Voix et langues en musique irlandaise

(c) Erick Falc'her-Poyroux 2008

(Revue Synergies Royaume-Uni et Irlande - mars 2008)

Après des décennies d'indifférence, voire de dérision, la musique irlandaise est devenue à la surprise générale l'un des fers de lance de l'identité irlandaise tout autant que de son économie depuis les années 1990 :

Music is one of this country’s greatest natural resources. South Africa has its diamonds, the Middle-East its oil, France its food - we have our music. (...) Irish bands, songwriters and artists have proven that they - that we - are very good at this thing. (Crumlish,1993: p.43)[1]

La voix, et plus particulièrement le chant a capella appelé sean-nós, est sans aucun doute la base de la musique irlandaise. Tomás Ó Canainn expliquait ainsi dès les années 1970 l'importance capitale de cette forme musicale dans la perception de la musique traditionnelle irlandaise aujourd'hui :

No aspect of Irish music can be fully understood without a deep appreciation of sean-nós (old style) singing. It is the key that opens every lock. Without a sound knowledge of the sean-nós and a feeling for it a performer has no hope of knowing what is authentic and what is not in playing and decorating an air. (Ó Canainn,1978: p.49)[2]

Nous tenterons donc dans cet article de préciser les différentes strates d'une composante emblématique de la culture irlandaise, notamment sur le plan de la diversité linguistique, afin d'en comprendre l'évolution et de saisir l'éclairage qu'un tel processus créatif peut apporter à la compréhension de la société irlandaise du XXIe siècle.

 

La musique traditionnelle irlandaise est basée d'une part sur la métrique de la poésie gaélique ancienne, et d'autre part sur les modes et tonalités des instruments utilisés. Les deux catégories bien distinctes que formaient durant l'antiquité les musiciens et les bardes[3] fusionnèrent peu à peu pour laisser place à une corporation de poètes, vraisemblablement influencés par la chanson courtoise provençale, importée par les Anglo-Normands dès la fin du XIIIe siècle.

A partir du XVIe siècle, et sur ce modèle d'origine francophone, se développe en Irlande une forme de chant d'amour populaire en gaélique, dont le lointain héritier est aujourd'hui appelé sean-nós, c'est à dire « ancien style »[4]. On retrouvera également en Basse Bretagne, autre région européenne celtophone, une forme de mélopée appelé gwerz, très proche du sean-nós gaélique ; semblable dans sa forme, la gwerz bretonne en diffère cependant sur le fond, et tend plus souvent à relater des événements historiques marquants, allant parfois jusqu'à servir de « journal parlé » dans un contexte où bien peu de gens savaient lire[5]. Cette similitude entre deux régions celtiques tendrait malgré tout à appuyer la thèse d'une influence provençale, par l'intermédiaire des anglo-normands et sur un substrat bardique en Irlande.

On sait, sans en connaître le texte exact, que la plus ancienne chanson irlandaise citée dans un texte apparaît vers 1600 dans la pièce de Shakespeare « Henri V » (acte 4, s. 5) sous la forme « Callino, castore me ! ». Cette réplique, ironique dans son contexte, tire son origine du gaélique Cailín ó chois tSiúre mé (« je suis une fille des rives de la Suir ») et tend à indiquer que la langue gaélique, quoique sous une forme anglicisée et incompréhensible, s'exportait fort bien à travers sa musique dans toutes les Îles Britanniques dès cette époque.

 

 

Le terme de sean-nós n'apparu cependant en Irlande qu'en 1904 à l'occasion des compétitions de chant organisées par la Ligue Gaélique lors de son festival appelé Oireachtas. Comme pour toutes les activités de cette association, l'expression « chant dans l'ancien style » fut simplement traduite en gaélique et devint amhrán ar an sean-nós. Il s'agit donc d'une définition émanant des anglophones, et non appropriée puisque la tradition ne s'est jamais interrompue.

On trouvera les premières traces de ce type de chant dans les collectages de E. Bunting, George Petrie et P.W. Joyce aux XVIIIe et XIXe siècles, mais les transcriptions réalisées ne représentent malheureusement que la base des mélodies d'origine sans tenir compte des ornementations essentielles à son caractère.

Malgré cela, aucune référence à cette expression culturelle irlandaise ne figure dans les principaux ouvrages de recherche rédigés par W.H. Grattan Flood (A History of Irish Music, 1ère éd. 1904, révisé jusqu’en 1927) ou de Francis O’Neill (Irish Minstrels and Musicians, 1913). Le fait est étrange lorsqu'on sait à quel point les auteurs du XIXe siècle s’évertuèrent à retrouver, voire à ré-inventer, la pureté originelle de la musique irlandaise dans un contexte de nationalisme culturel exacerbé. Il fallut attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que soit clairement exposée son origine anglo-normande.

A ce titre, la langue irlandaise constitua peut-être une barrière infranchissable pour certains, mais c'est sans doute le caractère musical hermétique du chant qui en rebuta beaucoup : le sean-nós est en effet très éloigné de l'expression sentimentale du XIXe et du début du XXe siècle, davantage portée vers les voix de ténors :

Our country musicians are possessed of the talent of music and have in their mind the idea of the beautiful in it, but they cannot reproduce them, for they lack the technical means of doing so (applause). Were they reasonably educated they would produce a race of musicians worthy of our history (...) Their ear being totally untrained, they involuntarily [produce] a music not in any one scale, but in an infinity of scales of impossible construction (laughter and applause). (in Brennan, 1999 : p.38)[6]

Sur la forme, le sean-nós est en apparence d'une simplicité absolue : une voix non travaillée, aucun accompagnement, pas de vibrato, pas de rythme fixe, pas d'émotion apparente hormis dans les ornementations, une mélodie très fluctuante et aucun d'effet de dynamique sur la voix. Ajoutons à cela une expression parfois nasalisée, une accentuation des consonnes l, m, n, r pour rythmer la mélodie, et un dernier vers le plus souvent parlé, et non chanté.

La principale caractéristique du sean-nós est cependant son caractère hautement ornementée, ou « mélismatique » : une syllabe peut correspondre à plusieurs notes chantées et les musicologues nomment cette suite de notes un mélisme, du grec melisga, « mélodie ». Par conséquent, certains musiciens considèrent non sans une certaine logique que les ornementations ne sont possibles que dans un contexte d'une interprétation en solo, d'où l’affirmation selon laquelle la musique traditionnelle irlandaise est une musique de solistes, incompatible avec la notion de groupe.

Ce type de chant mélismatique n'est certes pas unique à l'Irlande ; en revanche, cette identité fortement marquée par une caractéristique individualisée est moins commune ; à titre de comparaison, la Basse-Bretagne trouve son expression populaire la plus courante lors des festoù noz (« fêtes de nuit », sing. fest noz) dans les « musiques de couple » jouées ou chantées par deux personnes : le « couple de sonneur » sera formé d'un joueur de bombarde et d'un joueur de biniou, tandis que le couple de chanteurs interprétera un chant à répons en tuilage appelé kan ha diskan.

 

Difficile à rencontrer pour le touriste de passage (irlandais ou non), le sean-nós est également difficile à appréhender dans toute sa pureté par le non-initié :

Sean-nós singing has the subtlety of a real art and does not easily reveal its secrets to the casual listener: for the secrets are all of small dimension, whether they be concerned with variation, ornamentation of stylistic devices. The performer is only partly aware of them himself and is not at pains to make them obvious to the uninitiated listener. He has a kind of detachment which invites the listener to pay no attention to the performer who is, after all, only the medium by which the message is conveyed, but rather seems to ask him to concentrate his attention on what is being said and on the manner of its saying. (Ó Canainn,1978: p.75)[7]

Les trois régions où le sean-nós est le plus pratiqué correspondent assez simplement aux Gaeltachtaí (sing. Gaeltacht), les régions gaélophones soutenues économiquement par les politiques gouvernementales depuis leurs créations sous tutelle ministérielle en 1956 : ces régions historiquement considérées comme les plus pauvres de la République d'Irlande comprennent pour l'essentiel une partie des comtés du Kerry et de Cork dans le Munster (au Sud-Ouest), les côtes des comtés de Galway et de Mayo dans le Connaught (à l'Ouest), ainsi qu'une grande partie du Comté du Donegal en Ulster (au Nord). Le sean-nós est également pratiqué de nos jours dans certaines zones anglophones, mais beaucoup moins couramment et dans un style résultant du mélange des styles régionaux existants en gaélique : les accents régionaux propres à la langue laissent alors la place au gaélique appris à l'école ou l'université, appelé Gaeilge Baile Átha Cliath, le « Gaélique de Dublin ».

Bien que son contexte favori soit le coin d'une cheminée ou, plus récemment un pub, il semble établi que les compétitions ont eu un effet particulièrement bénéfique sur le sean-nós depuis le début du XXe siècle, sauvegardant une grande partie du répertoire ainsi que les différents styles régionaux. Mais la tendance actuelle est malgré tout à l'établissement de certaines normes aux dépens des styles régionaux et des styles individuels, très importants dans ce contexte. Par exemple, le tempo est le plus souvent extrêmement lent pour faciliter la production d'un maximum d'ornementations propres à impressionner le jury, comme cela s'est également produit pour la musique ou pour la danse. A l'inverse, les gwerzioù de Basse Bretagne n'ont pas bénéficié de l'influence bénéfique des concours et semblent disparaître plus rapidement que le sean-nós[8].

 

 

Dans ce vaste corps de la musique chantée en gaélique, on distinguera à présent une série de thèmes : chants religieux, chants de travail ou d'activité, chants à danser, chants patriotiques et chants d'amour.

Il est communément admis que, en Irlande comme ailleurs, les chants religieux sont les plus anciens ; ils sont malgré cela relativement rares, pour des raisons évidentes liées à la répression du catholicisme. Les chants funèbres (caoineadhnte, d’où l’anglais keen), en gaélique pour la plupart, étaient sans doute nombreux jusqu'au XIXe siècle mais furent interdits par le clergé catholique ; il en subsistent dans les régions gaélophones, mais sont très peu chantés hors contexte, et les chanteurs et chanteuses potentiels sont généralement peu enclins à se laisser enregistrer.

Signalons également, au XXe siècle, l’influence du Concile Vatican II, qui autorisa à partir de 1964 l’utilisation de toute langue vernaculaire pour la messe parlée et chantée[9]. C’est à partir de cette date qu’apparurent des messes chantées en gaélique : le musicien et universitaire Seán Ó Riada saisit cette occasion pour mêler le sean-nós et le plain-chant dans le but de réhabituer les oreilles irlandaises à un langage musical propre au pays. Sa messe choisie par le clergé catholique pour la liturgie irlandaise n'a jamais été remplacée depuis. Il est cependant notoire qu’il n’existe pas de mélodie reconnue pour chanter le « Notre Père » ou le « Je vous Salue Marie » en gaélique.

Contrairement aux trésors légués par la tradition féminine écossaise (les waulking songs, chants de foulage du tweed), les exemples irlandais de chansons centrées sur les travaux quotidiens sont rares : pour les femmes (les chants de tissage ou de filage existaient mais semblent avoir disparu) comme pour les hommes (il n’existe à notre connaissance aucun chant de marins en gaélique[10]). On retrouvera cependant quelques chants liés à la garde des troupeaux qui, débarrassés des obligations rythmiques des chants de travail, présentent des mélodies beaucoup plus travaillées et ornementées, car plus lentes. Les chants de moisson ou de travaux des champs sont également rares, comme les chansons consacrées aux sports et à la chasse.

Enfin, les chants d’amour constituent bien entendu la majeure partie du corps chanté survivant au XXIe siècle. Ils sont également annonciateurs d'une évolution linguistique majeure en Irlande, car les compositions sont plus nombreuses en anglais dès les XVIIe et XVIIIe siècles. C'est également à cette époque que disparaissent les chants d'amour en gaélique, inspirés par l’amour courtois cher aux troubadours provençaux du haut Moyen Age. Cette catégorie connaîtra son apogée poétique dans les aislingí (ou « visions ») du XVIIIe siècle et perpétuera l’identification de l’Irlande à une femme dans l’imagerie irlandaise, de Cáitlín Ní hUallacháin à la tSeanbhean Bhocht en passant par Cáit Ní Dhuibhir, Síle Ní Gabhra et Róisín Dubh.

La disparition progressive des poètes, compositeurs des aislingí patriotiques en gaélique, explique peut-être la relative rareté de véritables chants en gaélique à caractère politique. Ce n’est que plus tard que des chansons de ce type commencent à circuler en Irlande, mais en anglais. Les nombreux soulèvements survenus en Irlande de 1798 à 1916 fournirent l'occasion aux poètes irlandais de composer de nouvelles chansons, le plus souvent sur des mélodies préexistantes.

Nombre de ces poètes étaient d’ailleurs également des musiciens itinérants, voire enseignants dans les hedge-schools. L’un des derniers d’entre eux, Antoine Ó Raifteirí (1784-1835), également chanteur et joueur de violon dans sa région natale du comté de Mayo, s’exprimait ainsi au début du XIXe siècle :

Mise Raifteirí, an file,

lán dóchais is grá

le súile gan solas, ciúineas gan crá,

ag dul síos ar m’aistear le solas mo chroí,

fann agus tuirseach go reireadh mo shlí;

tá mé anois lem aghaidh ar Bhalla

ag seinm cheoil do phócaí folamh’.

(in Kinsella & ó Tuama, 1981 : p.252) [11]

 

Ces lignes considérées par Seán Ó Tuama comme révélatrices d’une évolution vers un style plus populaire, nous indiquent par contrecoup que le fameux aisling (ou « vision ») des poètes en gaélique irlandais du dix-huitième siècle, plus hermétique, était lui aussi l’héritier d’une tradition très ancienne.

 

 

Le passage de la langue gaélique à la langue anglaise en Irlande connut une accélération très nette au XIXe siècle, et l'on ne peut ignorer dans ce contexte l’importance de ce qu’il est convenu d’appeler la Grande Famine. De nombreux chants en gaélique disparurent à cette époque où la langue se voyait rejetée pour des raisons économiques et sociales. Mais la révolution industrielle venue d'Angleterre à la fin du XIXe siècle fut peut-être encore plus néfaste que la famine, et le gaélique céda peu à peu la place à la langue administrativement et économiquement prépondérante, l'anglais.

Curieusement, il ne semble pas que les chansons qui existaient en gaélique aient été traduites en anglais durant le XIXe siècle, mais plus vraisemblablement qu’une nouvelle catégorie ait émergé, sur un ton parfois humoristique qui mélangeait les deux langues : le Irish macaronic verse. Le terme « macaronique », utilisés en Europe depuis le XVIe siècle, signifie à l’origine une poésie parodique mêlant une langue vernaculaire au latin et, par extension, à une langue plus internationale. Son étymologie incertaine semble remonter à l’italien macaroneo, « poème burlesque ».

Ce genre, d'abord littéraire, trouva sa place en Irlande grâce aux moines, puis dans la chanson grâce aux Hedge Schoolmasters qui, bien souvent, connaissait la langue latine (voire le grec) et le pratiquait soit pour l'enseignement, soit pour souligner une supériorité intellectuelle. La maîtrise de l'anglais en vint également à représenter un signe de pouvoir au XIXe siècle, qui représente la période la plus féconde en macaronic songs, d'ailleurs plus répandues dans le Munster que dans le reste de l’Irlande.

La partie en gaélique se contentait rarement de traduire le texte anglais, et l’intention était souvent de se moquer plus ou moins ouvertement des anglophones sous couvert de refrains fort agréables pour l’ensemble de l’auditoire. Les exemples de chansons mêlant les deux langues sont encore très courants, telle la chanson appelée A Stór Mo Chroí (« Trésor de mon Cœur »), dont seul le refrain est en gaélique. Mais dans le plus grand nombre de cas, les chansons restent simples et directes :

Yesterday morning, ar maidin inné

I spied a young damsel, is thug me dí spéis

D'fhiostruigh mé den bhruinneall, but she went away

Is d'fhág sí faoi bhrón mé, I'm sorry to say.

 

Is trua gan mé is í straight going away

Ar dtriall san loing adaidh over yon sea

Gan fios ag aonduine where we were going to stay

A Rí nár dheas an dóigh é should I live but one day.

(in Carson, 1997 : p.166) [12]

 

Essentiellement répandue dans les villes avant la Grande Famine, la langue anglaise gagna peu à peu les campagnes ; langue de pouvoir et langue universelle, elle n’a jamais été remplacée depuis.

Le type de chanson le plus communément associé à la langue anglaise aujourd'hui est bien entendu la ballad, chanson populaire relatant une histoire sur les thèmes classiques de l'amour, l'argent, l'émigration, mais également sur des thèmes plus politiques.

Le terme français de « ballade » sous-entend généralement une chanson calme, ce qui n'est pas le cas du terme ballad en anglais. Bien que décrivant à l'origine un chant à danser (du provençal ballada, chanson à danser - cf. l’espagnol bailar, l’anglais ball et le français bal), la ballad est aujourd'hui essentiellement un récit mis en musique :

The ballad as it exists is not a ballad save when it is in oral circulation (...). The ballad is a folk-song, and is subject to all the conditions of production and transformation peculiar to folk-song, though it is distinguishable in respect of content and purpose. Defined in the simplest terms, the ballad is a folk-song that tells a story.(...) What we have come to call a ballad is always a narrative, is always sung to a rounded melody and is always learned from the lips of others rather than by reading. (Gerould, 1957 : p.3)[13]

C'est un genre commun à toute l'Europe, qui se développa en Irlande à partir du XVIIe siècle avec l'arrivée des premiers colons Ecossais durant les Plantations. Bien peu de ballads de cette première phase sont cependant originaires d'Irlande, peut-être en raison de l'existence préalable des lais, ces chants (ou récitatifs) épiques datant du Moyen-Age, mais elles s'adaptèrent suffisamment pour que certaines survivent jusqu'au XXe siècle.

 

On établit une distinction entre cette catégorie initiale d'une part, et les street-ballads plus tardives, qui se développèrent surtout dans les zones urbaines, vendues sous forme de feuilles volantes à Dublin et à Cork à partir de la fin du XVIe siècle par des chanteurs ambulants dont c'était la profession. Les poètes de l'Ordre Gaélique, les "Hedge-school Masters" et les musiciens itinérants, traitèrent d'abord avec mépris cette forme « nouvelle », mais participèrent grandement à sa prolifération dans les décennies qui suivirent.

Le premier exemple commercial de feuilles volantes en Irlande, appelées broadsheet ballads (ou broadside ballads), du nom du format de papier sur lequel elles étaient imprimées, date de 1626. A partir de cette époque, des textes nouveaux furent composés, le plus souvent sur des mélodies connues, décrivant les réalités irlandaises du moment, racontant les joies et les peines des gens, les événements et les personnages marquants d'une époque, etc. Ces nouvelles compositions sont cependant si différentes du corpus irlandais antérieur que Donal O'Sullivan écrira à propos des différences linguistiques :

It is indeed, indicative of the profound effect of the change of language on the national character and psychology (O'Sullivan, 1969 : p.47) [14].

Ainsi, alors que les chants irlandais insistaient avant tout sur une réflexion à partir d'événements supposés connus, la langue anglaise s'attachait à décrire de façon plus chronologique et systématique un même fait divers.

 

Le terme de "ballad" revêt également un autre caractère en Irlande : depuis son essor au milieu du XIXe siècle, et tout en restant de forme narrative sur une mélodie simple, elle implique plus souvent que dans d'autres régions anglophones une chanson à caractère patriotique et politique. Particulièrement employées à la fin du XVIIIe siècle par le mouvement de Theobald Wolf Tone, les Irlandais Unis, les feuilles volantes furent bientôt concurrencées par les journaux au XIXe siècle.

Cet allant politique fut par ainsi prolongé par quelques militants du groupe Jeune Irlande dans le journal The Nation, exemple parmi les plus marquants du nationalisme culturel irlandais, fondé en octobre 1842 par Thomas Davis (protestant d'origine anglaise), Charles Gavan Duffy, et John Blake Dillon (catholiques).

Il semble que Gavan Duffy ait été l'un des premiers à prendre conscience du caractère symbolique, quoique anodin en apparence, de la musique dans le contexte irlandais du XIXe siècle. Il demanda à ses lecteurs de composer de nouvelles ballades sur des thèmes musicaux familiers : les pages se remplirent bientôt de ballads patriotiques et le journal connut une très grande popularité, peut-être grâce à cette rubrique, atteignant les 10.000 exemplaires par numéro à une époque où la presse populaire n'existait pas encore. Les résultats des rédacteurs du journal dépassèrent leurs espérances, amorçant de ce fait un renouveau, voire une renaissance de la ballade irlandaise.

Plus de 800 ballades en anglais furent publiées de 1842 à 1845, dont environ quatre-vingt composées par Thomas Davis. A l'examen du répertoire composé à cette époque, on comprend cependant que le but fixé conduisait les apprentis-poètes de The Nation à décrire davantage une culture rêvée qu'une réalité quotidienne.

C’est de cette époque que datent les grands classiques du genre, tels que The West’s Awake ou A Nation Once Again, qui constituent aujourd'hui le fonds de commerce de certains groupes ou de certains pubs. Ces chansons font désormais partie du patrimoine chanté irlandais et, bien que l'on en connaisse souvent les auteurs, sont considérées comme des chansons traditionnelles.

Le succès incontestable rencontré par ce projet, qui consistait à utiliser des mélodies connues pour véhiculer un message, ne saurait cependant faire oublier que seul un public lettré, anglophone, urbain et conscient de l’importance de la culture y prit part.

Parmi les très nombreux autres thèmes abordés par la chanson irlandaise en anglais, les chansons d’émigrations doivent être mentionnés tout particulièrement : elles représentent sans doute, avec les chansons d'amour, la catégorie la mieux représentée, à tel point qu'écrire une chanson dans ce mode devint, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle un exercice de style auquel tout compositeur qui se respectait devait sacrifier, qu'il ait lui-même fréquenté ou non les rivages américains.

 

 

Cette brève étude des modes d'expression chantés irlandais nous a amené à considérer une longue et sinueuse histoire où s'entremêlent deux genres chantés et deux langues, autour de très nombreux thèmes communs. Il ne faudrait cependant pas croire qu'un fossé net et clair séparait, d'une part, le sean-nós en gaélique et, d'autre part, les ballads en anglais. Dès le XIXe siècle, un certain nombre de ballads furent composées en gaélique tandis que des sean-nós l'étaient en anglais. Hugh Shields explique à propos ce cette période :

In the same way that good singers of English mingle traditional with other songs, singers of Irish may be expected to mingle traditional (and other) songs in English with their songs in Irish. This fact has been obscured by the Gaelic revival movement, both from the understandable desire to notice and preserve items in Irish and from the less enlightened supposition that the Gaeltachts have no other culture than a Gaelic one. (Shields, 1993, p.141)[15]

Au XXe siècle, des chanteurs aussi notables que Paddy Tunney (1921-2002) pouvaient également disposer d'un répertoire dans les deux langues. Plus récemment, Liam Ó Maonlaí, rock-star et fondateur du groupe Hothouse Flowers, est également un chanteur de sean-nós et un joueur de bodhrán accompli, considéré à juste titre comme exemplaire de sa génération par les média irlandais.

Mais le sean-nós sut également s'adapter en s'expatriant avec la diaspora irlandaise dans d'autres pays anglophones. La musique traditionnelle irlandaise connut dès le début du XXe siècle, et dans son ensemble, une période faste due à l'invention du phonographe aux Etats-Unis. Les principales compagnies de disques comprirent immédiatement les possibilités commerciales qu'offrait la vente d'appareils et de disques aux immigrants irlandais, italiens, polonais, etc. Le sean-nós, bien que rarement enregistré, eut également la chance de se propager en Amérique du Nord au sein d'une population anglophone beaucoup plus nombreuse, et de nouveaux chants virent le jour. A titre de comparaison, les gwerzioù en breton, étant originaires de la région de Basse Bretagne celtophone, sont exclusivement en breton.

 

Il ne saurait pourtant être question de nier une évidence en Irlande : la très grande majorité des ballads est composée en anglais et les sean-nós sont essentiellement gaélophones. Ainsi, les principaux textes destinés au grand public et traitant du sean-nós aujourd'hui s'intéresse quasi exclusivement à la langue irlandaise, la langue anglaise étant encore vécue comme une langue étrangère. Tomás Ó Canainn explique ainsi : The language is, of course, Irish and the sean-nós is only completely at ease, as it were, in an Irish-speaking situation "(Ó Canainn,1978: p.49) [16], tandis que Breandán Breathnach affirme " folk-songs do not pass from one language to another (...) there is an innate relationship between folk-song and language which inhibits adoption by way of translation " (Breathnach,1971: pp.29-31)[17].

 

Cette vision univoque de l'expression musicale perdure ainsi, à l'image de l'article 8 de la constitution irlandaise, où la langue anglaise est considérée au mieux comme secondaire[18]. Il est pourtant clairement établi que la plupart des chanteurs aujourd'hui, bilingues et fiers de l'être, n'hésitent pas à franchir cette frontière linguistique et à s'affranchir des cadres dans lesquels une vision prescriptive de la culture irlandaise tendrait à les maintenir.

Il est également établi que la musique irlandaise, en grande partie grâce à son adaptation aux milieux urbains dans lesquels elle se propagea, en particulier dans ses échanges migratoires, économiques et culturels avec l'Amérique du Nord, a su continuellement s'adapter à un mode de vie changeant pour perdurer, quite à changer de fonction dans certains cas. Peu de musiques traditionnelles d'origine rurale ont ainsi su franchir ce cap de l'urbanisation tout en conservant un rôle social et économique réel dans leur pays d'origine.

 

La diversité linguistique rencontrée au fil de ces pages nous pousse ainsi à considérer que, comme pour l'ensemble du corpus musical irlandais, la chanson irlandaise recouvre aujourd'hui un très grand nombre de réalités différentes : chants a cappella (le sean-nós) en gaélique, et parfois en anglais ; chants vernaculaires mêlant les deux langues sous des formes pouvant grandement varier (macaronic) ; forme de chants communs aux Îles Britanniques en anglais, ou plus rarement en gaélique (ballads), avec une propension plus marquée en Irlande pour les thèmes politiques.

Il n’y a donc pas de définition rigide et unique de la chanson irlandaise, pas plus qu’il y a une manière unique d’être ou de se considérer comme Irlandais. En d'autres termes, la société irlandaise d'aujourd'hui n'est pas la communauté pure et monolithique parfois envisagée, ou idéalisée, mais bien une société européenne fondée sur la diversité de ses identités, entrant dans le XXIe siècle en connaissant ses racines et en acceptant son histoire. C'est une vision dynamique qu'elle se doit de perpétuer pour assurer la poursuite de son exceptionnel développement économique et culturel récent.


Résumé

Deux langues se partagent aujourd'hui l'expression musicale en Irlande. Pourtant, la très grande majorité des ouvrages sérieux consacrés à son étude au XXe siècle se concentra sur le chant en gaélique, en esquivant le vaste répertoire composé en anglais. Cette vision de l'expression musicale se rencontre encore de nos jours. Dans ce cadre, le gaélique irlandais est toujours mis en avant, et la langue anglaise considérée au mieux comme secondaire, voire comme inexistante.

Durant le XIXe siècle, le passage à la langue anglaise se fit parfois de façon douloureuse, se traduisant par l'émigration et la famine, l'évolution des Îles Britanniques vers l'urbanisation et l'industrialisation. Il est également certain que, depuis ce même XIXe siècle, la langue gaélique irlandaise a cédé le pas à la langue anglaise dans toutes les couches de la société, favorisant le développement d'autres expressions musicales chantées.

Une étude de ces modes d'expression nous pousse ainsi à considérer que, comme pour l'ensemble du corpus musical irlandais, la chanson irlandaise recouvre aujourd'hui un très grand nombre de réalités différentes. Plus simplement, la société irlandaise n'est pas la communauté pure et monolithique que certains militants idéalisèrent parfois, mais bien une société européenne aux multiples identités, entrant dans le XXIe siècle en connaissant ses racines et en acceptant son histoire.

 

 

Mots-clés :

Irlande musique identité voix chant chanson ballade gaélique sean-nós

 

Abstract

Two languages share today the musical expression of Ireland. The vast majority of serious studies in the 19th century, however, focuses on singing in Irish Gaelic, ignoring the considerable repertoire of songs composed in English. This perception of Irish musical expressions can still be heard and seen today. In this regard, the importance of the Irish language is constantly emphasised, and English regarded at best as a second language, if not as non-existent.

During the 19th century, the transition to English was often destructive, implying emigration, famine, and the transformation of the British Isles into an urban and industrialised society. It is also clear that, during that same period, Irish Gaelic retreated before the English language, giving birth to new forms of musical expressions.

A study of these modes of expression leads us to the conclusion that, as in all aspects of the Irish musical corpus, Irish singing today covers a wide variety of realities. In other words, the Irish society is not the pure and monolithic community that some militants had sometimes imagined in their dreams, but a complex and multi-faceted European society, entering the 21st century by accepting its history and understanding its roots.

 

Key-words:

Ireland music identity voice song singing ballad Irish Gaelic sean-nós

 

Bibliographie

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Vallely F. (1999) The Companion to Irish Traditional Music. New York : New York University Press.

Notice biographique

Erick Falc’her-Poyroux a soutenu sa thèse de doctorat « Identité et Musique en Irlande » en 1996 à l’Université de Rennes 2, France. Il est Maître de Conférences à l’Université de Nantes et membre de la Société Française d’Etudes Irlandaises (SOFEIR) et de la branche francophone de l’International Association for the Study of Popular Music (IASPM). Sa thèse est tous ses articles sont accessibles sur www.falcher-poyroux.info

 

Coordonnées professionnelles

Erick Falc’her-Poyroux  - Ecole Polytechnique de l'Université de Nantes

Rue Christian Pauc  BP 50609 44306 Nantes Cedex 03

 

 



[1] Niall Crumlish, 'Industry Special : Irish Music - The Blueprint', Hot Press, Vol. 17, N° 16, 25 août 1993, p. 43.

[2] Ó Canainn Tomás (1978) Traditional Music in Ireland, Londres: Routledge & Kegan Paul, p.49.

[3] Il conviendrait éventuellement d'ajouter à ces deux catégories celle du reacaire, le récitant de la haute antiquité gaélique.

[4] Le terme sean-nós est également employé pour désigner un style populaire très souple de danse irlandaise en solo (step dancing), par opposition au style très rigide des concours et des spectacles de type Riverdance.

[5] Précisons, pour les comparaisons données ici, une différence notable entre l'Irlande et la Bretagne. Cette dernière est divisée depuis plusieurs siècles en deux régions linguistiquement distinctes : la Basse-Bretagne à l'Ouest parle breton et plus récemment français, tandis que la Haute-Bretagne à l'Est parle français ou gallo, deux langues romanes. Il est d'ailleurs bon de rappeler que le breton n'a jamais été parlé à Rennes et Nantes, les deux principales villes de Haute-Bretagne.

[6] Article du Freeman's Journal sur la conférence de Mr Darley, octobre 1908, cité dans Brennan Helen, The Story of Irish Dance, Dingle, Brandon, 1999, p. 38.

[7] Ó Canainn Tomás, Traditional Music in Ireland, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978, p.75.

[8] Notons cependant que, contrairement à la forte tendance amorcée en Irlande dès les années 1960, la musique en Bretagne n'a jamais trouvé sa place naturelle dans les lieux de vie sociale que sont les bars, restaurants, etc.

[9] Constitution du Concile Vatican II, articles 36, 40 et 54.

[10] De même qu'il n'existe pas à notre connaissance de chant de marins en breton, alors que les Bretons sont généralement considérés comme le peuple marin par excellence.

[11] Je suis Raifteirí, le poète,

Plein d’espoir et d’amour,

Les yeux sans lumière, un calme sans peine,

Suivant ma voie, la lumière de mon coeur,

Faible et las à la fin de ma route :

Regardez-moi, tourné vers Balla,

Jouant de la musique à des poches vides !

D'après la traduction en anglais de Thomas Kinsella. Ó Tuama Seán et Kinsella Thomas, An Duanaire - 1600 - 1900, Poems of the Dispossessed, Dublin, Dolmen Press, 1981, p. 252/3.

[12] Hier matin, hier matin

Je vis une belle demoiselle, et je m'épris d'elle

Je lui parlais, mais elle s'éloigna

Et m'abandonna à mon chagrin, je le dis avec peine.

Quel dommage qu'elle et moi ne partions pas aussitôt

En voyage sur ce bateau là-bas de l'autre coté des mers

Sans que personne ne le sache, nous allions y vivre

Oh ! Roi (Seigneur) ! Quelle heureuse vision, même si ma vie ne durait qu'un jour.

Cité par Ciarán Carson, Last Night's Fun, Pimlico, Londres, 1997.

[13] Gerould Gordon H., The Ballad of Tradition, New York, Galaxy Books, 1957 (1e éd. 1932), p. 3.

[14] O'Sullivan Donal, Irish Folk Music, Song and Dance, Cork, The Mercier Press & the Cultural Relations Committee, 1969 (1ère éd. 1952), p.47.

[15] Shields Hugh, Narrative Singing in Ireland, Dublin, Irish Academic Press, 1993, p.141.

[16] Ó Canainn Tomás, Traditional Music in Ireland, op. cit., p.49.

[17] Breathnach Breandán, Folk Music and Dances of Ireland, Cork, Mercier Press, 1971, pp.29-31.

[18] 8.1. The Irish language as the national language is the first official language.

8.2. The English language is recognised as a second official language.

 

 

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