L'ANNEE DES FRANCAIS

Owen MacCarthy, ou La Mort dans l'Ame

To Seán Moriarty, Killorglin, Co. Kerry, R.I.P.

Thomas Flanagan nous offre, dans son roman historique L'Année des Français, dont l’action se déroule au cœur de la rébellion irlandaise de 1798, un poète et maître d'école imaginaire dont les caractéristiques semblent bien proches de celles de ses contemporains authentique : il sera en effet aisé de distinguer derrière Owen MacCarthy l'ombre des poètes du Kerry tels que Eoghan Ruadh Ó Súilleabháin (1748-1784) et Aodhagan Ó Rathaille (1670-1726), pour ne citer qu'eux. Ses origines ancrent ainsi notre personnage dans L’Histoire. En outre, le poète, porte-parole d'une grande majorité de la population dont il tient à rester à l'écart, suscite par cette antinomie les remarques et les jugements de ses contemporains, mettant ainsi en exergue les contradictions de la société irlandaise du dix-huitième siècle. Sa propre vision du monde nous offrira, enfin, l’occasion de retracer l'itinéraire personnel d’un homme confronté à la réalité d'un univers en perpétuelle évolution.

Le personnage d'Owen MacCarthy semble d'emblée pouvoir être défini par ses origines et par sa personnalité, deux éléments constamment évoqués tout au long du récit. Plus de dix références au comté du Kerry, parfois fort longues, fusionnent ici en une affirmation identitaire fondée sur une aspiration à la différence. Cette affirmation débute ainsi dès les premières pages, par un simple "I am from Kerry". Cependant, si le comté d'origine joue ici un rôle primordial, sa valeur, et par conséquent les fondements du caractère de MacCarthy, restent plus floues. A de rares exceptions près, les évocations se cantonnent dans une vision quasi onirique de son enfance : des images telles que "birds, taverns, girls, light"[1]

succèdent aux plages et aux falaises[2]

sans que puissent être expliqués la spécificité du Kerry et l'intérêt d'une telle origine. On pourrait ainsi croire que ce lieu imaginaire joue le rôle de valeur-refuge; mais tel n'est pas le cas, comme on le constatera à plusieurs reprises : "...a cannon exploded.(...) Kerry faded."[3]

ou lorsque le poète s'interroge "How far to Kerry (...) and what welcome would he find there ?"[4].

Ce Kerry de rêve qui s'évanouit à la première anicroche apparaît dès lors comme un désir d'absolu, une vision de perfection vers laquelle on tendrait en souhaitant ne jamais arriver. Ce rêve qui se refuse au poète prend la forme d'une illusion, voire d'un mensonge qu'il se ferait à lui-même.

Parallèlement, de nombreuses références désignent son père comme l'un des éléments fondateurs de sa personnalité; plus encore, l'ascendant direct représente, de facto, les gloires passées d'une famille devenue pauvre : "My father was what you could call landless (...), his father before him had had a bit of land (...) but he couldn't pay the rent and so he was driven off."[5].

Amère conclusion : "One winter they had begged (...). Remembering, shame crawled in his belly"[6].

Ce n'est pourtant pas directement de son père que Owen MacCarthy a honte lorsqu'il avoue avoir renié ses origines en se faisant passer pour le descendant d'un chef de clan gaélique : "...he was no MacCarthy of ClanCarthy, but a laborer's son, as his father had been before him". Sa famille, ses ancêtres, incarnent ici cette lente descente aux enfers imposée aux clans gaéliques, principalement à compter de l'arrivée de Cromwell dont, rappelons-le, la devise était "To Connaught or to Hell"; c'est d'ailleurs cette région du Connaught que hante MacCarthy tout au long du récit.

Une telle remarque mérite d’être soulignée ; en effet, c'est essentiellement en raison de l'importance accordée à la généalogie dans la poésie du dix-huitième siècle[7]

que le respect des noms de ses ancêtres figuraient parmi les grandes richesses de tout homme, riche ou pauvre, fermier ou propriétaire. Cette constante évocation d'une gloire passée s'avère ainsi annonciatrice d'une certaine vision du monde et, simultanément, formatrice de la personnalité du poète.

Plus encore que l'amertume, la rébellion semble être l'apanage de MacCarthy comme en témoignent de très nombreuses remarques sur Paddy Lynch ou sur le caractère rebelle du comté du Kerry. Ainsi, son obsession reste-t-elle d'être ou d'apparaître différent. Son accent jouera bien entendu un rôle important, cependant moindre que son extrême intolérance par deux fois mise en avant : "they may be Irish by the relaxed standard of Sligo, but you would all seem outlandish people in the county of Kerry"[8];

puis cette remarque acerbe ne manquant pas d'un certain esprit : "...if the dogs and cats of Kerry knew about Leitrim they would come here to piss"[9].

Le sort d'Owen MacCarthy n'en est pas moins scellé et il ne peut se soustraire à un devenir dont il est lui-même conscient depuis son entrée chez les Irlandais Unis, ce premier soir d'août : "What of me ? Have I a choice? (...) The Landlords had no choice and the people had no choice and the magistrate would have no choice but to hunt them down and to hang them"[10].

 

Le personnage de Owen MacCarthy apparaît donc comme profondément meurtri par de nombreux éléments d'une vie mouvementée mais, également, par des éléments antérieurs à sa venue dans un monde vacillant qu'il se doit pourtant de représenter en tant que poète. Cette rébellion ne serait alors plus simplement une volonté de se placer en dehors de ce monde mais avant tout un constat d'impuissance, le constat d'un décalage entre réalité et imaginaire. Son engagement dans l'armée représente ainsi ce choix à double tranchant conférant au personnage central cette illusion de puissance et d'action qui lui fait tant défaut, tout en le plongeant dans un rêve dont il ne sortira pas vivant.

Les principaux narrateurs, hormis l'auteur lui-même, sont Arthur V. Broome, membre du clergé et historien; Malcolm Elliot, aristocrate et Irlandais Uni, ainsi que sa femme ; Seán MacKenna, drapier et maître d'école. Est-ce une coïncidence? Cette énumération renvoie sans aucune ambiguïté à la classification tripartite des sociétés indo-européennes définie par Georges Dumézil, puis par C.J. Guyonvarc'h : fonctions sacerdotale, guerrière, et artisanale. [11] 

 

Le "journal" de A. V. Broome, membre de l'Eglise d'Irlande, se veut être ici le représentant d’authentiques "Impartial Narratives..." dont ceux de John Jones ou de Sir Edward Crosbie, ainsi que de diverses brochures anonymes de l’époque ; mais il faudra surtout y voir une référence au livre de l'évêque de Killala, Joseph Stock[12].

 

Les considérations les plus nombreuses concernent ici le langage et les mots d’une langue Irlandaise jugée archaïque[13],

"a barbarous language, which history has sentenced to silence and the plow". Une telle attitude ne lui interdira pourtant pas d'avoir pitié de ses compatriotes et de leur sort peu enviable ("what solutions? To tell the truth when only lies will protect them"), mais les mots exprimant leur vision du monde lui resteront à jamais étrangers : "We use the same words in quite different ways", car pris entre le désir de comprendre et l'incapacité à décoder un langage, il admet "I was most favourably impressed by [Owen MacCarthy's] love of words"[14]

mais doit presque aussitôt concéder, lorsque le même MacCarthy récite un aisling, poème visionnaire du dix-huitième siècle : "I do not pretend to admire what I cannot understand"[15].

Cette contradiction nous éclaire sur la distance le séparant de MacCarthy et de ses pairs : le prêtre, représentant humain d'une institution par essence non-humaine, ne peut comprendre le monde qui l'entoure sauf à prendre conscience du lien qui l’unit aux mots l'exprimant. Tel est précisément ce qu'il se refuse à concevoir. Et tel est donc la conséquence de cette antinomie : besoin de comprendre ses frères humains et nécessaire distanciation imposée par la fonction cléricale.

De même, l'Eglise ne peut que se placer en dehors de toute évolution du monde et des bouleversements sociaux ou politiques qui en résultent, bien qu'ayant à en souffrir. Le rebelle devient alors l'adversaire absolu de cette Eglise. Il est donc logique de voir MacCarthy traité comme tel par A. V. Broome dans les quelques passages sur ses accointances politico-rebelles.

Enfin, l'obstacle ethnique semble résister à l'intelligence de cet homme au demeurant fort réfléchi : "The spoken word has great power among primitive peoples (...) Poetry and Song express the childhood of a race as Philosophy and History express its calm maturity"[16].

Ses propres conclusions apparaissent ainsi logiquement aussi inéluctables que le sort du poète : "...the course which he later followed saddened but did not surprise me"; et tout en reconnaissant le caractère léonin de cette société, il continuera à déplorer sa frustration devant ces obstacles infranchissables : "how little we will ever know these people, locked as we are in separate rooms"[17],

"A primitive, yet a complex people, they tease my curiosity without rewarding"[18].

 

C'est donc cette contradiction de l’homme d’église, tout autant que celle d'Owen MacCarthy et de ses pairs, qui déterminent cette carence de communication. Si l'un se cantonne dans un monde qu'il comprend, l'autre ne sait faire le lien entre compréhension et distanciation, tant spirituelle que sociale ou ethnique.

Protestant et aristocrate, Malcolm Elliot est également le ‘guerrier’ de notre triade fonctionnelle indo-européenne. Ici encore, les remarques les plus nombreuses concernent le thème du langage, bien qu'elles soient fort différentes de celles émises par A. V. Broome.

En effet, MacCarthy n'est jamais considéré comme poète, tout au plus comme rebelle, voire comme meneur de troupes. Ainsi apparaît-il tout d'abord comme interprète entre francophones et gaélophones monolingues[19],

puis comme interlocuteur de Malcolm Elliot lorsque tous deux assistent à une harangue du père Murphy : "the Irish tongue speaks to me of bogs and the rank life of the cabins"[20];

or, Owen MacCarthy, répétons-le, n'est autre que le porte-parole de son peuple.

En tant que rebelle, le poète passerait inaperçu s'il n'était l'ami de O'Donnell; ainsi décrit comme un "large-boned hulky peasant, much given to whisky and idle laughter"[21],

il semble cristalliser le jugement que porte Malcolm Elliot sur tous les paysans. Le mépris devient encore plus évident lorsque MacCarthy, déserteur occasionnel, décide de revenir affronter son destin : "And also (...) we were joined by Owen MacCarthy, the Killala schoolmaster who had deserted from us outside Manor Hamilton"[22].

 

Son ultime jugement fait logiquement montre du plus haut degré de mépris, non pas tant pour Owen MacCarthy que pour les héros d'un peuple catholique qui lui est étranger et qu'il méprise : "Faction fighter, jackpriest and drunkard, such were their true leaders"[23].

La rencontre entre deux mondes totalement étrangers n'eut pas lieu cet été là.

La vision offerte par Seán MacKenna est certainement l'une des plus intimes du récit, de par leur appartenance au même monde, ainsi qu'en raison de l'admiration inconsciente[24]

de Seán MacKenna pour ce poète qui ne se contente pas d'écrire. Les thèmes sont ici plus nombreux.

Considéré dans un premier temps comme "a most thoughtful man", MacKenna n'en regrette pas moins quelques lignes plus loin "But Owen is much changed, and not for the better"[25].

'Changed' devra, bien entendu, être considéré comme le mot-clé de cette remarque, et Seán MacKenna ne cesse de déplorer "the effect upon [MacCarthy's] poetry of such windy nonsense [which] will not be a good one. A poem must be (...) bound by stout cords to its tradition". Toutefois, à en juger par les explications de l'éditeur de son texte, "the more progressive masters like Seán MacKenna employed English", mais "his own preference in the matter, however, is revealed by the language in which his diary is composed", c'est-à-dire le gaélique irlandais. Les deux hommes tentent de conjuguer tradition et évolution, bien que de manières différentes et avec toutes les contradictions que cela implique. L'un et l'autre incarnent les conflits et antagonismes internes d'une société en profonde mutation, ainsi que ses ultimes efforts de survie.

Les thèmes de la Femme et de la Poésie, du Langage et de la Rébellion se fondent chez Seán MacKenna en un ensemble de remarques telles que "I believe that he courts women as a duty imposed upon him by the profession of poetry"[26],

ou le propos rapporté "It was not for lack of a poem that [my father died], but for lack of bread"[27].

Le poète reconnaît ainsi l'inutilité de son art alors qu'il se dit porte-parole de son peuple, confirmant en cela l’opinion selon laquelle la rébellion du poète exprimerait davantage une révolte contre lui-même et contre son art que contre un monde qu'il ne comprend plus mais qui lui impose ses règles. Parler ne suffit plus à Owen MacCarthy, il lui faut agir.

Si le dix-huitième siècle fut le témoin de bouleversements sociaux sans précédents, il vit également de profonds changements dans le monde de la poésie irlandaise. Les formes plus "traditionnelles" ne furent pas épargnées par cette évolution, provoquant sans doute nombre de discussions telles que celle rapportée par MacKenna : "...he recited to me bits of a poem he was working on, a queer misshapen thing, and we fell to arguing about the forms and structures of verse"[28].

Nul doute que le mot "arguing" est ici employé dans son acception la plus intense.

C'est donc à nouveau un sentiment d'incompréhension qui régit les relations entre les deux hommes : "it was little enough that I could comprehend of his conversation", ou plane sur l'ensemble des remarques concernant MacCarthy et ses nouveaux acolyte : "for [John Moore's proclamation] a knowledge of English is necessary, so that the citizens of his 'republic' can be observed admiring the pleasing copperplate while remaining in ignorance of the lofty sentiments"[29].

Theobald Wolfe Tone aurait sans doute considéré ici  : "certainly we have been persecuted by a strange fatality"[30].

Nous nous contenterons de souligner un sentiment persistent d'impuissance face à un monde devenu incompréhensible.

Nul ne manquera de considérer avec intérêt le nombre élevé de références au concept du Temps dans les réflexions de Seán MacKenna. Lorsque celui-ci déplore le manque d'éducation des hommes de Nephin prenant part aux combats, une contradiction supplémentaire apparaît ainsi dans la réaction du poète qui explique "Time for that later"[31];

double contradiction en effet puisque, tant comme poète que comme maître d'école, verbe et sagesse devraient l'emporter sur les actes. Enfin, lors de l'ultime entrevue entre les deux hommes, Seán MacKenna, maladroit, répond à MacCarthy regrettant de ne pouvoir terminer l'un de ses poèmes "...it will come to you if you give it time (...) and then appalled I heard my foolish words" : condamné à être exécuté le lendemain matin, le poète sait qu'il est trop tard pour les paroles et pour les actes, "But Owen laughed and said nothing"[32].

MacCarthy devient, à son tour, le témoin conscient de sa propre fin.

Les différents composants de la vie de MacCarthy et de sa vision du monde peuvent être considérés selon deux points de vue : le cours de sa vie, son itinéraire physique et mental, ainsi que ses nombreuses considérations sociales et politiques forment le corps d'une réflexion portant sur l'ensemble de ses contemporains, confinée à une unité Temps-Espace déterminée. En revanche, l'inexorable évolution de l'humanité, le rapport entre Monde et Parole ainsi que son expression à travers les idéaux du Beau et de la Vérité démontre une réflexion plus large sur l'homme et sur l'univers.

C'est à sa jeunesse que fait en premier lieu référence le poète, et à Paddy Lynch en particulier, ce rebelle pendu en présence du jeune Owen alors âgé de 18 ans : "he would burn away part of his past if he could"[33].

C'est également par un souvenir qu'il conclura en expliquant à son ami Seán MacKenna à propos de son père "I remember the first time he took me to school (...) I remember his hands"[34].

 

Entre ces deux images, les visions se succèdent car sa mémoire se nourrit de souvenirs où la destitution de sa famille, ainsi que son errance perpétuelle, occupent une place prépondérante[35].

On trouvera finalement le résumé le plus clair de sa pensée lors de sa fuite, alors qu'il médite devant le Lough Allen : "The foreshore of his life lay all disordered, a tumult of noises, a blaze of forms and faces"[36].

Plus que jamais, le Kerry, les Femmes et la Poésie sont présents dans ses pensées à cet instant, et expriment, en quelques images, une pause dans son long cheminement physique et mental.

La première moitié du roman se caractérise par une absence presque totale de sentiments de la part du poète : "For friends he had only Ferdy O'Donnell (...) and Seán MacKenna (...). There was little to keep him here"[37].

Les femmes elles-mêmes (et les remarques à leur sujet sont nombreuses[38])

ne réussiront pas à provoquer en lui la moindre émotion : "Women were never friends. There was a mystery in the center of their being, a distance that was never closed"[39];

en outre, leur avantage est éternel : "The woman can remember the bed without believing what she remembers. A great convenience, and man's perpetual defeat"[40].

La vie de MacCarthy étant fondée sur les sables mouvants de souvenirs inextinguibles, une telle faculté constitue en fait sa propre défaite. Le terme "oublier" n'est d'ailleurs pas innocent, et l'on comprendra, en se remémorant la phrase "if you believed old men,....His father had believed in them", que seuls les hommes sont crédules; le monde féminin garde son mystère. Ainsi, les femmes ou, pour mieux dire, la Femme, est à l'origine de la disparition de MacCarthy, tandis que l'on soulignera l'absence totale d'allusion à la figure maternelle.

Tous ces éléments font du poète un homme éminemment pessimiste, dont les pensées se tournent plus aisément vers les craintes que vers les souhaits. MacCarthy s'était pourtant lancé dans cette aventure avec optimisme : "My fortune is yet to be made. I have great hopes for it"[41];

optimisme qui s'estompe dès les premiers nuages : "There is never a man gets into bad trouble but that someone will rise up and say that there was the look of death in his eyes"[42].

Il oscille dès lors entre une nécessaire énergie et un réalisme négatif : ainsi, quelques minutes avant de déserter, "I think Humbert's luck will run out, and ours with it", puis, quelques minutes après : "He shivered with the joy and fear of loneliness. In darkness, he had found himself"...; il tentera pourtant d'endiguer les flots pessimistes qui l'envahissent en discutant avec le poète MacLaverty : "How could there be no poets? An ugly world it would be"; Enfin, c'est avec le soulagement de l'évadé rattrapé qu'il apprend la fin proche du soulèvement : " 'Tis over, then. There is no hope left'. Saying it, he felt an unexpected relief"[43].

 

Après une courte fuite en direction du sud, il reprend la route du nord et retrouve les champs de bataille, puis la prison où la peur devient le sentiment prédominant : "We're all frightened, the room stinks with our fear". Il feindra encore d'espérer à la vue d'une première pie en se remémorant le dicton ornant le récit : "Where was the second magpie? One for sorrow, two for joy". Et c'est, une fois encore, le sentiment d'impuissance qu'exprimera Cumiskey : "It is most unfortunate that you involved yourself so deeply in this dreadful adventure", à quoi le poète répondra "A misfortune indeed" [44].

 

L'arrière-plan social et politique est principalement confiné, chez MacCarthy, à un besoin d'affirmer son identité et sa position en tant que poète, ainsi que de se situer dans un contexte de classes sociale : l'idée d'asservissement (soit plus d'une dizaine d'utilisations du terme "slave" ou de ses équivalents) devient ainsi le pivot de sa vision de l'Irlande. Ce mépris est tout d’abord justifié par le souvenir de la descente aux enfers de sa famille. D'autre part, sa position de poète devrait, selon la tradition, le placer en dehors de cette stratification de la société; Malcolm Elliot insiste d'ailleurs : "As a poet he was both above and below their respect"[45].

La rébellion puise alors ses forces à plusieurs sources : Socialement, il résume sa perception du monde en expliquant à MacTier : "There had been a time when papists held all those lands (...) before they were driven off by your people"[46];

à l'évidence, ces "gens" sont les propriétaires protestants que MacCarthy attaque dans une discussion avec le même MacTier, où il aura déjà résumé sa pensée : "Landlords have their own religion"[47].

Politiquement, il semble distant car, comme le souligne Malcolm Elliot lors de l'une de ses explications politiques, "To all this MacCarthy gave a ready assent, and yet it seemed of no great interest to him"[48].

Sa réponse viendra d'ailleurs quelques pages plus tard "Poor Elliot. What brought him here amongst us? (...) the rights of man, Ireland's right to sovereignty, the rights of Catholics, reform of Parliament. He knows now"[49].

 

En revanche, l'engagement de MacCarthy aux côtés des rebelles semble plus difficile à expliquer. Faudra-t-il y voir les raisons les plus prosaïques, ou une tendance à l'absolu où l'Art et la Poésie prendraient le pas sur le Temps et l'Histoire?

Le monde de MacCarthy pourra être considéré depuis cinq points de vue différents puisque tel est le nombre de langues qu'il utilise : Chaque langue contient ainsi une vérité qui lui est propre : "Without poetry we are senseless and blind. Three languages crowded MacCarthy's skull. Irish a nobleman in furs, trudging behind a plow. English, sober squire in broad-cloth and flat, wide-brimmed hat. Latin, the queen of tongues, by which heroes were turned to stars and cast up to the heavens"[50];

sans oublier le français, comme interprète, et le grec, comme maître d'école, ces deux langues semblant ne jouer qu'un rôle secondaire dans la psychologie de MacCarthy. Les langues sont, en premier lieu, considérées comme féminines; deux raisons à cela : d'une part le mot gaélique pour 'langue', teanga, est féminin ; d'autre part, elles traduisent des visions personnelles du monde, ces Aislingi, poèmes en gaéliques si chers aux poètes du dix-huitième siècle et dont le personnage central nécessairement féminin symbolisait l’Irlande. En outre, la langue irlandaise est une fois de plus considérée comme vidée de son sens, tels ces rois gaéliques dépossédés de leurs terres. Malgré cela, c'est à cette langue qu'il continue de se raccrocher. La conscience d'une fin proche ne pourra donc être éludée longtemps encore, et le pousse naturellement à se placer en acteur plus qu'en spectateur d'un soulèvement qu'il a si souvent décrit en vers. La tradition ayant, par définition, un caractère d'oralité, le poète ne pourra passer à l'action sans attirer l'attention; ainsi, sa participation à la première bataille est-elle soulignée : "There had been a battle and it had been won and MacCarthy had taken part in it"[51].

Agir ira donc, dans le contexte qui nous concerne, à l'encontre d'une tradition remontant aux bardes et aux druides dont la fonction sacerdotale ne pouvait se concilier avec celle du 'guerrier'; il va sans dire que, ce faisant, des personnages tels que MacCarthy régénèrent la tradition (ou en initient une nouvelle) qui perdurera jusqu'au vingtième siècle dans la bravoure quasi suicidaire de poètes tels que Patrick Pearse. MacCarthy ne l'est pas moins et, en défiant la tradition, provoque sa propre disparition.

Ainsi que nous l'avons indiqué, chaque langue exprime une vision du monde; l'anglais "sent wheels spinning, sent out ships from harbours, regiments moved at its command" et sera donc "language of Order and Power, Tomorrow's language"[52].

Le latin ne trouve guère grâce à ses yeux : "What was it that men like O'Donnell found in the Latin? Perhaps the sentences built like strong fences, every word solidly in place, and each one giving strength to all the others"[53].

L'irlandais aura la préférence de MacCarthy qui concédera pourtant le caractère dépréciatif de son utilisation quotidienne : "A language for rent-days and pothouse bawlers. (...) Who speaks it but ourselves, to wind and bog?"; une telle interrogation est bien loin de cette autre, plus lyrique, du début du récit où il expliquait "Without poets we would be without a voice, and who would cut his own tongue?"[54].

 

Le véritable problème apparaît donc au confluent de la Réalité et des Images qu'il souhaiterait en tirer : "there is an image stuck in my mind, but I have no words for it. 'Tis a queer backward way of making verse..."[55].

Ainsi, tout au long des derniers jours de sa vie, les images continuent de s'offrir à lui, tout en refusant de se voir exprimées dans sa langue de prédilection, le gaélique irlandais.

L'image la plus forte hantant le récit, cette lune que le poète se trouve incapable d'exprimer, témoigne de ses interrogations. Ainsi se voit-il contraint de s'interroger sur son art et les valeurs qu'il représente, en particulier face aux événements présents qu'on lui demande d'exprimer en poésie : "My art is noble in subject and language" explique-t-il, pour justifier son refus, "I am a writer of verses in Irish (...). They are all on harmless subjects such as love and the natural world"[56].

Il réalise alors que ces "tall-masted ships from France" existaient dans sa poésie avant de se concrétiser sous ses yeux; ses rêves deviennent réalité, annihilant ainsi leur pouvoir de fuite. La Vérité apparaît donc comme un concept central du roman, d'une part parce que MacCarthy se reconnaît menteur (Judy : "You can be a terrible liar, Owen". MacCarthy : "I can, it's a poet's way of reaching for truth"[57])

et, d'autre part, parce que la poésie est mensonge ("Images carried their own truth"[58]).

Dans une telle équation, la vérité émergeant de la poésie et de ses images devient incompatible avec la vérité naissant de l'Histoire : "Moons are far safer for poets. Remote, austere, they sustain our words, protect our images"[59].

Une telle incompatibilité est certes renforcée dans cette Irlande où Histoire et légendes sont si intimement liées, "a land were history was measured in ruins"[60].

Les références au Temps prennent ainsi deux formes : celles concernant MacCarthy illustrent une absence d'ancrage temporel, telle l'inutilité de sa montre gagnée lors d'un concours de poésie[61]

ou ses nombreuses remarques sur l'inexorabilité du temps[62].

En revanche, celles soulignant les mutations de son époque évoquent la nécessaire évolution de l'humanité au prix du sacrifice de l'individu, telles ses visions prémonitoires ("An image filled MacCarthy's mind : General Trench's army carried northward into Mayo a great handsome clock, (...) the delicate strong springs ticking off the final hours of his world"[63])

ou ses considérations sur le devenir de la poésie ("The slow changes of my craft. The true poems were slow, mysterious, fresh light flashed from the smooth sides of their rituals"[64]).

 

Son unique moyen de garder la mesure d'un monde en mutation est ainsi en totale contradiction avec l'essence même du poète : "...but the poets spoke only of love (...). The subjects suitable for poetry had been prescribed centuries ago"[65].

Cette tradition arrive au terme de son évolution et doit s'effacer pour laisser la place à une nouvelle vie; un monde s'écroule entraînant avec lui ses disciples.

Si nos premières considérations dépeignent un MacCarthy conscient de son identité géographique ou artistique, cherchant à affirmer sa position, les remarques ultérieures ont souligné les conflits et contradictions émergeant des antagonismes entre rêve et réalité, entre vérité historique et vérité poétique.

MacCarthy personnifie ainsi et de façon évidente la disparition d'un univers et de ses traditions : "'Tis a small world that has been left us to live in. And I think it is dying"[66].

Cette mort, démontrant l'inadaptation d'un monde, est rendu nécessaire par et pour l'émergence d'une nouvelle vie, d'un autre monde; détail significatif, Samuel Cooper annonce en quelques minutes à George Moore la pendaison de MacCarthy et la naissance de son enfant dont tout porte à croire que le poète est le père.

Symbole d'UNE tradition, le poète meurt, suivant en cela l'exemple d'autres traditions avant lui, et anticipant sur les siècles à venir, où d'autres émergeront et disparaîtront.

La tradition (du latin tras-dare : transmettre), symbole d'évolution et de vie, suppose l'acceptation d'un héritage par les futures générations; sans cette conscience, une telle transmission ne peut subsister. Cependant, qui dit héritage sous-entend contradictoirement mais nécessairement disparition : cette mort, si facilement admise par l'homme en tant qu'individu, l'est plus difficilement lorsqu'il s'agit de ce qu'il croit être l'immuable fondement de sa présence, la société et ses règles.

L'art pratiqué par le poète le peintre ou le musicien procure ainsi cette illusion d'immortalité mais, pas plus que la société qu'il représente ou l'artiste qui en est la source, il ne saurait prétendre à l’éternité. Seule, en définitive, la tradition pourrait être considérée comme pérenne, puisque perpétuellement renouvelée.



[1]               Thomas Flanagan, The Year of the French, Arrow Books, London, 1989, p. 385.

[2]               idem pp.132 & 140.

[3]               idem p. 353.

[4]               idem p. 395.

[5]               idem, p. 261.

[6]   idem, p. 460.

[7]               Voir les Caoineadhnte ou "keens" ainsi que, à titre d'exemple, l'élégie d'Egan O'Rathaille à Dermot O'Leary où 50 des 266 vers retracent l'ascendance du défunt.

[8]               op. cit. p.277

[9]               idem p. 409.

[10]  idem pp. 8-9.

[11]  Voir C.-J. Guyonvarc'h & F. Le Roux, Les Druides, Rennes, 1986.

[12]  Narrative of What Passed at Killala during the French Invasion,1798, Dublin, 1800.

[13]  The Year of the French, op. cit., p. 382.

[14]  Les quatre citations qui précèdent proviennent des pages 22 à 23.

[15]  idem, p. 29.

[16]  idem, p. 383.

[17]  idem, les deux dernières citations proviennent de la page 24.

[18]  idem, p. 383.

[19]  idem, p.234.

[20]  idem, p. 267.

[21]  idem, p. 209.

[22]  idem, p. 477. La remarque est d'ailleurs erronée, MacCarthy ayant déserté près de Dromahair, à environ 11 kilomètres de Manor Hamilton, ce qui dénoterait une égale incompréhension du "sense of space" irlandais.

[23]  idem, p. 355.

[24]  Voir p. 286 la remarque de l'éditeur de son texte concernant "his lurking sympathy for the rebels, of which he was not fully conscious".

[25]  Les deux citations précédentes proviennent des pages 287 et 288.

[26]  Les trois citations qui précèdent proviennent des pages 285 à 288.

[27]  idem, p. 611.

[28]  idem, p. 288.

[29]  Ces deux citations proviennent des pages 287 et 288.

[30]  Extrait du journal de T.W. Tone le 26 décembre 1796 in Life of T. W. Tone préparé et annoté par son fils William Tone, 2 Vol., Washington U.S.A., 1826.

[31] op. cit. p. 290.

[32]  Les deux citations précédentes proviennent de la page 611.

[33]  idem, p. 7.

[34]  idem, p. 611.

[35]  Voir en particulier les pages 118 et 260.

[36]  idem, p. 406.

[37]  idem, p. 117.

[38]  Voir les pages 141, 181 et 607.

[39]  idem, p. 119.

[40]  Ces deux citations proviennent de la page 299.

[41]  idem, p. 297.

[42]  idem, p. 330.

[43]  Ces quatre citations sont extraites des pages 370, 375, 415 et 463.

[44]  Ces trois citations proviennent des pages 514 à 519.

[45]  idem, p. 335.

[46]  idem, p. 275.

[47]  idem, p. 57.

[48]  idem, p. 260.

[49]  idem, p. 372.

[50]  idem, p. 130.

[51]  op. cit., p. 246.

[52]  Ces deux citations proviennent respectivement des pages 520 et 418.

[53]  idem, p. 57.

[54]  Ces deux citations proviennent respectivement des pages 520 et 60.

[55]  idem, p. 141.

[56]  Ces deux citations proviennent respectivement des pages 59 et 114.

[57]  idem, p. 12.

[58]  idem, p. 371.

[59]  idem, p. 328.

[60]  idem, p. 10.

[61]  idem, p. 2.

[62]  Voir les pages 289, 418 et 466.

[63]  idem, p. 534.

[64]  idem, p. 519.

[65]  idem, p. 298.

[66]  idem, p. 428.