II - Un univers de musiciens

(2e partie - A)

La Scène Musicale irlandaise note 26

Prendre en compte l'ensemble des éléments composant le monde de la musique traditionnelle irlandaise aujourd'hui signifiera nécessairement en examiner tous les acteurs. Mais cela signifiera également appréhender un phénomène nouveau et globalement représentatif de l'ensemble des phénomènes culturels mondiaux : la mondialisation des échanges d'information. S'il est en effet possible de définir historiquement quels furent les facteurs directement ou indirectement associés à la genèse de la musique traditionnelle irlandaise, on ne saurait oublier à quel point celle-ci est devenue bien plus qu'une simple expression culturelle, débordant largement des cadres de l'île, exerçant une influence sur les musiques les plus variées, accueillant volontiers les apports extérieurs, se transformant par là même en l'une des industries les plus florissantes de l'île.
 

- Acteurs directs

- Les lieux

Avant même la présence de musiciens ou de danseurs, tout développement d'une culture musicale repose sur le contexte qui la produit. Parmi ceux-ci, les lieux ayant accueilli la musique traditionnelle irlandaise à travers les âges sont, somme toute, relativement peu nombreux : utilisée à des fins festives à toutes les époques, elle fut sans doute longtemps confinée aux cours des clans gaéliques et aux fêtes populaires. Mais c'est avant tout dans les pubs qu'on la rencontre aujourd'hui, que l'on soit Irlandais ou touriste, voire les deux. Cette association, apparemment parfaite entre un lieu et une fonction, semble à ce point aller de soi qu'on pourrait la croire issue du fond des âges.

Quatre types de lieux se dégagent de l'énumération qui vient d'être proposée, selon leur fonction plus que selon leur apparition chronologique.

Comme nous l'avons expliqué, les premiers renseignements dont nous puissions faire état avec certitude concernent la fonction musicale au sein des cours de clans gaéliques, les musiciens étant dans ce contexte protégés par un chef de clan, ceci jusqu'au XVIIe siècle (voir pages 29-30). Il s'agit dans ce cas de lieux de prestations de musiciens, catégorie dans laquelle il sera naturel de classer les scènes des festivals du XXe siècle sur lesquelles se produisent les musiciens d'aujourd'hui. Ce raccourci proposé entre les cours gaéliques et les scènes de festivals pourra bien entendu paraître surprenant, mais dans les deux cas le musicien est un professionnel, dans les deux cas, il se produit pour être écouté et non pour la danse, dans les deux cas, les musiciens effectuent des 'tournées' les menant là où ils trouveront un engagement et une protection, qu'elle soit morale, physique ou sociale.

Si, dans le premier cas, les musiciens furent victimes des évolutions de la société gaélique aux XVIIe et XVIIIe siècles (voir la 'Chronologie' et 'Les Musiciens'), le deuxième cas est l'un des événements les plus récents en matière de musique traditionnelle irlandaise.

Les premiers festivals en Irlande furent organisés dès le début du siècle par la Ligue Gaélique sous les noms de Oireachtas ('festival') et de Feis ('fête'), auxquels participaient de nombreux petits clubs de musiciens disséminés dans tout le pays, les 'Pipers' Clubs'. Ces festivals ayant pour première fonction d'encourager l'utilisation de la langue gaélique surent prendre en compte tous les aspects musicaux de la culture irlandaise (instruments, mélodies, danses), et connurent quelque succès durant toute la première moitié du XXe siècle.

S'inspirant largement de ce modèle, quelques membres passionnés de ces Pipers' Clubs (comme le uilleann piper Leo Rowsome et son père Tom) décidèrent lors du grand Feis de la Ligue Gaélique en 1951 (organisé à Mullingar Co. Westmeath) de créer leur propre festival principalement orienté vers la musique et les concours de musiciens. C'est à la suite de ce premier Fleadh Cheoil na hÉireann (Festival de Musique d'Irlande, pluriel Fleadhanna Cheoil), que fut fondée en octobre 1951 l'organisation Cumann Ceoltóirí Éireann, qui devint en 1952 le Comhaltas Ceoltóirí Éireann (Voir pages 273-277).

Depuis cette date, les meilleurs musiciens d'Irlande se réunissent chaque année dans une ville différente après des sélections locales puis régionales (Fleadh Cheoil locaux et régionaux) pour désigner le All-Ireland Champion, le meilleur d'entre eux (et elles) dans chaque discipline. Ils sont également rejoints par les musiciens sélectionnés en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis bien que, depuis quelques années, ces derniers fassent piètre figure dans des concours au niveau devenu élevé. Notons à ce propos la différence entre un File Cheoil, simple festival où la musique n'est qu'un prétexte à la fête, et un Fleadh Cheoil, festival où les compétitions représentent l'intérêt principal. Dans tous les cas, la présence de très nombreux musiciens constitue une attraction majeure pour tout ceux ne souhaitant pas se présenter aux concours mais simplement rencontrer quelques passionnés inconnus, apprendre quelques nouvelles mélodies ou techniques d'ornementation dans des sessions inoubliables. Le véritable attrait de ce genre de festival tient donc à l'incroyable concentration de musiciens venus participer, et dont le principal souci est le choix du pub dans lequel ils rencontreront d'autres musiciens en session. Une petite ville comme Listowel ou Clonmel peut ainsi se retrouver plongée dans une atmosphère incomparable l'espace d'un week-end ou d'une semaine.

Les années dix-neuf cent soixante-dix et dix-neuf cent quatre-vingt ont vu fleurir une multitude de petits et grands festivals, la plupart extrêmement intéressants. Presque tous sont associés au nom ou à la région d'un musicien, parfois aux deux ; c'est le cas de l'incontournable Willie Clancy Summer School de Miltown Malbay, organisée par Na Píobairí Uilleann en l'honneur du plus célèbre des citoyens de cette ville et uilleann piper (voir page 269). Le Slógadh, organisé depuis 1970 par Gael-Linn (voir page 281), joue le même rôle que le Fleadh Cheoil mais est réservé à la découverte de jeunes talents, essentiellement dans les domaines du théâtre ou de la musique, et encourage l'utilisation de la langue gaélique. La Scoil Éigse, enfin, est une semaine de stages et de rencontres organisée la semaine précédant le Fleadh Cheoil, dans la même ville que celui-ci.

D'autres festivals rappellent un événement ou un personnage historique : c'est le cas du festival de Nobber commémorant le harpeur aveugle Turlough O'Carolan. Citons enfin, parmi les plus récents, le festival consacré au uilleann piper Séamus Ennis, se déroulant à Dublin au mois d'octobre et sans doute appelé à une longue vie. Dans la plupart des cas cependant, l'élément économique tient une place essentielle dans l'esprit des organisateurs, et l'on commence à apprendre depuis quelques années quels événements peuvent attirer l'attention puis retenir les dizaines de milliers de touristes présents en Irlande durant l'été : c'est le cas du Pan-Celtic Week, organisé chaque année par Bord Failte (l'Office du Tourisme Irlandais) à Pâques. On a ainsi pu constater que la ville de Killarney, dans laquelle s'est longtemps déroulé ce festival, se l'est vu retirer pour la simple raison que l'engagement financier et publicitaire n'était pas à la hauteur des espérances de Bord Failte.

Une telle évolution de la notion de festival dans le cadre du fait musical irlandais doit nécessairement nous amener à une réflexion sur l'évolution de la société irlandaise elle-même. En effet, force sera de constater que deux sortes de festivals cohabitent en Irlande comme ailleurs. Les premiers, plus anciens, jouent le rôle de regroupement et de rassemblement de musiciens pour le simple plaisir de participer à une fête ; les seconds plus récents mais plus nombreux, ont dans la plupart des cas une fonction de vitrine culturelle et économique d'une région. Notons cependant que ces deux catégories peuvent parfaitement cohabiter sous les auspices d'un seul et même festival et par conséquent remplir les deux fonctions, comme c'est le cas par exemple du Fleadh Cheoil de Comhaltas Ceoltóirí Éireann ou, hors des frontières du pays, du Festival Interceltique de Lorient. Cette différence essentielle entre les deux fonctions est ainsi analysée par René Alleau :

A la différence des sociétés modernes, les sociétés traditionnelles ne comptent que des acteurs ; elles excluent le spectateur ainsi que l'intervalle de la réflexion critique. Aussi rien n'est-il plus différent du théâtre que la fête, car on ne peut sans mensonge à la fois regarder ceux qui jouent et participer vraiment à un jeu. L'expression spontanée de la communauté traditionnelle est la fête, origine des cérémonies par lesquelles, chacun étant accordé à tous, la même unité intemporelle opère tout en chacun et réconcilie la nature et les dieux avec l'homme. note 27

Depuis la fin du XIXe siècle, la musique traditionnelle irlandaise a donc franchi le pas qui la séparait de la scène. Aux Etats-Unis d'abord, puis en Irlande et en Grande-Bretagne, certains musiciens traditionnels comprirent que leur art n'a rien à envier aux formes musicales plus savantes. Parallèlement à l'introduction du disque, le monde du spectacle chercha à conquérir l'ensemble des marchés potentiels dès 1890, principalement celui des populations d'immigrés européens, italiens ou irlandais ; rapidement, les Irlandais s'y bâtirent une solide réputation. De nombreux musiciens faisaient ainsi la tournée des cabarets et des cirques, comme le uilleann piper Patsy Touhey qui fut également le premier musicien irlandais à s'intéresser aux potentialités du marché des immigrés irlandais. On assista ainsi à cette époque à la réappropriation par les Etats-Unis du personnage aujourd'hui qualifié de " stage Irish ", (l' " Irlandais de scène ") sorte de caricature simpliste ou grossière de l'Irlandais fainéant et bagarreur apparu dans le théâtre anglais dès le XVIIe siècle :

Les premières compagnies de disques - Victor, Edison et Columbia - avaient depuis leurs origines publié des enregistrements visant spécifiquement le marché des émigrés irlandais, mais ceux-ci étaient généralement le fait d'imitateurs irlandais de la catégorie " irlandais de scène ". Un changement positif intervint en 1916 grâce au courage et à la détermination de Ellen O'Byrne, émigrante originaire de Cork qui, avec son mari, dirigea la O'Byrne DeWitt Irish Grafonola and Victor Shop sur la Troisième Avenue de New York. Elle était persuadée que des disques de musique et de chansons irlandaises par de vrais artistes irlandais se vendraient si on les rendait disponibles. (..) Le succès de ces disques fut immédiat et dans une communauté irlandaise enthousiaste. L'industrie phonographique de la musique traditionnelle irlandaise était née. note 28
Il faut bien sûr comprendre, si l'on considère que le renouveau de la musique traditionnelle irlandaise est également dû à l'émergence d'un mouvement folk aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne durant les années dix-neuf cent soixante, que ce mouvement ne considérait plus la musique comme support à la danse, mais comme art indépendant : c'est sans aucun doute l'une des grandes nouveautés du XXe siècle qui ouvre aux musiques traditionnelles les mêmes horizons qu'aux autres musiques, et en particulier les mêmes horizons qu'à la musique classique depuis le XVIIe siècle. C'est également, car la médaille a son revers, une obligation d'adaptation de cette musique aux nécessités commerciales, et un détachement de ses origines.

Ces deux pôles historiquement éloignés que constituent les cours de châteaux et manoirs d'une part, et les festivals et scènes du monde d'autre part, ne représentent cependant qu'une partie des lieux de musique en Irlande, celle que nous avons qualifiée de " lieux de prestations ". Le deuxième type de lieu que nous voulons étudier est constitué par les " lieux de fête et de danse ", dans lesquels les musiciens trouvèrent longtemps refuge, qu'ils soient musiciens itinérants ou non.

De tout temps, la maison fut le lieu privilégié pour les longues soirées d'hiver entre amis : pour écouter quelque conteur (un seanchaí) ou simplement pour discuter entre amis (en anglais cabin hunting, en gaélique céilí ou, dans certaines régions, cuaird). Le village comptait parfois dans ses rangs quelques musiciens, et dans le cas contraire il était tout à fait possible de faire danser l'assemblée avec sa voix grâce au lilting (voir 'La voix'). Mais les plus grandes occasions résultaient toujours de la venue de quelque musicien itinérant ou d'un dancing-master (voir page 159), chaque famille se battant pour héberger l'hôte et organiser les festivités.

Longtemps, les pipers ou fiddlers itinérants se promenèrent de maison en maison (de pauvres petites cabins), cherchant quelque récompense chez les amateurs de musique, propriétaires ou fermiers. Ils disparurent progressivement entre le XVIIIe et le XXe siècle. Bien souvent, la musique ne pénétrait dans les foyers les plus modestes que par ce biais ; parfois, certains villages comptaient parmi leurs habitants une ou plusieurs familles entretenant une réputation musicale locale suffisante pour faire d'elles les premières invitées de tout événement social : naissance, mariage ou décès. Aujourd'hui encore, ces événements et bien d'autres sont l'occasion de réunions entre amis, le plus souvent en comité restreint comme pour goûter encore davantage le caractère intimiste de ces mélodies. S'il n'est donc pas rare aujourd'hui de voir des musiciens se réunir chez l'un d'entre eux pour le simple plaisir de partager une passion, il faut cependant admettre que la musique à la maison se résume actuellement le plus souvent à une radio ou à une chaîne stéréo.

Autre tradition courante jusqu'au début du XXe siècle, les rencontres de danseurs, généralement les plus jeunes, aux carrefours des petites routes de campagnes le dimanche (le crossroads dancing), lorsque le temps le permettait. Ces rendez-vous champêtres disparurent lorsque le clergé commença à y voir une occasion de débauche.

La première partie du XXe siècle vit ainsi cohabiter les soirées amicales, ces House Dances de moins en moins tolérées, et les soirées plus organisées, c'est-à-dire dans la plupart des cas un " céilí ". La fin du XIXe siècle avait vu l'apparition de Céilí Houses, simples salles de bal. La mode s'était vite répandue et chaque village s'était empressé d'organiser ses propres Céilí Dances. Une remarque, plus sociologique que musicale, s'impose ici sur l'origine de cette " re-création " due aux nationalistes du XIXe siècle et aujourd'hui omniprésente. Le mot céilí, emprunté au gaélique écossais, signifie avant tout, et plus particulièrement dans les régions du nord de l'Irlande, une soirée entre voisins et amis ; il correspond à ce que l'on appelait autrefois en France une 'veillée'. La musique n'y était qu'un élément parmi d'autres, et c'est donc le caractère social de ces réunions qui importait, plus que la défense d'un patrimoine musical. C'est pourtant ce terme de céilí qui avait été choisi pour la première de ces soirées, organisées d'abord en Angleterre (et non en Irlande) par la Ligue Gaélique, pour le plus grand bonheur de tous les Irlandais déracinés ; la première eut lieu à Londres le 30 octobre 1897, au Bloomsbury Hall, près du British Museum. Les Céilí Bands, groupes de musiciens adaptant des airs de danses traditionnelles à une rythmique de type jazz, n'apparurent que plus tard pour accompagner les danseurs dans de telles occasions. Ils connurent leur moment de gloire à partir des années dix-neuf cent trente et provoquèrent un engouement certain pour la musique irlandaise, encourageant de nombreux irlandais à écouter et à acheter les disques produits aux Etats-Unis.

C'est alors qu'arrivèrent des mêmes Etats-Unis le Fox-Trot et le Quick-Step, et que se répandirent les dance-halls, les salles de bal. Elles devinrent rapidement contrôlées par le gouvernement grâce à l'instauration en 1935, et sous la pression de l'Eglise Catholique, du Dance Hall Act qui interdisait purement et simplement le House Dancing et le Crossroads Dancing, et obligeait toutes les salles de danse à posséder un permis. Interdisant du même coup toute rencontre musicale informelle entre amis, dans une ferme ou sur les routes de campagne, cette législation poussa certains musiciens, privés de leur scène naturelle, à abandonner la partie et à émigrer. Les Céilí Dances, désormais considérées comme la seule forme décente de danse populaire, profitèrent (avec les Céilí Bands) de ces nouvelles dispositions.

Cependant, on pourra encore rencontrer aujourd'hui dans les régions rurales de nombreuses soirées appelées (Farm)House Dancing, soirées hivernales le plus souvent organisées chez un bienveillant fermier, bien difficiles à trouver pour l'amateur de passage car uniquement fondées sur le " bouche-à-oreille ".

Il fallut, en fait, attendre le début des années dix-neuf cent soixante pour voir la musique traditionnelle pénétrer dans les pubs, lorsque les show-bands, groupes de variétés pop-rock se contentant de rejouer les tubes du moment, évincèrent à leur tour les Céilí Bands des salles de bal.

Troisième étape dans ce panorama des lieux de musique, le pub est devenu en quelques décennies un véritable lieu de transmission du savoir musical et de communion entre musiciens. Il est également, depuis quelques années, le lieu où la musique se fait produit touristique : les sessions, où les musiciens viennent par plaisir et non pour le gain, ne sont en réalité que de simples réunions de musiciens. Elles sont extrêmement simples à reconnaître : les instruments et les voix n'y sont pas amplifiés, et les musiciens (plus nombreux à mesure qu'approche l'heure de fermeture) ne se sentent nullement obligés de jouer, car une session n'est pas une représentation publique note 29. Il va sans dire que de telles conditions sont suffisamment faciles à reproduire pour que les tenanciers de pubs organisent en été des sessions où un noyau de quelques musiciens sera payé plusieurs fois par semaine, et autour duquel viendront se greffer leurs amis au gré de leurs disponibilités, sans autre rémunération que quelques pintes offertes par le pub. On pourra, au passage, remarquer que le terme session n'était pas au départ réservé à la musique et que son évolution en Irlande n'est pas sans rappeler celui du terme party en anglais : appliqué à toute réunion de personnes, il y eut d'abord des talking sessions (simples réunions informelles pour bavarder) et, depuis le début des années dix-neuf cent soixante, des musical sessions. Notons enfin qu'elles sont parfois appelées seisúin par les dublinois depuis quelques années, ce néologisme anglo-gaélique leur conférant sans doute une ruralité idéalisante.

Les sessions d'été telles que nous les avons décrites peuvent parfois être aussi intéressantes que celles, plus informelles, où les musiciens de plusieurs villages s'invitent à tour de rôle dans un pub pendant les longues soirées d'hiver. Si la session idéale n'existe pas, il sera cependant fort agréable de ne pas voir un fiddle ou un uilleann pipes lutter seul contre une armée d'accordéons, beaucoup plus bruyants. On espérera également entendre quelques flûtes, tout en souhaitant que les joueurs de 'cuillères' (les spoons) et 'd'os' (les bones) sauront être discrets, ainsi que le joueur de bodhrán. On attendra confiant l'intervention d'un chanteur de sean-nós en gaélique, pourvu que les clients soient à leur tour silencieux, tout en sachant que l'on aura plus de chances d'entendre une ballade en anglais. On s'interrogera sur la différence entre les banjos, mandolines, bouzoukis, cistres, etc. Quant à la harpe, mieux vaudra ne pas y compter : l'atmosphère agitée et surchauffée des pubs ne convient guère à la délicatesse de ses cordes, et c'est parfois bien dommage.

D'hiver ou d'été, une session reste un moment privilégié de la vie d'un hameau, d'un village ou de toute communauté. Le spectateur extérieur peu familiarisé n'y verra la plupart du temps qu'une suite de rythmes binaires ou ternaires peu variés et joués de manière aléatoire. Rien n'est pourtant le fait du hasard car les musiciens savent y respecter quelques simples règles de savoir-vivre, ce qu'il est convenu d'appeler " the session etiquette ". Il ne saurait être question, sauf exception très rare, qu'un seul musicien régente toute l'organisation de la soirée ; au contraire, chaque musicien pourra à son tour proposer un air de son choix, soit de sa propre initiative, soit à l'invitation d'une personne plus âgée ou plus respectée. Il saura faire court si les autres musiciens ne connaissent pas cet air et se fera un plaisir de le leur apprendre : regardez avec quelle délectation chacun proposera, suivant l'humeur, un air connu pour que tout le monde participe, même les plus jeunes, ou une mélodie rare qui fera le bonheur des plus anciens. Ecoutez-les discuter de l'origine supposée de cet air, que l'un d'entre eux tient peut-être d'un ami du grand-oncle ; sentez-les hésiter lorsque, après avoir joué un air, ils attendent que le meneur reparte sur le suivant sans interruption ; épiez ces échanges de coups d'oeil entre musiciens... Il n'y a donc pas, à proprement parler, d'improvisation. Même la structure d'un air, si elle n'est pas déjà évidente, pourra se contenter d'un rapide accord entre musiciens sur le nombre de répétitions de chaque partie note 30.

Si les retombées en termes de ventes discographiques sont absolument nulles, elles sont en revanche plus intéressantes pour l'économie locale. Comme nous l'avons déjà expliqué, une bonne session comporte au moins trois ou quatre musiciens acoustiques ; de telles conditions n'étant pas particulièrement difficiles à reproduire, les publicans ne s'en privent pas. Il suffira de se promener en début de soirée dans une petite ville touristique durant l'été pour saisir l'importance que revêtent ces sessions pour les touristes. Bien qu'organisées, celles-ci peuvent se révéler aussi bonnes que celles, plus improvisées, se déroulant l'hiver, pour autant que l'on ne cherche pas délibérément à piéger le touriste comme cela devient de plus en plus courant autour de temples du tourisme, tel Killarney.

L'habitude de se réunir dans les pubs est donc bien ancrée chez les musiciens irlandais aujourd'hui, mais le phénomène touristique n'est sans doute pas l'élément principal : on pourra rencontrer dans ces sessions des musiciens professionnels réputés dont la venue tient, comme nous l'avons dit, à cette nouvelle fonction de transmission du savoir musical, ainsi résumé par un musicien anonyme :

Un 'professeur' me dit de jouer avec plus d'énergie, un autre me suggère une façon de jouer les répétitions, un autre encore déplore la disparition de l'ancien style, et me donne quelques indications pour jouer de cette façon. En conséquence, je n'ai jamais eu de professeur au sens strict du terme mais, en revanche, je bénéficie des conseils de plusieurs professeurs traditionnels. note 31
On assiste, depuis quelques années, au développement d'une quatrième catégorie de lieux de musique, que nous nommerons " lieux de médiation ", avec l'arrivée sur les chaînes irlandaises de radio et de télévision de certaines émissions entièrement consacrées à la musique traditionnelle irlandaise. C'est sans doute à Ciarán MacMathúna et Séamus Ennis que revient le mérite d'avoir pris l'initiative dans le domaine radiophonique. Ici encore, il nous faudra admettre que l'exemple venait des Etats-Unis, à l'image de Jean Ritchie, célèbre musicienne et ethnologue américaine qui vint dans les années dix-neuf cent cinquante enregistrer de nombreux chanteurs ou musiciens renommés, de Sarah Makem à... Séamus Ennis lui-même. La confusion règne malheureusement de plus en plus sur les ondes des grandes stations irlandaises entre une musique " irlandaise " et une musique " en irlandais ", le plus souvent mâtinée de country & western d'un goût douteux. Cette confusion est telle que sera considérée comme 'Irish song' toute chanson, en gaélique ou non, parlant de l'Irlande ; citons entre autres " When Irish Eyes are Smiling ", " Mother Machree ", " If you're Irish ", etc.

Nous n'oublierons pas non plus dans cette quatrième catégorie un développement récent dû à ce nouveau caractère " institutionnalisé " de la musique : le magasin de disques. Il faudra bien sûr distinguer la petite boutique indépendante et spécialisée d'une part, et le représentant local d'une grande chaîne internationale de l'autre. Le premier saura sans doute bien mieux vous conseiller que le second, bien qu'il ne faille pas sous-estimer la capacité des multinationales à s'adapter au marché, car c'est bien de cela qu'il s'agit. Il faudra également comprendre que les chaînes de magasins (telles que celles installées sur Grafton Street, à Dublin) disposent généralement de leur propre maison de disques, et sont donc autant le reflet que les responsables (dans tous les sens du terme) du développement de ce marché.

S'il convenait d'examiner ici l'ensemble des lieux où vit la musique traditionnelle en Irlande, nul ne manquera de remarquer son absence dans certains environnements bien particuliers : stations-service, supermarchés, aéroports, gares... Une raison simple peut être avancée : de tels univers sont des lieux dénués de toute vie ou, pour mieux dire, ce sont des zones où les échanges et les relations humaines n'existent pas car telle n'est pas leur fonction. Il conviendrait d'ailleurs de parler, sur un plan social, de véritables " non-lieux ". Les musiques traditionnelles ne peuvent donc y trouver un terrain propice à leur bon développement car, comme nous l'avons vu, elles ne peuvent s'épanouir que dans les relations humaines et les rencontres, c'est-à-dire dans un contexte vivant et pourvu d'un réel sens social : le rite musical apparaît donc comme un rite de rencontre nécessitant des espaces adéquats. Pourtant, nul ne saurait nier que ces espaces tendent à disparaître, en particulier en raison du développement des médias, et que les temps de rencontre tendent parallèlement à se faire rares note 32.

Ainsi, le développement des médias, symbole de communication passant outre l'occupation de l'espace et la présence physique, tend à faire diminuer les moments de rencontre ainsi que les espaces leur étant réservés. Ce rite de la rencontre apparaît donc comme l'une des fonctions essentielles des musiques traditionnelles, liant en une unité indivisible le temps et l'espace dans le cadre des activités sociales et artistiques les plus unificatrices auxquelles l'homme puisse s'adonner, la musique et la danse.

Une plus forte divergence entre les musiques traditionnelles et leurs lieux de vie ou de rencontre signerait vraisemblablement leur arrêt de mort, comme cela fut le cas au cours des dernières décennies, bon nombre de musiciens se voyant alors privés d'un espace d'expression satisfaisant.

- Les musiciens

Si l'idée d'atemporalité et d'omniprésence peut et doit s'appliquer à la tradition musicale, elle n'en passe pas moins nécessairement par l'interprétation d'une mélodie donnée par un musicien mortel sur son propre instrument. La tradition recréée se trouve alors effectivement ancrée dans une réalité concrète et unique. Plus poétiquement, Tomás Ó Canainn explique :

A chaque prestation, [le musicien] déplace le centre de gravité de la tradition vers lui et, aussi imperceptible que cela puisse paraître, établit une nouvelle hiérarchie des musiciens d'hier et d'aujourd'hui (...) L'idée même d'un style traditionnel dépend de cette considération pour le rôle du musicien traditionnel. note 33

Nous l'avons vu, un musicien traditionnel ne prendra effectivement aucun plaisir à jouer la même mélodie de la même façon deux fois de suite et c'est avec consternation que les plus connus d'entre eux découvrent que leurs styles sont copiés à partir des enregistrements commerciaux qu'ils ont publiés.

Cette fonction recréatrice nécessite donc de la part du musicien un véritable effort qui va bien au-delà de ce que l'on peut imaginer en l'entendant jouer, bien qu'il s'agisse à l'évidence d'une opération parfaitement inconsciente. Elle inclut cependant la mise en oeuvre et l'intégration des valeurs passées, ainsi que leur réactualisation permanente. Il s'agit donc véritablement de l'exercice d'équilibre qu'évoquait plus haut Tomás Ó Canainn, et qu'exprima également l'écrivain T.S. Eliot (voir page 310) dans son essai " La Tradition et le Talent Individuel ".

Aucun artiste ne peut hériter directement de la tradition. Il doit au contraire y accéder au prix de grands efforts ; le musicien, pour sa part, n'a pas d'autres possibilités que d'en hériter oralement, auprès d'un intermédiaire. Mais le rôle du musicien ne se limite pas seulement à l'effort fourni pour acquérir ce précieux savoir, car jouer un air de musique est à chaque prestation une re-création : re-création des ornementations, et peut-être re-création de la tradition elle-même (qui sait si ce musicien n'est pas influencé par un disque de musique américaine ou bulgare écouté la veille).

Très peu de musiciens ont laissé une trace tangible dans l'Histoire de la musique traditionnelle irlandaise, démontrant ainsi que chacun d'entre eux n'est qu'un maillon d'une longue chaîne ; pour un Turlough O'Carolan ou un Michael Coleman, combien d'illustres inconnus ? Il serait d'ailleurs faux de croire qu'un O'Rourke's Reel ou une Whelan's Jig tirent leur nom de leur compositeur ; dans la plupart des cas, et avec certaines exceptions notables plus récentes, il ne s'agira que de la personne l'ayant popularisé, et c'est déjà beaucoup !

L'un des éléments les plus fascinants, en ce qui concerne ces musiciens traditionnels irlandais, est l'étendue de leur répertoire : si sa transmission se fait essentiellement de manière orale, il ne faudra cependant pas négliger à partir du début du XXe siècle les nouveaux modes de transmission que sont l'enregistrement et les partitions note 34. Dans tous les cas, les musiciens traditionnels irlandais connaissent par coeur plusieurs centaines de mélodies, généralement sans se soucier le moins du monde de leur origine ou de leur titre (voir illustration N°26). Il suffira que l'un des musiciens de la session entame un air connu pour que les autres suivent. Et, comme nous l'avons vu dans la partie précédente, les musiciens sauront dans tous les cas faire participer les plus jeunes en proposant un grand classique ou fasciner les plus anciens en dénichant un air inconnu de tous. L'ampleur du répertoire est telle que toutes les tentatives effectuées jusqu'ici pour réunir l'ensemble des mélodies et airs irlandais dans un seul ouvrage se sont révélé infructueuses. Seules les Irish Traditional Music Archives s'approchent chaque jour du but inaccessible en offrant aux visiteurs de son centre un service informatique regroupant un très grand nombre de mélodies et d'airs, proposés dans plusieurs versions.

L'histoire du musicien irlandais professionnel (la seule catégorie pour laquelle nous ayons des sources relativement constantes) peut ainsi se voir résumer en trois ou quatre étapes. Comme nous l'avons vu dans notre première partie, les premières références à la musique dans les cycles mythologiques placent le musicien au rang des membres les plus nobles de la cour ; cet état de fait perdura sans doute au-delà du XVIe siècle, époque à laquelle l'ancien " Ordre Gaélique " commença à décliner de façon définitive. Peu à peu, la fonction musicale s'était transformée en profession itinérante, les musiciens étant accueillis par les propriétaires terriens ou par les villageois. Beaucoup parmi eux émigrèrent, bien que les raisons fussent dans ce cas uniquement économiques.

Musicien de cour, pourchassé sous le règne Tudor, déconsidéré, relégué au rang de personnage itinérant dans bien des cas, il aurait donc dû disparaître si l'Histoire ne l'avait pas transformé en artiste de scène ou en musicien de pub. Car il faudra bien dissocier dans l'Irlande contemporaine ces deux catégories. Une constellation de musiciens amateurs d'une part, jouant parfois uniquement entre amis, mais le plus souvent en sessions (et trouvant parfois dans ces sessions une source de gain non négligeable, voir pages 388-89). D'autre part un monde professionnel et organisé, éminemment symbolisé par les Chieftains, ayant à faire face au même public et aux mêmes exigences que U2 ou les Cranberries, et exerçant en fait le même métier. Il serait en effet bien difficile pour quiconque de trouver la moindre différence entre la vie d'un groupe de rock en tournée, et celle d'un groupe de musique irlandaise sillonnant le monde des festivals. Soumis aux mêmes exigences professionnelles, ces groupes de musique traditionnelle appartiennent presque davantage au monde du spectacle, qu'ils côtoient durant de longues tournées, qu'à leur univers d'origine.

Une autre révolution doit également être mentionnée ici et concerne le musicien irlandais considéré comme l'essence même de la musique traditionnelle irlandaise. De manière assez paradoxale, à l'heure où l'individu prend le pas sur la musique qu'il compose (que l'on qualifiera volontiers de néo-traditionnelle) car elle lui appartient, les nouvelles tendances du XXe siècle ont renversé les habitudes antérieures, favorisant le développement du groupe au détriment des musiciens solistes. Ceci est en grande partie dû à l'influence des musiques les plus populaires aux Etats-Unis au XXe siècle, le jazz tout d'abord, puis le rock.

La première apparition d'un groupe en musique traditionnelle irlandaise date de l'invention du Céilí Band, dont nous avons parlé, et qui apportait aux airs de danses traditionnelles une rythmique influencée par le jazz du début du siècle. Après deux décennies de gloire, avant la seconde guerre mondiale, ils cédèrent leur place dans les dance-halls aux show-bands de l'époque. La seconde vague intervint à la fin des années cinquante par l'intermédiaire des Etats-Unis et du succès phénoménal des Clancy Brothers, Irlandais émigrés chantant et jouant en groupe des ballads irlandaises.

Puis vinrent les années soixante et le groupe 'expérimental' de Seán Ó Riada, Ceoltóirí Chualann, qui devint par la suite les Chieftains. La musique, essentiellement instrumentale, était cette fois jouée avec des arrangements très travaillés, et non plus à l'unisson comme le faisaient déjà les groupes existant auparavant. Puis vinrent les MacPeakes de Belfast, Na Fílí de Cork, tandis que les Dubliners et les Wolfe Tones perpétuaient la tradition des ballads.

Une première influence de la vague pop-rock se fit sentir en 1966 avec Sweeney's Men, premier groupe folk électrique irlandais, avec " Old Maid in the Garrett ", un 45t qui monta à la deuxième place des ventes en Irlande. On retrouva un membre de ce groupe (Andy Irvine) dans les légendaires Planxty en 1973 qui, entre autres, permit à la musique traditionnelle irlandaise de négocier un virage capital dans son Histoire :

L'arrivée de groupes tels que les Chieftains, Planxty ou the Bothy Band ouvrit la musique à un public encore plus jeune. (...) C'est grâce à cela qu'un musicien comme Micho Russell peut aujourd'hui se produire seul sur une scène en Allemagne et recueillir des tonnerres d'applaudissement pour son style pur et unique au tin whistle. note 35
La formule du groupe de musique traditionnelle irlandaise paraissait déjà bien établie à cette époque, et les deux univers, traditionnel et rock, se rapprochèrent encore davantage avec l'arrivée de Clannad en 1973 qui, bien que considéré comme traditionnel à ses débuts, à depuis évolué vers des tendances beaucoup plus pop-rock. C'est également la même année qu'apparut à Galway le groupe De Dannan, bientôt suivi par d'innombrables autres tels que Sixteen Ninety-One (1974) The Bothy Band (1975/1978), Moving Hearts (1981-1985 principalement). La plupart des jeunes auditeurs découvrant la musique irlandaise à travers ces formations étaient immédiatement frappés par la nouvelle et puissante énergie qui s'en dégageait, et faisait sortir la musique traditionnelle de son cadre rural et social d'origine.

Si les faits cités plus haut témoignent de l'apparition d'une nouvelle forme de musique traditionnelle irlandaise, plus arrangée et moins " à l'unisson ", ces formations consacraient le groupe comme élément durable de la vie musicale traditionnelle en Irlande, à tel point que l'on entend aujourd'hui couramment dire de tel musicien qu'il est " ex-De Dannan " ou " ex-Bothy Band ".

- Les auditeurs

L'évolution de la musique au XXe siècle a généralement conduit à considérer qu'il existe une barrière totalement infranchissable entre le public et les musiciens. Nous avons, dans la partie précédente, défini le terme de session. Il reste cependant à ajouter aux éléments déjà cités l'un des aspects essentiels de l'insertion exemplaire de ce fait musical dans la société irlandaise. Une session, au sens où l'entendent encore la plupart des Irlandais, ne saurait comporter de barrière entre le public et les musiciens car, comme nous l'avons vu dans notre partie précédente, elle n'est pas une représentation publique ; la société irlandaise restée plus traditionnelle que celles des autres pays européens devrait donc, en théorie, comporter moins de spectateurs que d'acteurs.

Reconnaissons pourtant que la majorité de la population irlandaise n'est pas musicienne au sens strict du terme ; le succès de cette renaissance de la musique traditionnelle irlandaise tient donc essentiellement au fait que les gens commencèrent à l'écouter d'une oreille nouvelle. On pourrait de ce fait considérer que ce ne sont pas tant les musiciens que les auditeurs qui se passent le relais. C'est cette idée qui fut mise en avant par les auteurs d'une étude réalisée en 1994 par le Arts Council :

Le concept de participation et d'accès est un point essentiel de la sociologie des arts, qui considère en premier lieu la nature sociale des arts, dans leur production, leur distribution et leur réception. (...) Dans cette optique, le spectateur, le lecteur ou le public est activement impliqué dans l'élaboration de l'oeuvre d'art, et sans acte de réception ou de consommation, le produit culturel est incomplet. note 36
D'autre part, ces deux mondes n'étant en aucun cas hermétiques, une session est, en définitive, un moment où chacun est appelé à participer en chantant, en jouant, en appréciant, voire en encourageant le chanteur ou le musicien. Signalons, entre autres, l'habitude consistant à " offrir " une chanson à un ami en lui tenant la main pendant qu'il vous encourage à chanter par quelques interjections telles que " Good Man " ou " Ó Thuaidh " (littéralement " Vers le Nord ", cette expression étant particulière au Kerry ; voir illustration N°27).

En définitive, quiconque cherchera à savoir qui, du public ou du musicien oriente le choix, est condamné à errer indéfiniment sur un cercle vicieux car nul ne sait où se situe la frontière entre ces deux groupes ; l'un n'existe pas sans l'autre. Toute personne à qui l'on demandera de chanter lors d'une session ne saurait refuser plus de dix secondes (pour la forme) sans risquer de se placer elle-même à l'écart du groupe social auquel elle appartient. Le fait musical est, bien sûr et entre autres, l'une des façons de former et de structurer une société humaine.

Ce que nous avons déjà dit plus haut concernant la session pourra s'appliquer ici, mais une autre habitude devra également être relevée : il fut une période où les " nouveaux musiciens ", ceux du renouveau des années dix-neuf cent soixante-dix, passaient des heures à enregistrer sur de petits magnétophones des sessions qu'ils réécoutaient tranquillement chez eux ; et tous n'étaient pas des touristes français ou allemands, loin s'en faut. Cela pose tout d'abord le problème de la personnalisation du morceau entendu : tout musicien sait (consciemment ou non) que l'on doit adapter la musique à son style, son caractère, sa personnalité et son instrument. Beaucoup de ces " collecteurs amateurs " ignorent ce fait et, s'ils pensent jouer de la musique traditionnelle, ils ne jouent en aucun cas traditionnellement. Cette attitude revient également au problème du " savoir-vivre " en session : au même titre que les musiciens, le public est inséré dans un groupe social qu'il doit respecter. Il n'est en rien défendu de trahir son enthousiasme par quelques cris appropriés et opportuns : à la fin d'une suite de mélodies, au passage d'une mélodie à une autre, lorsqu'une ornementation est particulièrement réussie ; on pourra même applaudir, bien que cela implique une distanciation entre le public et les musiciens qui fausse la relation et n'est pas propre à la musique traditionnelle. Il sera en revanche malvenu d'enregistrer des musiciens sans leur demander auparavant la permission, bien que les meilleurs enregistrements de sessions aient été réalisés incognito. Toutes ces règles, tacites et invisibles pour le profane, sous-tendent non seulement la soirée en cours mais également l'ensemble des sessions du pub concerné. Chacun d'entre eux aura ses particularités qu'il faudra découvrir pour mieux comprendre le milieu dans lequel on vit. Cela peut prendre du temps.

Un événement récent semble susciter une évolution du public irlandais : l'introduction quasi générale de la télévision dans les foyers d'Irlande et dans les pubs, depuis le 31 décembre 1961, a été fatale aux conteurs traditionnels (les seanchaithe) et a certainement nui aux musiciens. De l'avis général, l'auditeur irlandais est devenu aussi inactif qu'impatient, et n'apprécie plus autant que son homologue d'il y a un siècle les longues mélodies propres au sean-nós singing.

Tel est, pour une part, le résultat de la saturation de musique à laquelle sont soumis les habitants des régions les plus touristiques (Kerry, Cork, West-Clare, Connemara, Donegal) ou, dans certains cas, la conséquence d'un mode de vie plus urbanisé (Dublin, Cork, Limerick, Galway). Il n'est pas rare, à certaines occasions, de voir une partie du public présent dans un pub regarder la télévision entre amis plutôt que de participer contre son gré à un semblant de fête dont il sait pertinemment qu'elle est essentiellement destinée aux touristes de passage.

En définitive, une session apparaît donc comme un moment privilégié d'une communauté où toute personne se doit de participer car la musique n'est ici encore qu'un facteur de formation du groupe social. Par conséquent, si la tradition musicale irlandaise évolue, c'est essentiellement parce que l'auditoire évolue, ce dont nul ne saurait douter. Nombreux sont aujourd'hui les musiciens regrettant cet effet décourageant et pervers de la télévision qui semble porter l'auditoire à se laisser divertir par les musiciens présents sans se sentir le moins du monde l'envie de participer, un tel état de fait se trouvant concrétisé par les applaudissements, symboles ultimes de la distanciation entre acteurs et spectateurs.

- Les danseurs

En marge d'une expression musicale débarrassée de sa finalité sociale pour beaucoup, raison d'être de la musique traditionnelle pour les autres, la danse demeure l'une des activités favorites des Irlandais ruraux durant les longues soirées d'hiver. Bénéficiant encore d'une grande popularité, les danses traditionnelles sont le plus souvent enseignées dans des clubs animés par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann, dont nous avons déjà parlé. Un pub, ou la maison d'amis bienveillants, servira souvent de refuge à ces danseurs que l'on retrouvera également dans de simples soirées dansantes entre amis, où seules les danses traditionnelles sont pratiquées.

Comme nous l'avons vu (voir page 230), les danses irlandaises considérées au XIXe siècle comme totalement innocentes, furent sévèrement contrôlées à partir de 1935 et de l'introduction du Dance Hall Act sous la pression du clergé. On ne manquera donc pas de s'étonner aujourd'hui en constatant avec certains auteurs que, par une jolie pirouette de l'Histoire,

La danse irlandaise aujourd'hui, du moins celle enseignée dans les écoles, en est venue à symboliser un idéal clérical de la pureté catholique, face aux excès du Swing, du Twist ou du Pogo, ou tout autre manifestation de la culture commerciale à la mode : à tel point que l'on offre aujourd'hui aux fidèles le spectacle de jeunes groupes costumés dansant dans les allées des églises note 37.
De la même manière que nous avons pu distinguer dans notre première partie deux types de danses dans l'Irlande du XXe siècle, il nous faudra également dissocier deux types de danseurs bien distincts. La première catégorie, la plus nombreuse, est formée par l'ensemble des amateurs recherchant simplement dans les soirées de danses en groupes un divertissement et une occasion de lier connaissance : cette catégorie est en forte augmentation depuis la fin des années quatre-vingt, sans doute grâce au travail de fond effectué depuis des décennies par le Comhaltas Ceoltóirí Éireann (voir pages 273-277). La seconde catégorie, beaucoup plus restreinte, ne comprend que les danseurs de concours. On remarquera que la majorité de ces danseurs de concours sont en réalité des danseuses, ce qui constitue une autre pirouette de l'Histoire : en effet, les danses de solistes (les seules qui fassent l'objet de concours) furent longtemps un passe-temps essentiellement masculin, sans doute en raison du caractère itinérant de la profession de maître à danser.

Si l'on peut globalement considérer que les musiciens ne sont plus " en voie de disparition ", il n'en va pas encore de même pour les danseurs. Malgré les efforts du Comhaltas Ceoltóirí Éireann, de ses professeurs et de leurs cours du soir répandus dans la plupart des villages, le danseur traditionnel (c'est-à-dire dansant pour son propre plaisir, entre amis et sur des musiques irlandaises) se fait rare, bien que l'on puisse observer un certain regain d'intérêt depuis le début des années quatre-vingt-dix. Deux écoles s'affrontent donc assez nettement sur ce sujet : faut-il laisser la tradition opérer de manière naturelle et faire confiance au jugement des Irlandais ou, au contraire, relancer des activités de danse au travers de concours artificiels ? Un seul phénomène semble avéré : la musique a survécu malgré la disparition de sa fonction initiale, abandonnant les danseurs sur le bord de la route.

- Les techniciens

Bien que l'influence des techniciens sur l'évolution de la musique traditionnelle irlandaise ne puisse être considérée comme primordiale, elle n'en reste pas moins l'un des principaux facteurs de développement des trente dernières années.

Le premier studio d'enregistrement de Dublin ne fut ouvert qu'en 1937, soit extrêmement tard au regard des avancées technologiques de l'époque. Jusqu'à cette date, tous les musiciens résidant en Irlande allaient enregistrer à Londres ; bien entendu, ceux résidant aux Etats-Unis disposaient de très nombreux studios d'enregistrement et étaient fort sollicités par les compagnies de disques.

Le studio d'enregistrement marque la fin de ce que l'on pourrait appeler " l'ère acoustique ", et sonne les grands débuts d'une nouvelle époque musicale, celle du micro, de la sonorisation, de 'l'orchestrateur' et du mixage.

Les studios irlandais furent longtemps en deçà de la qualité des groupes irlandais ; les meilleurs d'entre eux ont maintenant acquis une solide réputation internationale, et l'on ne pourra s'empêcher de songer aux célèbres Windmill Lane Studios, situés dans Temple Bar au centre de Dublin. Généralement spécialisés dans le rock (avec à leur actif de nombreux albums de U2 et une multitude d'autres grands noms), ils font également les délices des musiciens " traditionnels-progressistes " dans la lignée de Moving Hearts et de l'incontournable Donal Lunny. L'augmentation du nombre de studios, ici comme ailleurs, va de pair avec la démocratisation du matériel, permettant à un nombre toujours croissant de musiciens de s'offrir des " maquettes " dignes de ce nom. Il y aurait une centaine de locaux d'enregistrement en Irlande, sans compter les studios non-commerciaux (chez les particuliers ou intégrés aux entreprises) ainsi que les studios de Radió Téléfis Éireann et des autres radios. Enfin, l'un des studios ayant le plus la faveur des musiciens traditionnels aujourd'hui semble être le discret Súlan Studio, de Ballyvourney, comté de Cork.

Sur scène, le micro et la sonorisation rendirent possible des orchestrations totalement différentes, permettant de ce fait à la voix de se retrouver au même niveau sonore que tous les instruments placés derrière. On retrouva ces influences au sein de la musique irlandaise dès les années dix-neuf cent vingt avec l'arrivée des Céilí Bands. Sur disque, l'idée fut reprise dans un contexte de groupe dès le début des années soixante par Seán Ó Riada, que l'on peut considérer comme le premier véritable orchestrateur (ou 'arrangeur') pour musique traditionnelle irlandaise. Par la suite, il est notable que cette nouvelle façon d'enregistrer les musiciens sur disque eut une nouvelle répercussion sur leur façon de se produire sur scène : la fin de " l'ère acoustique " fut ici marquée par l'arrivée de ce qui est nommé 'retour (ou 'moniteur') de scène', simple enceinte acoustique posée près de chaque musicien et lui permettant d'entendre (tant bien que mal) ce que jouent les autres. La technique est à ce point poussée que tout concert d'un groupe traditionnel comme les Chieftains, De Dannan, Altan, etc., nécessite (comme tout concert de rock ou de pop) une double sonorisation : une amplification dite 'de façade' est dirigée par la table de mixage placée dans la salle et permet au public d'entendre les musiciens ; d'autre part, une seconde amplification totalement indépendante de la première est gérée par une table de mixage placée en coulisse, uniquement tournée vers les musiciens et infiniment plus complexe. En effet, si le son présenté au public se contente de mixer les instruments pour les rendre tous audibles, il n'est pas rare qu'un groupe, fût-il traditionnel, exige plusieurs mixages différents pour les retours de scène : ainsi le harpeur préférera-t-il se baser sur le fiddler, tandis que celui-ci se basera sur la voix ou sur le flûtiste note 38. Un groupe de cinq musiciens peut ainsi exiger cinq mixages différents dans ses moniteurs de scènes : à chacun son mixage personnalisé. Bien évidemment, les musiciens ignorent totalement ce qu'entend le public. On comprend ainsi l'importance des responsables techniques d'un concert, et de nouveau, la différence ténue entre les prestations des Chieftains et celles de Sinéad O'Connor note 39 


26 Ce chapitre sera fondé sur nos recherches antérieures partiellement publiées dans Erick FALC'HER-POYROUX & Alain MONNIER, La Musique Irlandaise, Spezet, Coop Breizh, 1995, 116 p.

27 René ALLEAU, " Tradition ", Encyclopedia Universalis, Paris, Encyclopedia Universalis France, 1992, Tome 22, p. 827b.

28 " The early recording companies - Victor, Edison and Columbia - had, from their beginnings issued material aimed at the Irish emigrant market, but this was usually performed by Irish imitators of the stage-Irish variety. But a change for the better came about in 1916 through the courage and determination of Cork-born emigrant Ellen O'Byrne who, with her husband, managed the O'Byrne-DeWitt Irish Grafonola and Victor Shop on New York's third avenue. Ellen's belief was that records of Irish music and song made by real Irish performers would sell, if they were made available. (...) These records were eagerly bought and were an immediate success. The Irish traditional music record industry was launched (...) ". Harry BRADSHAW, Michael Coleman 1891 - 1945, op. cit., 1991, pp. 47-48.

29 Cet élément pose actuellement de réels problèmes aux responsables des droits d'auteurs irlandais car il est pour l'instant hors de question de faire payer une taxe aux propriétaires des pubs si l'on considère que la musique jouée n'a pas véritablement d'auteur. Mais que faire si les musiciens se lancent naïvement dans une mélodie plus récente composée par un auteur connu ? L'année 1997 apportera sans doute de profondes modifications dans ce domaine des droits d'auteurs en Irlande.

30 Voir l'étude de S. Colin HAMILTON, The Session, a Socio-musical Phenomenon in Irish Music, unpublished MA Thesis, Belfast, Queen's University, 1977, 187 p.

31 " One 'teacher' tells me to play with more punch, another advises me on how to move through repeats, still another laments the passing of the old style, and gives me some pointers on how to play that way. As a result, I've never had a formal teacher, but instead, enjoy the guidance of a number of traditional teachers ". Chris CORRIGAN, discussion Internet de la liste IRTRAD-L@IRLEARN.UCD.IE, 'Thread' : " Re: Why do we play so many instruments ? ", 20 Décembre 1995.

32 Le lien avec l'espace ici évoqué ne saurait d'ailleurs être dissocié du rapport au temps, car on sait que le temps musical constitue l'une des ritualisations les plus patentes du temps humain et social : " Le rapport au temps est essentiel. Parce que la musique est un effort pour maîtriser le temps, procure une illusion de maîtrise du temps grâce aux effets conjugués du rythme, du mètre et du tempo ; des oppositions entre le silence et l'émission sonore ; des contrastes entre durées ", Denis-Constant MARTIN, " Quelle Méthodologie pour l'Analyse des Phénomènes Musicaux ", op. cit., 1993, p. 33. Dans cette perspective, la relation entre une musique et son espace privilégié, abandonnée par la plupart des musiques au XXe siècle, reste l'une des caractéristiques fondamentales de la musique traditionnelle, qui s'affirme comme lien essentiel entre ces deux dimensions humaines.

33 " With every performance, he [the musician] is, as it were, shifting the centre of gravity of the tradition towards himself, however minutely, and is re-establishing the hierarchy of musicians past and present (...), the very idea of a traditional style depends on such a view of the traditional performer's role ". Tomás O CANAINN, Traditional Music in Ireland, op. cit. p. 41.

34 Notons que si le collectage et la publication de partitions existent depuis longtemps, y compris en Irlande, il est généralement admis que Francis O'Neill fut le premier musicien traditionnel irlandais à obtenir un réel succès auprès de ses pairs, au début du XXe siècle (vide infra, Les Collecteurs).

35 " The arrival of groups such as the Chieftains and Planxty - later to have a more viable successor in the Bothy Band - opened the music to an even younger audience. (...) It is because of this that musicians like Micho Russell can now sit alone on a stage in Germany and receive tumultuous applause for playing his tin whistle in his own pure style ", Mícheál O SUAILLEABHAIN, cité par P.J. CURTIS, Notes from the Heart, op. cit., pp. 25-26.

36 " The concept of participation and access is a key concern in sociological literature on the arts, a sociology of the arts having as a primary focus the social nature of the arts, in their production, distribution and reception. (...) In such terms, the viewer, reader or audience is actively involved in the construction of the work of art, and without the act of reception or consumption, the cultural product is incomplete ". COLLECTIF, The Public and the Arts - A Survey in Behaviour and Attitudes in Ireland, Dublin, the Arts Council, University College Dublin, Graduate School of Business, Business Research Programme, 1994, p. xiv. Les enquêtes sur la musique étant très rares en Irlande, on pourra consulter celle-ci (ainsi que celle qui l'avait précédée : The ARTS COUNCIL, Audiences, Acquisitions & Amateurs - Participation in the Arts in Ireland, Dublin, 1983 [Etude de Lansdowne Market Research Ltd, Commentaires de Richard Sinnott & David Kavanagh], 43 p.) pour tout ce qui concerne, entre autres, la pratique musicale en Irlande.

37 "  Now Irish dancing, at least of the school variety, has come to embody a clerical ideal of catholic purity, a stance against the wilder excesses of the jitterbug, the Twist, the Pogo-dance, or whatever manifestation of commercial culture is in vogue at the time : so much so, that Mass-goers are now treated to the spectacle of costumed teams of youngsters jigging in the aisles ". Ciarán CARSON, Irish Traditional Music, Belfast, The Appletree Press, 1986, p. 45.

38 Il est d'ailleurs facile de repérer un concert dont les retours de scènes sont mal réglés : le (la) chanteur (-euse) appuie d'un doigt sur son oreille pour s'entendre chanter.

39 Malgré quelques progrès notables depuis les années soixante-dix, nous ne manquerons pas ici de remarquer que les techniciens européens ont généralement une estime bien moindre pour les musiques traditionnelles que pour les musiques qu'ils sont habitués à sonoriser, essentiellement le pop-rock. Cette attitude se retrouve même dans la grande majorité des festivals, où les groupes de musiques traditionnelles sont de plus en plus demandés.

 
 
 
 
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