOLAIN, Les Irlandais, op. cit., 1994, p. 177.

4 Hannah ARENDT, La Crise de la Culture, op. cit., 1972, p. 22.

5 idem, p. 92.

6 " Nationalist movements invariably reach into the past, either to prove their own authenticity or to provide inspiration for their members and supporters, especially when (...) the nationalist leaders see their new regimes in danger of appearing less radical or less exciting then the struggle had promised. (...)The party's attachment to the symbols of pre-conquest society served both its immediate purposes and the need it felt to take possession of the past as if it were a private inheritance. (...) The party looked neither to left nor to right but steadfastly to the past and drew on the spirit of the nation ". Dick WALSH, The Party - Inside Fianna Fáil, Dublin, Gill & Macmillan, 1986, pp. 33, 38 et 42.

7 Pierre BONTE et Michel IZARD, Dictionnaire de l'Ethnologie et de l'Anthropologie, Paris, P.U.F., 1991, p. 711.

8 René ALLEAU, " Tradition " op. cit., 1992, p. 826c.

9 " If the only form of tradition, of handling down, consisted in following the ways of the immediate generation before us in a blind or timid adherence to its successes, 'tradition' should positively be discouraged. We have seen many such simple currents soon lost in the sand ; and novelty is better than repetition. Tradition is a matter of much wider significance. It cannot be inherited and if you want it, you must obtain it by great labour. It involves, in the first place, the historical sense which (...) involves a perception, not only of the pastness of the past, but of its presence. [It] is a sense of the timeless as well as of the temporal ". Thomas Stearns ELIOT, " Tradition and the Individual Talent ", Selected Essays, Londres, Faber & Faber, 1963 (1ère éd.1932), pp. 13-22

10 Pierre BONTE et Michel IZARD, Dictionnaire de l'Ethnologie et de l'Anthropologie, op. cit., 1991, p. 710.

11 Idem, p. 712.

12 Aldous HUXLEY, "  Les miaulements abjects de la musique populaire " (1933) cité in Le Courrier de l'Unesco, op. cit., décembre 1993, p. 43.

13 PLATON, Oeuvres Complètes - Tome VII (1ère partie) : La République, Livre IV, sections 424b et 424c, Paris, Les Belles Lettres, 1956, p. 12.

14 " Folk Music is the product of a musical tradition that has been evolved through the process of oral transmission. The factors that shape the tradition are : (i) continuity that links the present with the past; (ii) variation which springs from the creative impulse of the individual or the group; and (iii) selection by the community which determines the form or forms in which the music survives. (...) The term does not cover composed popular music that has been taken over ready-made by a community and remains unchanged, for it is the re-fashioning and the re-creation of the music by the community that gives it its folk character ". Définition fixée lors de son congrès de São Paulo et publiée dans le Journal of the IFMC, vii, 1955, p. 23.

15 Voir la réédition de cet article de Thoms dans Alan DUNDES(dir.) , The Study of Folklore, Englewood Cliffs, New Jersey, Prentice-Hall, 1965, xi + 481 p.

16 " Folk music then is the true national melody handed down traditionally for centuries with surprising fidelity, until in the more civilized and cultured time, it has been interpreted into musical notation ". Francis O'NEILL, Irish Minstrels and Musicians, op. cit., 1987, (1ère éd. 1913), p. 101.

17 " What exactly is folk music ? (...) Every country has its own body of folk music and verse, and they are all, in some mysterious way, an emanation of the people : the result, no doubt, of a corporate urge for self-expression. Nobody knows who composed them. (...) The people who created the great body of Irish traditional music and song were the men and women of Irish-Speaking Ireland ". Donal O'SULLIVAN, Irish Folk Music Song and Dance, op. cit., 1969 (1ère éd. 1952), p. 7.

18 " By 'traditional' I mean the untouched, unWesternized, orally-transmitted music which is still, to the best of my knowledge, the most popular type of music in this country ". Seán Ó RIADA, Our Musical Heritage, op. cit., 1982, p. 19.

19 " Folk-songs have been described as the songs of the people. If one were to make a collection of the songs of the Irish people, one would hardly hesitate about including The Last Rose of Summer et Silent, Oh Moyle (...). If the collection were to be restricted to folk-song, however, all these would have to be discarded (...). The term 'songs of the people', then, is too wide for our purpose (...). What makes these terms unacceptable is that they include songs which, though they may express the sentiments of the people, are the work of known writers, and on that account must be ruled out. This suggests that folk music and song are the product of the folk and, accordingly, anonymous (...) ". Breandán BREATHNACH, Folk Music and Dances of Ireland, op. cit., 1977, p. 1.

20 " There is a general feel to this music which distinguishes it from the traditional music, of, say, Scotland, or the Eastern United States. But there are many similarities between Irish traditional music and the traditional music of Scotland and the Eastern United States ". Ciarán CARSON, Irish Traditional Music, Belfast, The Appletree Press, 1986, p. 5.

21 " The adjective traditional implies that something in the music is being passed from one generation of performers to the next. Most of them are aware of the traditional process to some extent, and of their place in it, but would find it difficult to define what exactly they mean by traditional. (...) The music has certain features of melody, rhythm, structure or, perhaps, even phrasing, which put it, for them, in the traditional category ". Tomás Ó CANAINN, Traditional Music in Ireland, op. cit., 1978, p. 1.

22 Les exemples sont si nombreux qu'ils nous est difficile de les choisir représentatifs. Signalons dans les années quatre-vingt la montée de groupes comme les Pogues en Europe ou Los Lobos aux Etats-Unis, suivie dans les années quatre-vingt dix par une mode acoustique foncièrement 'anti-synthétiseur' : le " Unplugged " est, à titre d'exemple, le nom d'une émission de la chaîne américaine MTV où les invités s'efforcent de ne pas utiliser d'instruments électroniques. Le succès de cette émission est tel qu'il a donné lieu à une collection discographique. Le phénomène de la " World Music " participe également de cette volonté acoustique et un bel exemple du caractère insaisissable de ces musiques nous fut d'ailleurs offert en France par l'évolution de la critique de disques dans le magazine Télérama : une rubrique intitulée 'Traditions' consacrée aux musiques acoustiques du monde fut tenue par Alain Swietlik jusqu'en 1994. En 1990 fut crée une rubrique 'World Music' rédigée par Eliane Azoulay, plus spécifiquement tournée vers les métissages musicaux; la première rubrique disparut en 1995, et la seconde se transforma un an plus tard en 'Musiques du Monde', englobant l'ensemble des catégories susmentionnées. Des évolutions similaires ont également pu être observées dans des magasins comme la FNAC.

23 De ce fait, les principaux dictionnaires des langues européennes se contentent généralement de construire leurs définitions sur l'unique relation tradition-passé en omettant les composantes présente et future. Citons, en français, le Littré (1ère éd. 1872) : " Traditionnalisme : Attachement aux traditions, aux anciens usages (...) " ; le Petit Robert (1991) : " Traditionnalisme : (...) Voir conformisme, conservatisme " ; le Petit Larousse (1995) " Tradition : transmission de doctrines, de légendes, de coutumes pendant un long espace de temps (...) ". En anglais, le Collins English Dictionary (1979) : " Tradition : (...) the handing down from generation to generation of the same customs, beliefs " ; le Concise Oxford Dictionary (1989) " Traditionalism : (...) respect, esp. excessive, for tradition, esp. in religion ". En espagnol, le Planeta (1992) " Tradicion : transmisión, généralmente oral (...) de hechos históricos, leyes, composiciones literarias y costumbres ". En allemand, le Wahrig (1991) : " Tradition : Überlieferung, Herkommen, Gewonheit, Brauch ". Seul le Duden (1989), en allemand également, mentionne l'idée d'évolution : " das, was Himblick auf Verhaltensweise, Ideen, Kultur, o. ä. in der Geschichte, von Generation zu Generation [innerhalb einer bestimmten Gruppe] entwickelt u. weitergegeben wird ".

24 " De Valera was what the party resembled : a countryman who'd gone to work in the city but could never bring himself to think of it as home. He was suspicious of urban society and its influence which could be summed in two words : modern and alien. " Dick WALSH, op. cit., 1986, p. 56.

25 Pour toute cette partie, voir Erich HOBSBAWM & Terence TANGER (dirs.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, VII + 320 p.

26 Notons au passage que le terme 'musique baroque' qui définit le style employé approximativement entre 1650 et 1750 ne fut utilisé qu'à partir du début du XXe siècle, au grand dam d'une large partie des musiciens et mélomanes qui ne voyaient là que dénigrement et dépréciation.

27 Pour une analyse plus détaillée de ce 'revivalisme', voir Antoine HENNION, La Passion Musicale - une Sociologie de la Médiation, Paris, Métailié, 1993, pp. 25-73.

28 Pierre BONTE et Michel IZARD, Dictionnaire de l'Ethnologie et de l'Anthropologie, op. cit., 1991, p. 711-712.

29 Hervé AR MENN, " Recherchons, Classons nos Trésors ", Ar Soner, N°109, janvier-février 1959.

30 Il est également révélateur que le principal journal traitant de ces musiques en France soit " Trad'Magazine ", et non un antique 'bulletin des musiques traditionnelles de France'.